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Grand-Louis l’innocent/18

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 93-100).

XVIII


Cet homme donnait une impression de paix.

Il y avait de la paix dans ses larges yeux à l’eau placide, dans ses traits reposés, dans l’arc parfait de ses fortes lèvres que l’émotion humaine venait rarement déformer. Il ne riait jamais aux éclats, il ne s’impatientait jamais, on lui voyait rarement une expression préoccupée ou chagrine.

Qu’il fût sensible à l’injure et capable de colères terribles, il l’avait montré au moment de l’algarade avec les pêcheurs étrangers.

Il était susceptible aussi d’une allégresse intérieure qu’il ne s’expliquait peut-être pas, comme en ce matin de mai, au haut du monde, en compagnie d’Ève.

Mais dans la vie de chaque jour, il était calme. Une telle sérénité émanait de son visage qu’elle se communiquait autour de lui. Ses gestes étaient rares, à lui pourtant qui pouvait être tenté d’y recourir à cause de sa pauvreté de langage. Et ils tiraient de leur rareté même leur force.

Sa voix était merveilleuse de douceur profonde et aussi de force cachée, de richesse confuse dans laquelle elle ne savait choisir. Elle ne comptait pas par les mots, qu’elle effleurait plutôt qu’elle ne les prononçait, mais par les inflexions. L’âme respirait en elle. L’angoisse qu’elle révélait parfois était émouvante comme un cri d’appel dans la nuit. Jamais voix humaine n’avait contenu tant de signification. Ève ne pouvait s’en lasser.

Il apportait, dans l’accomplissement des actes les plus simples de l’existence journa­lière, une gravité, une application, une sorte de joie contenue. Il se donnait tout entier à l’occupation du moment. Dresser les bûches dans le foyer pour en tirer le plus de flamme et d’étincelles possible, apporter l’eau de la citerne sans en répandre une goutte sur le plancher poli étaient un art. Remuer ses doigts créateurs, émettre tout haut une exclamation, présenter son visage au vent de mer, sur le seuil de la porte, contenaient de la joie.

Il y en avait une autre plus obscure et plus profonde qui mettait autour du cœur une zone chaude, et qu’il n’aurait pu ana­lyser : la certitude d’une présence autour de soi, d’une vie à laquelle on mêlait la sienne et qui vous faisait tout d’un coup lever la tête, vers la vision du fauteuil au haut dossier, dans une sorte d’éblouissement, et balbutier on ne savait quoi où l’on confon­dait les noms d’Ève et de la reine Anne.

Elle devinait sa pensée rien qu’à un regard prolongé qu’il laissait peser sur elle, à une légère inclination de la tête, à un plissement du front bombé, à un mouvement des doigts expressifs.

Les premiers temps, elle lui parlait beau­coup, l’interrogeait, faisait les demandes et les réponses. Un jour elle se rendit compte avec stupeur qu’elle était devenue presque aussi peu loquace que lui. Ils étaient les deux muets de la lande. Alors, prise de peur, elle criait son nom, poussait des exclamations sans cause, chantait à tue-tête, essayait d’ébranler la haute charpente mas­sive. Il laissait passer le fracas, un sourire flottant sur ses lèvres.

Ils se parlaient surtout des yeux. À défaut d’autres joies, celle-là leur était donnée. Ils se regardaient sans lassitude, sans détour et sans crainte, sans désir de dérober tout à coup leurs pensées sous l’écran des paupières. Ils n’avaient pas à lire dans leurs regards l’effort de plaire, seulement celui de se découvrir.

Elle pressentait le moment où il allait se lever après une longue rêverie au coin du feu, secouerait ses membres engourdis et l’entraînerait au dehors, par tous les temps, pour faire le tour de la lande dans une course rapide. Elle devinait quand il voulait man­ger, dormir, entendre sa voix, quand son immobilité à elle sur ses papiers commençait à l’ennuyer, et instinctivement elle levait la tête ou se rapprochait de lui, prenait dans ses mains l’objet qu’il était en train de sculpter. Parfois, il suffisait qu’elle rompît le silence d’un mot, qu’elle l’appelât par son nom pour qu’il fût soulagé.

Elle lisait surtout dans ses yeux le con­tentement qu’elle fût là.

Car elle ne pouvait disparaître un instant de sa présence. Il passait des journées entières seul à la pêche, ou vagabondait dans la campagne des heures durant, mais une fois rentré, il s’attachait à ses pas.

S’il arrivait à Ève d’aller au bourg pour quelque commission, ou chez Vincente dont le plus jeune enfant était son filleul, elle le trouvait à son retour l’attendant à la barrière dans un état d’agitation. La mai­son, abandonnée, était plongée dans l’obs­curité.

Il lui prenait la main comme un enfant, et toute la soirée, il la suivait d’un air d’inquiétude.

Depuis qu’il avait semblé découvrir son nom sur l’enveloppe, il avait pris l’habitude de l’appeler Ève. Et quand elle était ren­trée et préparait le repas dans l’arrière-salle, il était comme un malade, criant après elle d’une chambre à l’autre, jusqu’à ce qu’elle vînt voir de quoi il avait besoin. Il avait besoin d’être sûr qu’elle n’allait pas s’en aller encore.

Elle le grondait un peu, et il était rassuré. Ils demeuraient un instant immobiles, face à face, devant la cheminée, grandis dans les demi-ténèbres, le corps bercé malgré lui au rythme de l’Océan. Puis Ève se détachait de l’ombre, retournait à sa besogne.

Cet homme qui si longtemps avait rôdé la nuit dans la campagne déserte, qui s’aven­turait en mer par tous les temps, qui avait donné des preuves de bravoure, manifestait tout d’un coup des effrois puérils ou bizarres.

C’était surtout quand il s’endormait pen­dant la soirée qu’il se réveillait en proie à une hallucination. Il tendait la main avec terreur vers la porte, le rideau bougeant de l’alcôve, un angle du mur.

Elle usait de toute son autorité sur lui, le menait jusqu’à l’endroit où il croyait voir quelque chose.

— Vous voyez Grand-Louis, il n’y a rien.

— Là, derrière.

Elle ouvrait la porte, et quand il faisait mauvais temps, tout était si noir, et si fabuleux, et si proche, que la nuit ressemblait à un grand arbre obscur dont les feuilles se plaquaient sur votre visage. On levait les mains pour se protéger, on refermait la porte avec un frisson et on devait s’accrocher au bras de Grand-Louis pour se rassurer.

Ces crises devenaient de plus en plus rares et ne duraient pas. Il passait la main sur son front, le calme revenait dans ses yeux égarés. Mais elle remarqua qu’il évi­tait maintenant de s’allonger sur le tapis comme les premiers temps. Et quand elle regardait la pendule et disait : « Il est l’heu­re », il se levait avec calme, portait le doigt à son front sans se retourner sur le seuil, pour lui dire bonsoir, selon sa manière, et se perdait dans l’obscurité de la lande. Elle le regardait s’éloigner. Une fois seul, ses épaules se courbaient un peu comme s’il reprenait son fardeau. Elle l’écoutait mon­ter l’escalier de pierre. Puis son pas faisait craquer le plancher au-dessus de sa tête. Elle s’endormait, paisible. Elle n’avait plus peur.

Il n’était malheureux que si on lui demandait un effort de pensée, de mémoire ou de réflexion dont il n’était pas capable. Et Ève se reprochait alors de vouloir un miracle et de le faire souffrir inutilement.

Il ne parlait guère, mais on entendait souvent le son de sa voix dans une excla­mation, un murmure, un balbutiement. Tout en travaillant, il sifflait doucement ou se chantonnait à lui-même et on pouvait dire par sa respiration plus forte et plus pressée qu’il était près de la réussite dans ses naïves entreprises.

Il lui arrivait de ne pas trouver du tout ce qu’il avait l’intention de dire. La pensée restait suspendue au bord du cerveau sans pouvoir se décider à prendre son vol. Le lien entre les moments se rompait. Mais il restait la notion confuse qu’il avait voulu exprimer quelque chose. Et il demeurait là, bouche entr’ouverte, regard retourné en dedans, soulagé seulement quand on avait prononcé pour lui le mot qui le fuyait.

Lorsqu’il était dehors, il lui arrivait aussi d’oublier comme autrefois le motif de sa sortie, le but de sa course. Il se surprenait allant dans la direction du village la rame sur l’épaule, ou descendant les rochers por­tant le seau avec lequel on puisait de l’eau à la citerne. D’autres fois, il semblait se réveiller brusquement sur la route, refer­mant la main sur l’argent qu’Ève lui avait remis pour quelque achat dans une boutique. Il entendait encore le son de sa voix à la barrière, les instructions à mots détachés, brefs, légèrement impérieux, vite coupés de rires clairs, qu’elle venait de lui donner. Mais quelque effort qu’il fît, il ne pouvait se rappeler de quoi il s’agissait. Sa mémoire s’empressait de recouvrir de terre tout ce qu’on lui confiait. Il savait maintenant qu’il se fourvoyait encore, qu’il avait oublié. Et de s’en rendre compte était un progrès.

Il savait aussi qu’au lieu d’aller terrible­ment devant lui, comme jadis, en bête per­due, il fallait revenir vers Ève qui rirait gaîment de son oubli et qui lui répéterait sans impatience ses instructions. Elle le remettrait dans la voie.

Il sentait bien qu’elle était le fil conducteur dans les méandres curieusement changeants du chemin.