Grand Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes/La Flûte
INSTRUMENTS À VENT
SANS ANCHES.
LA FLÛTE.
Cet instrument, qui pendant fort long-temps resta si imparfait sous une foule de rapports, est actuellement, grâce à l’habileté de quelques facteurs et au procédé de fabrication mis en usage par Boëhm d’après la découverte de Gordon, aussi complet, aussi juste et d’une sonorité aussi égale qu’on puisse le désirer.
Tous les instruments à vent en bois, seront bientôt au reste, dans le même cas ; on conçoit que leur justesse ne pouvait être irréprochable, loin de là, puisque leurs trous avaient toujours été percés d’après l’écartement naturel des doigts de l’exécutant et non point d’après la division rationnelle du tube sonore, division basée sur les lois de la résonnance et déterminée par les nœuds de vibration. Gordon et après lui Boëhm, ont donc commencé par percer les trous de leurs instruments à vent aux points précis du tube indiqués par le principe physique de la résonnance, sans tenir compte de la facilité ni même de la possibilité d’application des doigts de la main sur chacun des trous ; certains qu’ils étaient de la rendre ensuite possible d’une manière ou d’une autre.
L’instrument une fois percé et rendu juste par ce procédé, ils ont imaginé un mécanisme de clefs et d’anneaux placés aux endroits où les doigts de l’exécutant peuvent aisément les atteindre, et servant à ouvrir ou à boucher les trous qui se trouvent hors de la portée des doigts. Par ce moyen le doigté ancien a dû nécessairement être changé, les exécutants ont dû se livrer à de nouvelles études pratiques ; mais cette difficulté en peu de temps surmontée, les nouveaux instruments leur ont bien vite offert de telles compensations, que nous ne doutons pas, à cette heure, l’exemple gagnant de proche en proche, qu’avant peu d’années tous les nouveaux instruments à vent de bois, construits d’après le système de Gordon et Boëhm ne soient adoptes à l’exclusion complète des anciens.
La flûte n’avait, il y a peu d’années encore, que l’étendue suivante.
On a successivement ajouté à cette gamme deux demi-tons au grave et trois à l’aigu, ce qui donne trois octaves complètes.
Cependant comme tous les exécutants n’ont pas la patte d’Ut, c’est-à-dire le petit corps de rechange qui donne à la flûte l’Ut et l’Ut graves, il est mieux, dans le plus grand nombre de cas, de s’abstenir de ces deux notes en écrivant pour l’orchestre. Les deux derniers sons aigus Si , Ut, ne doivent pas non plus être employés dans le pianissimo, à cause d’une certaine difficulté qui reste dans leur émission et de leur sonorité un peu dure.
Le Si au contraire | sort sans peine et se peut soutenir aussi piano |
qu’on le veut sans le moindre danger.
Le nombre des notes qu’on pouvait triller était assez restreint sur l’ancienne flûte, grâce aux clefs ajoutées à la nouvelle, le trille majeur et mineur est praticable sur une grande partie de l’étendue de sa gamme chromatique.
Avec les flûtes construites d’après le procédé de Boëhm, les trilles sont praticables sur les notes même de l’extrémité supérieure de la gamme, et depuis le Ré grave jusqu’à l’Ut sur aigu ; de plus ils sont incomparablement plus justes.
La flûte est le plus agile de tous les instruments à vent, elle est également propre aux traits rapides (diatoniques ou chromatiques) liés ou détachés, aux arpèges, aux batteries même très écartées comme celles-ci :
Et de plus aux notes répercutées, comme celles du staccato du violon, qu’on obtient par le double coup de langue.
Les tons de Ré, Sol, Ut, Fa, La, Mi , Si , Mi et leurs relatifs mineurs, sont les tons favoris de la flûte, les autres sont beaucoup plus difficiles. Sur la flûte de Boëhm au contraire, on joue en Ré presqu’aussi aisément qu’en Ré naturel.
La sonorité de cet instrument est douce dans le médium, assez perçante à l’aigu, très caractérisée au grave. Le timbre du médium et celui du haut n’ont pas d’expression spéciale bien tranchée. On peut les employer pour des mélodies ou des accents de caractères divers, mais sans qu’ils puissent égaler cependant la gaîté naïve du hautbois ou la noble tendresse de la clarinette. Il semble donc que la flûte soit un instrument à peu près dépourvu d’expression, qu’on est libre d’introduire partout et dans tout, à cause de sa facilité à exécuter les groupes de notes rapides, et à soutenir les sons élevés utiles à l’orchestre pour le complément des harmonies aigües. En général cela est vrai ; pourtant en l’étudiant bien, on reconnaît en elle une expression qui lui est propre, et une aptitude à rendre certains sentiments qu’aucun autre instrument ne pourrait lui disputer. S’il s’agit par exemple, de donner à un chant triste un accent désolé, mais humble et résigné en même temps, les sons faibles du médium de la flûte, dans les tons d’Ut mineur et de Ré mineur surtout, produiront certainement la nuance nécessaire. Un seul maître me paraît avoir su tirer grand parti de ce pâle coloris : c’est Gluck. En écoutant l’air pantomime en Ré mineur qu’il a placé dans la scène des Champs-Élysées d’Orphée, on voit tout de suite qu’une flûte devait seule en faire entendre le chant. Un hautbois eut été trop enfantin et sa voix n’eut pas semblé assez pure ; le cor anglais est trop grave ; une clarinette aurait mieux convenu sans doute, mais certains sons eussent été trop forts, et aucune des notes les plus douces n’eut pu se réduire à la sonorité faible, effacée, voilée du Fa naturel du médium, et du premier Si bémol au dessus des lignes, qui donnent tant de tristesse à la flûte dans ce ton de Ré mineur, où ils se présentent fréquemment. Enfin, ni le violon, ni l’alto, ni le violoncelle, traités en solos ou en masses, ne convenaient à l’expression de ce gémissement mille fois sublime d’une ombre souffrante et désespérée ; il fallait précisément l’instrument choisi par l’auteur. Et la mélodie de Gluck est conçue de telle sorte que la flûte se prête à tous les mouvements inquiets de cette douleur éternelle, encore empreinte de l’accent des passions de la terrestre vie. C’est d’abord une voix à peine perceptible qui semble craindre d’être entendue ; puis elle gémit doucement, s’élève à l’accent du reproche, à celui de la douleur profonde, au cri d’un cœur déchiré d’incurables blessures, et retombe peu à peu à la plainte, au gémissement, au murmure chagrin d’une âme résignée… quel poète !…
Un effet remarquable par sa douceur est celui des deux flûtes exécutant, dans le medium, des successions de tierces en Mi ou en La , tons extrêmement favorables au velouté des sons de cet instrument. On en trouve de beaux exemples dans le chœur des Prêtres au premier acte d’Œdipe « Ô vous que l'innocence mène » et dans la cavatine du Duo de la Vestale « Les Dieux prendront pitié » les notes Si bémol, La bémol, Sol, Fa et Mi Bémol, des Flûtes ont, ainsi groupées, quelque chose de la sonorité de 1'harmonica. Des tierces de Hautbois, de Cors anglais ou de Clarinettes, n'y ressembleraient point.
EXEMPLE. |
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Les sons graves de la flûte sont peu ou mal employés par la plupart des compositeurs ; Weber, dans une foule de passages du Freyschutz, et, avant lui, Gluck, dans la marche religieuse d’Alceste, ont pourtant montré tout ce qu’on en peut attendre pour les harmonies empreintes de gravité et de rêverie. Ces notes basses, je l’ai déjà dit, se mêlent fort bien aux sons graves des cors anglais et des clarinettes : elles donnent la nuance adoucie d’une couleur sombre.
Voyez en outre l’exemple No 11, tiré du Freyschutz de Weber. Il y a quelque chose d’admirablement rêveur dans ces tenues au grave des deux flûtes, pendant la prière de la mélancolique Agathe, promenant ses regards sur la cîme des arbres, qu’argentent les rayons de l’astre des nuits.
En général, les maîtres modernes écrivent les flûtes trop constamment dans le haut, ils semblent toujours craindre qu’elles ne se distinguent pas assez au dessus de la masse de l’orchestre. Il en résulte qu’elles prédominent, au lieu de se fondre dans l’ensemble, et que l’instrumentation devient perçante et dure plutôt que sonore et harmonieuse.
Les flûtes ont une famille, comme les hautbois et les clarinettes, et tout aussi nombreuse. La grande flûte dont nous venons de parler est la plus usitée. Pour les orchestres ordinaires, on écrit en général que deux parties de grande flûte ; souvent néanmoins, des accords doux tenus par trois flûtes seraient d’un excellent effet. Il résulte une sonorité charmante de l’association d’une flûte seule dans le haut, avec quatre violons, soutenant une harmonie aiguë à cinq parties. Malgré l’usage, raisonnable cependant, qui fait donner toujours à la première flûte les notes les plus élevées de l’harmonie, il y a des occasions nombreuses de faire le contraire avec succès.