Grand-Louis l’innocent/20

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 107-112).

XX


Ève s’éveilla dans une petite chambre d’aspect confus, à Paris. Il y avait des vêtements pendus au mur, des livres en tas sur le plancher. En dépit de ses meubles disparates, elle exhalait une fraîcheur de campagne. Les rideaux blancs venaient d’être posés aux fenêtres et les draps de toile sentaient encore le séchage en plein air. Une table de toilette aux cristaux charmants occupait un angle.

On entendait une horloge au tic-tac provincial quelque part dans la maison. L’heure vibrait assourdie, évocatrice, chargée d’ef­fluves comme un souvenir dans un coffret de santal.

Ève se trouvait chez une amie d’enfance, installée à Paris depuis son veuvage.

À la gare, les deux femmes n’avaient pas eu à attendre de bagages. Ses préparatifs avaient été faits en hâte. Elle n’avait pas eu de malle à descendre du grenier, là-bas, le long de l’escalier de pierre.

Descendre une malle, en heurtant à chaque pas les marches, c’est un peu descendre un cercueil. Et c’est celui qui reste qui la fait généralement heurter. Celui qui s’en va la soulève avec une sorte d’impatience, une hâte nerveuse que ce soit fini.

Il y a déjà entre eux cet obstacle physique, encombrant, lourd et sombre, et qui maté­rialise la séparation qui commence : une malle.

Ce ne sont pas seulement des vêtements qu’on y a entassés. C’est un peu de soi qui s’en va, quelque chose qui ne reviendra plus, c’est l’être qu’on est à ce moment et qui ne sera plus exactement le même.

Le chagrin muet de ceux qui restent pèse sur le couvercle comme un bouquet funèbre.

Ainsi Grand-Louis n’eut pas à aider à descendre la malle. Il fut doux et silencieux comme de coutume le matin du départ. Elle le confia à Vincente. Il coucherait à la lande et prendrait ses repas chez le douanier.

Elle ne voulait pas avouer qu’elle se sauvait. Non, elle quittait Port-Navalo pour changer d’air. L’atmosphère fabuleuse de la lande commençait à exercer trop d’emprise sur elle.

Et de cette atmosphère, une vision émergeait, formidable, mais dont les brumes adoucissaient ce qu’elle pouvait avoir de primitif.

La fable avait son héros : Grand-Louis.

Longtemps, elle avait cru veiller sur lui avec un soin détaché. L’intérêt qu’il lui inspirait s’expliquait par le besoin d’une présence humaine.

Ils avaient vécu aux côtés l’un de l’autre. L’habitude de l’homme de rêve de lui saisir la main dans les moments d’inquiétude n’avait pendant longtemps éveillé en elle aucun émoi. Il s’était assis à ses côtés, au cours de tant de soirées, si près qu’elle sentait son haleine sur son visage, et elle avait paisiblement continué sa besogne.

Mais à présent…

Le soir où il était venu poser son front sur ses genoux, elle se souvint de la fièvre de ses mains à elle, torturées du désir d’emprisonner chaudement le visage, puis de descendre jusqu’à la colonne du cou, qui émergeait, droite et musclée, si douce aussi, du col de la vareuse. Elle se souvint de son désir de se pencher… Il aurait levé la tête…

Elle ne s’était pas méprise sur la signi­fication de son trouble à lui. L’étreinte des deux bras qu’il avait fini par jeter autour d’elle, avec un sourd sanglot, disait l’histoire.

Cette nuit-là, elle ne put dormir, tour­mentée de corps et d’âme.

Elle avait l’habitude de lire en elle-même, et ayant lu, de formuler à haute voix le texte : elle aimait.

Le souvenir lui revint du premier homme qui fit impression sur son cœur d’enfant.

Au temps des vacances passées chez ses grands-parents, un jour qu’elle gambadait sur la côte, ivre de soleil et de vent, une silhouette s’était détachée sur le fond uni du sable. Elle ne se rappelait plus ni ses traits, ni sa voix. Elle se souvenait seule­ment qu’il était différent des pêcheurs et des bergers, avec son uniforme de toile blanche, inattendu dans le paysage sévère. En l’écou­tant parler, elle découvrait une langue incon­nue, elle lisait son premier livre.

On l’appelait le Colonial. Ils devinrent grands amis, avec une adoration qui s’ignore de la part de l’une et d’amusement désœuvré de la part de l’autre.

La vie les sépara. Ève fut mise en pen­sion, l’inconnu repartit en tirant en guise d’adieu sur les cheveux désordonnés de l’enfant bohémienne.

Elle revint, jeune fille, au pays, le jour de l’enterrement du grand-père. Au cimetière, elle s’agenouilla pendant qu’on descendait le cercueil dans la fosse, étonnée et contrite de n’avoir pas plus de chagrin. Elle s’appuyait à une tombe de marbre blanc. Le soleil jouait sur les lettres dorées de l’inscription qu’elle lut machinalement :

« Ici repose Philippe Leloir, Lieutenant au 8ème Régiment d’infanterie coloniale, décédé à Dakar, dans sa vingt-sixième année. »

Son premier amour…

Était-ce un symbole ? Était-elle destinée à ce qu’un marbre les recouvrît tous, l’un après l’autre : « Ici repose »…

Ce nouvel amour qui venait de s’emparer d’elle, n’était-il pas voué à la destruction, puisqu’un pauvre vagabond de la nature et de l’âme en était l’objet ?

« Ici repose »…

En même temps une exaltation intérieure s’empara d’elle qui effaçait par sa magnificence les doutes, les angoisses et les terreurs : elle aimait !

Elle avait joué avec les fils de son cœur, les avait brouillés, emmêlés, tendus, parfois cassés.

Une puissance inconnue les remettait en ordre comme les cordes d’une harpe.

Et les doigts n’avaient plus qu’à reprendre leur musique.