Grand-Louis l’innocent/17

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 87-92).

XVII


Le soir, il venait parfois regarder par­ dessus son épaule. Elle s’amusait à lire à haute voix ce qu’elle avait écrit, et quand elle était satisfaite, elle disait avec simplicité :

— C’est bien, n’est-ce pas, Grand-Louis ?

Et puisque cette satisfaction était évidente, il hochait la tête et répétait après elle :

— C’est bien, n’est-ce pas.

Elle n’eût supporté que personne d’autre fût à ses côtés durant l’éclosion du poème. Il fallait, pour donner la vie, l’absence de vie. Grand-Louis était un élément de l’ambiance, il se fondait dans la neutralité des choses.

La poésie coulait de cette terre comme une source du rocher. L’esprit devenait une église haute et nue, solitaire aussi, et il y avait toujours sur les dalles, agenouillée dans les plis sévères du poème, une pensée qui cherchait à s’élancer.

Mais il fallait d’abord achever la tâche entreprise dans un besoin de tirer au clair tant de choses confuses, tâche qu’elle sentait inutile, mais devant laquelle elle s’installait avec une ponctualité de bon ouvrier, sans ennui comme sans enthousiasme. Jusqu’à présent, cela avait suffi à enlever à son existence toute apparence de désœuvrement.

Grand-Louis prêtait l’oreille. Sa voix suivait la sienne dans une sorte de mélopée cadencée, sans paroles, dans laquelle elle retrouvait le rythme de ce qu’elle venait de lire. D’autres fois, il cherchait à l’ac­compagner, en sourdine, au piano.

Sa justesse d’oreille était frappante. Ève l’entendait siffler sur la lande, reproduisant le chant des alouettes de mer, les cris des pluviers ou des goélands. Les soirs de grande représentation dans la chaumière, elle réclamait tout le répertoire et si elle ne savait dire tout de suite si le vent qu’il imitait sifflait dans les genêts, dans une voile ou dans les sapins, sous la porte ou au fond de la cheminée, il la regardait d’un air grondeur.

Un jour qu’il avait rencontré le facteur en route, il était venu vers elle tenant une lettre à la main. Il fronçait les sourcils dans un effort de comprendre, et ses yeux paraissaient plus sombres sous l’auvent remarquable du front. Il suivait l’adresse avec son doigt, qu’il arrêta sous ce mot : « Ève », qu’il prononçait pour la première fois, d’une manière un peu incertaine, et qu’il répétait, comme enchanté de sa trouvaille : « Ève… Ève »…

Troublée, elle voulut lui faire lire toute l’enveloppe. Mais il n’allait pas plus loin, se butait à ce nom, Ève, sur lequel il appuyait le doigt.

Elle en conclut qu’il avait dû savoir lire. Dans le cataclysme où son cerveau avait sombré, cela comme le reste avait disparu.

Le soir même, elle traça en gros caractères les lettres de l’alphabet, le fit asseoir à ses côtés, et la leçon commença. Il se fatigua vite, embrouilla les lettres, et finit par laisser aller son front sur la table. La journée avait été rude : il s’endormit, comme il le faisait souvent pendant la veillée, allongé par terre, aux pieds d’Ève, la défendant contre les ombres. Il possédait le don de s’endormir et de se réveiller sans effort. Il n’y avait point pour lui de barrière entre l’état de sommeil et de veille. Endormi, il gardait sur les lèvres le sourire qu’il avait tout à l’heure en parlant ; réveillé, ses traits conservaient leur expression un peu léthargique. Ils rappelaient ceux d’un aveugle, qui reçoivent leur lumière du dedans.

Elle ne se découragea pas, recommença l’épreuve pendant des semaines. Elle fit venir un syllabaire somptueusement illustré dont il reconnut vite chaque image. Il disait avec sa joie d’homme-enfant à bien faire : « L, le loup, C, le chien, B, la brebis. »

Elle vit bien qu’il n’irait pas plus loin. Dès qu’on en vint à l’assemblage des lettres, le labeur précédent s’écroula.

Abandonnant la lecture, elle se mit à lui raconter les fables les plus simples à l’aide de ses images. Les jours où les phases principales du récit arrivaient jusqu’à son cerveau, il avait une manière étonnante de renverser les plus beaux arrangements.

— Alors la cigogne, à son tour, a invité le loup à dîner…

Il branlait la tête :

— Non, non.

— Je vous dis que si, Grand-Louis.

— Non.

— Mais pourquoi non ?

— Le loup a mangé la cigogne, après son dîner.

Elle riait de sa simple logique, étonnée qu’il en eût dit si long.

Puis elle essayait d’un autre mythe :

— « Entre les pattes d’un lion, un rat sortit de terre »…

Elle n’allait pas plus loin. Le regard du Grand-Louis était chargé de reproche : pour­ quoi persistait-elle dans d’absurdes hypo­thèses ?

Cependant, l’effort porta ses fruits. Il commença à feuilleter de lui-même les quel­ques livres illustrés qu’il trouvait dans le logis. Il passait de longues heures à con­sidérer les mêmes gravures, le soir, à la lumière.

Une d’elles surtout retint son attention, à cause sans doute des enluminures. Elle représentait Anne de Bretagne en coiffe plate sous sa couronne, assise dans un fau­teuil à haut dossier. Elle recevait l’hom­mage d’un chevalier, front courbé et le genou en terre devant elle.

— La reine Anne, dit doucement Ève, à travers la table.

Il répéta avec émerveillement :

— La reine Anne !

Il prit goût aussi à découper dans le bois, du bout de son couteau, les animaux de son livre. D’abord il eût été difficile de dire ce que ces grossières découpures représentaient. Quand il était parti, Ève prenait dans ses mains, avec une immense pitié au cœur, les objets informes sur lesquels l’homme de rêve s’était donné tant de mal. Ses doigts les caressaient, les réchauffaient, comme s’ils avaient voulu les animer. Parfois, elle y appuyait sa joue, et, accoudée à la table, restait ainsi à rêver de longs moments dans la solitude.

L’exécution devint plus habile. L’artisan ferma le livre, travailla d’après sa propre inspiration. Ève prenait plaisir à suivre les mouvements des longs doigts flexibles qui effleuraient les choses. Celles-ci paraissaient devenir à leur contact des tiges d’osier.

Et bientôt il y eut, sur le haut de la bibliothèque, une procession d’animaux qui imitait une frise de nursery.