Grand-Louis l’innocent/19

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 101-106).

XIX


C’était l’anniversaire de l’armistice. La Toussaint déjà passée revenait sur la terre. Elle avait quelque chose de surnaturel. Les morts retournaient sur leurs pas pour frapper à la porte de la mémoire une seconde fois. Et les vivants ouvraient avec crainte.

Il tombait depuis le matin une pluie molle et confuse qui ressemblait à des pétales emmêlés de chrysanthèmes. Ève avait voulu sortir malgré le mauvais temps. Une boue gluante couvrait les sentiers. La terrible nostalgie de la neige la reprenait. Le pays de cristal, si lointain maintenant, tintait à ses oreilles comme un lustre immense. Et ses narines croyaient respirer l’odeur fondante et lustrale de la neige, pollen miraculeux répandu dans l’air. Elle évoquait les soirs de ciel rouge et gonflé, rempli de bruissements soyeux, comme si là-haut les femmes revenaient du théâtre, dans les chemins bordés de rampes d’étoiles.

Elle était rentrée, prise de frissons, la gorge douloureuse, et le reste de la journée s’écoula misérablement.

Grand-Louis prit son repas sans elle dans l’arrière-salle et il vint plusieurs fois sur le seuil de la porte pour la regarder. Il se rendait compte qu’il y avait quelque chose de dérangé dans le mécanisme quotidien, mais il n’était pas en son pouvoir de trouver la cause du mal ou son remède.

Quand il eut fini, il la rejoignit. Elle n’occupait pas sa place coutumière, mais était assise dans le grand fauteuil près du feu, avec des coussins empilés autour d’elle, les pieds posés sur un banc de bois, ouvrage de Grand-Louis. On sentait un courant d’air glacial entre la porte et la cheminée.

Une bougie éclairait mal la pièce.

Il tourna autour de la table en hésitant, y posa maladroitement la lampe, qu’il n’alluma pas.

— On ne veillera pas ce soir, dit-elle. Ève est malade… Vous entendez, Grand-Louis, moi, je suis malade.

Elle se frappait la poitrine, et sa voix était plaintive.

Il s’assit sur le banc où elle avait posé les pieds.

Il se toucha le front :

— Mal ?

— Oui, mal partout, répondit-elle, en montrant sa gorge et sa poitrine.

Il comprenait bien qu’elle souffrait, qu’elle devait avoir dans la tête l’horrible martèle­ment dont il gardait un souvenir peureux, sans être bien sûr que ce fût lui-même ou quelqu’un d’autre qui l’avait ressenti. Mais qu’il y eût un soulagement à y apporter, il n’en avait aucune idée.

Il se mit à reconstruire le feu, sachant combien elle aimait qu’il fît chaud et clair autour d’elle, et quand la flamme colora de ses reflets son pâle visage, il fut content. Bien sûr qu’elle allait sortir de son étrange immobilité. Il ne la reconnaissait plus, tout enveloppée qu’elle était dans les châles, enfouie dans les coussins. En même temps il semblait que cette forme douloureuse fît lever dans sa mémoire un fantôme dont elle était la personnification, que se recréât en lui une perception de souffrance ancienne.

Il s’écarta un peu, alla chercher son livre d’images.

Ève faisait un effort pour se reprendre. Elle était plutôt affectée par la tristesse du jour qui glissait comme une pluie persistante sous la porte que vraiment malade.

Elle pensait à ce jeune frère, au beau garçon que la mort était venue arracher à tant de promesses d’avenir. Il serait homme aujourd’hui, plus proche d’elle. De temps en temps, il remplirait la maison de la lande de mouvement et de joie de vivre, comme autre­fois la maison natale, pendant les vacances. Jusqu’alors, elle avait cru à la nécessité, à la sainteté du sacrifice. Dans ce malaise de corps et d’âme où elle se trouvait, voilà que tout devenait confus. Le patriotisme n’était plus qu’une épée sanglante suspendue au-dessus de jeunes têtes.

Il fallait reconquérir sa vision saine des choses. Sans doute aujourd’hui n’était-elle qu’une malade, plus sensible que d’habitude à l’ambiance. La solitude, la tristesse et le silence recouvraient d’un drap mortuaire ce catafalque qu’était l’armistice pour ceux qui avaient perdu quelqu’un à la guerre. Le recueillement avec lequel la terre entière le célébrait était plein de grandeur. Chacun comptait ses morts, dans le silence subit du champ de bataille.

Elle interrompit ses méditations. Il s’ap­prochait, ayant trouvé le matériel ordinaire de ses soirées : des morceaux de bois, son couteau, qu’il posa sur la pierre du foyer.

Il se rassit sur le petit banc, mit son livre sur les genoux d’Ève. Le livre s’ouvrit de lui-même à la page de la reine Anne, qu’il contempla comme s’il la voyait pour la première fois. Ses yeux allaient de la gravure au visage d’Ève. Mais le regard de celle-ci passait au-dessus de sa tête, pour se perdre dans la pénombre triste.

Il laissa glisser son livre :

— Pleurez pas, dit-il.

Et sa voix balbutiante contenait encore plus de douceur surhumaine que de coutume.

Elle sortit de sa léthargie, rit un peu nerveusement en passant ses doigts sur son visage. Non, elle ne pleurait pas, elle sentait ses traits froids et rigides, mais l’Illuminé voyait les larmes intérieures.

Le passé la tirait en arrière. Cela ne valait rien pour elle. Sa tristesse tomba comme un coup de vent, et elle revint au sentiment d’une présence.

— Ève est une sotte, mon Grand-Louis. Après tout, elle n’a pas changé, elle, l’insatiable… On ne guérit jamais… La philosophie n’est qu’un emplâtre sur une vieille plaie… Mais vous êtes là, vous le miraculeux, bien vivant… et fidèle… C’est cela seulement qui compte.

Elle parlait par petites phrases entre­coupées, comme s’il devait la comprendre. Son émotion tombait, chaude comme des larmes, sur le visage placé en contre-bas du sien.

Puis elle se tut. Le calme revint dans son âme. La bougie grésilla sur la table, s’éteignit. Les dernières bûches placées haut les unes contre les autres, en faisceau, formaient une petite tour éclairante.

Ils n’étaient plus que deux regards sur­ naturels qui se mêlaient.

Alors Grand-Louis laissa aller son front sur les genoux d’Ève, avec une sorte de sanglot étouffé. Les rôles étaient rétablis. Ils restèrent longtemps ainsi. Les mains immobiles de la femme reposaient sur le coussin de rude soie des cheveux, et elle sentait qu’elle reprenait possession d’elle-même. Comme autrefois, un silence floconneux tomba sur le monde.