Grand-Louis l’innocent/21

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Texte établi par la Cie de publication de la Patrie limitée, Rieder, La Patrie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 113-115).

XXI


Elle s’imposait un séjour à Paris comme on s’impose un délai à la veille d’une décision qu’on est sûr de prendre, qu’on a déjà prise au fond de soi, pour se complaire dans l’idée d’un libre arbitre qu’on n’a déjà plus.

Elle voulait voir clair en elle, se débarrasser de l’envoûtement de la lande, chasser pour le moment l’Illuminé de sa pensée.

Et voilà que de loin il s’y installait plus fermement. Il créait dans l’atmosphère parisienne un îlot de brume dans lequel il l’attirait. Elle le voyait par-dessus la foule. Son regard, son sourire et sa voix hantaient son souvenir.

Pour s’en défendre, il lui eût fallu la vie de l’étranger, avec l’absorbant travail du jour, l’agitation des soirées, les amitiés de femmes, les camaraderies d’hommes. Il lui eût fallu, comme autrefois, aiguillonner son corps sur le chemin de halage du grand fleuve affairé, tirant comme les autres sa barge pleine. Et puis, à l’heure du plaisir, se glisser, en souliers de satin, sur la mosaïque barbare de la rue.

En s’attardant au lit le matin, elle se surprenait à regretter de n’avoir point à se lever, d’un élan brusque, comme jadis. Ah ! la marche vigoureuse dans le froid dont le corps brisait le mince écran de cristal, le visage offert aux flocons de neige, le bouillon­nement du rêve intérieur qui s’apaise sou­dain, à l’arrivée devant le haut bâtiment trépidant de la rotation des presses, et qui se présentait si inopinément devant les yeux qu’on avait l’impression que c’était lui qui se jetait sur vous, comme une automobile, par exemple, qu’on n’avait pas vu venir, l’odeur de papier, le cliquetis des machines à écrire, les sonneries de téléphone.

Elle évoqua la rue nocturne brillamment éclairée qui ressemblait à un corridor tiède, avec les rampes lumineuses des théâtres et les odeurs chaudes des restaurants, elle évoqua le compagnon attentif à ses côtés.

Cependant, ce genre de vie une fois abandonné, on n’y revient plus. On ne remet pas une robe aux paillettes brillantes qu’on a laissé ternir dans l’armoire.

Restait le Landier. Restait Grand-Louis.

Elle pensait avoir à lutter, à débattre le pour ou le contre, à choisir entre l’installation à Paris et le retour à Port-Navalo. Mais le problème ne se posait même pas. Elle savait bien que sa place était là-bas, sur le promontoire de la lande, où quelqu’un chaque jour venait en vain se hausser devant des fenêtres fermées. Ce retour serait, non une solution, mais un acte naturel, tout à fait dans l’harmonie des choses.

Un départ comporte un retour.

Toutefois, il n’y avait aucune nécessité d’en hâter l’heure.