Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/CHARLES V ou CHARLES-QUINT, empereur d’Allemagne et roi d’Espagne, fils de Philippe le Beau, archiduc d’Autriche, et de Jeanne la Folle, fille de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille

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Administration du grand dictionnaire universel (3, part. 4p. 1003-1006).

CHARLES V ou CHARLES-QUINT, empereur d’Allemagne et roi d’Espagne, fils de Philippe le Beau, archiduc d’Autriche, et de Jeanne la Folle, fille de Ferdinand d’Aragon et d’Isabelle de Castille, né à Gand le 24 février 1500, mort au monastère de Saint-Just (Estramadure) le 21 septembre 1558. Il fut élevé dans les Pays-Bas et montra moins de goût pour l’étude que de passion pour les exercices militaires. Par sa naissance, il concentra successivement en ses mains les successions des maisons d’Autriche, de Bourgogne et de Castille, et devint le maître du plus vaste, empire qui eût été formé depuis Charlemagne. En 1516, il hérita des royaumes d’Espagne, après la mort de son aïeul maternel Ferdinand le Catholique. Étranger dans un pays dont il ne savait même pas la langue, il irrita les Espagnols en disgraciant le vieux cardinal Ximénès, qui mourut peu après ; en livrant toutes les dignités à ses Flamands et en diminuant les privilèges locaux. À la mort de son aïeul paternel Maximilien (1519), il fut élu empereur, bien qu’il eût pour concurrent François Ier, roi de France. Cette rivalité, qui venait d’éclater devant les électeurs de l’empire, n’était pas destinée à s’éteindre en silence et devait se perpétuer sur tous les champs de bataille de l’Europe. En réalité, il s’agissait moins de l’empire germanique que de la prépondérance politique sur les affaires du continent européen, et de prétentions rivales sur l’Italie, la Navarre, les Pays-Bas et la Bourgogne. Le premier acte du nouvel empereur fut de convoquer la diète de Worms (1521) pour réprimer les nouvelles doctrines religieuses. On sait que Luther y défendit courageusement ses idées, qui ne furent d’ailleurs condamnées qu’après son départ. C’est en 1521 que s’ouvre la série des interminables guerres entre la France et Charles-Quint. Les hostilités se couvrirent d’abord du masque du roi de Navarre et du duc de Bouillon. Provoqué par des agressions indirectes, l’empereur répond par deux invasions infructueuses, l’une en Guyenne, l’autre dans la principauté de Bouillon, comprime en Espagne l’insurrection des communes, s’allie à Henri VIII d’Angleterre, et gagne par ses généraux les batailles de la Bicoque (1522), de Biagrasso (1524) et de Pavie (1525), où François Ier fut fait prisonnier. Des traitements rigoureux, une captivité fort dure, amènent le monarque français à signer le traité humiliant de Madrid (14 janvier 1526), contre lequel il proteste secrètement comme arraché par la force, et qui fut brusquement rompu. Un autre traité, celui de Cambrai, dicté par la lassitude aux deux parties (1529), fut aussi mal exécuté que celui de Madrid. Dans l’intervalle, le Milanais avait été saccagé, Rome prise et pillée par le connétable de Bourbon, allié de l’empereur, et le pape lui-même fait prisonnier par les troupes allemandes. Pendant ces deux périodes, la guerre, presque constamment défavorable aux Français, n’avait d’ailleurs amené aucun résultat décisif.

En 1535, les hostilités recommencèrent à la suite d’une invasion française en Savoie et dans le Milanais ; l’empereur riposte par l’invasion de la Provence, changée en désert, et où son armée est décimée par la famine et les maladies, et par une expédition en Picardie, qui ne lui est pas plus profitable. Une trêve de dix ans, conclue à Nice en 1538, mit fin à cette troisième période, stérile en résultats comme les deux précédentes. En 1542, le meurtre de deux ambassadeurs français dans le Milanais donne à François Ier un juste motif de recommencer la guerre. La première campagne fut mêlée de succès et de revers. Bientôt Charles conclut une ligue avec le roi d’Angleterre, appelle la diète de Spire à son aide, fait quelques concessions aux protestants d’Allemagne pour en obtenir des secours, détache le Danemark de l’alliance française, et, bien que son armée ait été battue à Cérisoles par le duc d’Enghien (1544), fait irruption par la Champagne jusqu’au cœur de la France. Faute de provisions et d’argent, il accepte la paix de Crespy, en vertu de laquelle il renonçait à ses prétentions sur le duché de Bourgogne et le comté de Charolais, pendant que François abandonnait les siennes sur Naples, la Flandre et l’Artois. Ce dernier traité était sur le point d’être rompu comme les précédents, lorsque la mort vint arrêter le roi de France dans ses projets (1547). Cette lutte obstinée n’était point terminée cependant. En 1552, Henri II, effrayé de la puissance de l’empereur, traite secrètement avec les protestants et envahit les Trois-Évêchés. Charles marche sur la Lorraine, assiège inutilement Metz, défendu par le duc de Guise, obtient quelques succès dans les Pays-Bas, ravage la Picardie et signe en fin la trêve de Vaucelle, qui laisse les choses en l’état où elles étaient. Tel fut le résultat de plus de trente ans de guerres et de dévastations ! D’autres affaires non moins importantes que sa guerre stérile contre la France occupèrent le règne de Charles-Quint : les luttes religieuses de l’Allemagne, la guerre contre les Turcs et les dissensions intestines de l’Espagne. En 1532, il mit sur pied une armée formidable pour repousser Soliman, qui s’avançait en Hongrie. C’était la première fois qu’il paraissait à la tête de ses armées. Dans cette lutte de la civilisation contre la barbarie, il couvrit l’Allemagne, et, s’il ne remporta pas d’avantages considérables, tint l’ennemi en échec et l’éloigna par un traité, qui à la vérité maintenait les choses dans le statu quo, c’est-à-dire conservait aux Turcs leurs postes menaçants en Hongrie. En 1535, il fit une expédition glorieuse contre Tunis et Barberousse, rétablit le dey, sous la suzeraineté de l’Espagne, et ramena en Europe 20,000 esclaves chrétiens qu’il avait délivrés. Il laissa d’ailleurs tomber Rhodes, ce poste avancé de la chrétienté, et se contenta de céder aux chevaliers l’île de Malte. Une expédition qu’il tenta contre Alger en 1541 lui coûta sa flotte et une partie de son armée. Ainsi, de ce côté encore, l’œuvre de Charles-Quint a été à peu près stérile. Son rôle dans le grand mouvement de la réforme religieuse en Allemagne ne fut ni brillant ni même nettement dessiné, et, quoiqu’il ait combattu les princes protestants, quoiqu’il ait dépouillé de leurs États l’électeur de Saxe et le landgrave de Hesse, vaincus à Mühlberg en 1547, il n’empêcha point la propagation des doctrines nouvelles, et le dernier trait de sa politique à ce sujet est ce fameux Intérim, compromis qui ne décidait rien et indisposait les catholiques aussi bien que les protestants. En 1552, Maurice de Saxe trancha la question en lui imposant, les armes à la main, le traité de Passau, où le libre exercice de la religion réformée était stipulé. En Espagne, son règne n’a été que la préparation des règnes de ses successeurs ; mais il obtint cependant le résultat de mieux affermir l’autorité royale contre les prétentions de la noblesse et des assemblées nationales. Après trente-cinq ans d’efforts et de luttes, le Sisyphe impérial se trouvait à peu près au même point. Découragé, usé par les fatigues et les maladies, tourmenté peut-être par la passion des actions extraordinaires, il résolut de déposer le fardeau de sa stérile grandeur ; il abdiqua en 1555, laissant la couronne impériale à son frère Ferdinand, l’Espagne, les Pays-Bas, l’Italie, et le nouveau monde à son fils Philippe II, et se retira dans un palais contigu au monastère de Saint-Just, près de Placenzia, dans l’Estramadure.

C’est depuis quelques années seulement que nous connaissons, d’une façon exacte, cette dernière phase de la vie de Charles-Quint. Robertson, qui écrivit l’histoire de cet empereur d’après la romanesque chronique de Gregorio Leti, a dénaturé ce caractère, qui, jusqu’à la dernière heure, ne se démentit point. Il a créé un frère Charles légendaire, détaché des choses de ce monde, et uniquement occupé de pratiques religieuses. « Loin de prendre aucune part aux événements politiques de l’Europe, écrit-il, il n’avait pas même la curiosité de s’en informer. » Voltaire va plus loin : « On prétend, dit-il, que l’esprit de Charles-Quint se dérangea dans la solitude de Saint-Just. En effet, passer la journée à tourmenter des novices et à démonter des pendules, se donner, dans l’église, la comédie de son propre enterrement, se mettre dans un cercueil et chanter son De profundis, ce ne sont pas là des traits d’un cerveau bien organisé. Il mourut en démence. » Ces idées, universellement acceptées et reproduites par les historiens, sont encore aujourd’hui trop généralement accréditées, pour qu’il ne nous semble pas nécessaire d’appeler sur ce point l’attention de nos lecteurs. Grâce à la découverte de pièces inédites, trouvées dans les archives de Simancas et dans celles des divers pays, plusieurs écrivains, à la tête desquels se placent M. Mignet et M. Gachard, nous ont donné, sur les dernières années de la vie de Charles-Quint, une relation complète, authentique, qui a rétabli dans son jour toute la vérité.

Ce fut au mois de février 1557 que l’empereur Charles-Quint vint habiter sa dernière demeure, somptueux édifice construit par ses soins et embelli par les arts. Son palais communiquait avec un couvent de moines hiéronymites, et était disposé de telle sorte, que Charles-Quint pouvait, de son lit, apercevoir le grand autel de l’église du couvent. Il était accompagné d’un certain nombre de serviteurs, entre autres de Gatzelu, son secrétaire ; de Van Male, son valet de chambre et son favori ; de son fou, Paep Thun ; et, pour l’entretien de sa maison, il se réservait 1,500,000 fr. de revenu, ce qui n’est pas précisément le budget d’un moine se vouant à la vie ascétique. Dès les premières heures, Charles-Quint se montre tel qu’il avait toujours été ; jusqu’à la fin il reste lui-même, partagé entre les trois grandes et constantes préoccupations de sa vie, la politique, la passion du bien manger et son salut.

La politique, qu’il semblait avoir à jamais abandonnée, ne lui reste pas un instant étrangère. Devenu empereur consultant, pas un seul jour il ne demeure indifférent aux événements qui agitent l’Europe. Philippe II, plein de déférence, sinon de tendresse, lui demande fréquemment des conseils ; il se trouve mêlé à toutes les négociations ; il donne son avis dans les circonstances graves, et même, de temps à autre, il fait acte de souveraineté : ses conseils se changent en ordres impératifs. Les dépêches affluent à Saint-Just et sa correspondance journalière, incessante, ne s’arrête qu’à sa mort.

Cependant ce politique si prudent, si sain d’esprit, si attentif aux affaires du dehors, « ce grand homme qui, selon l’expression de M. Mignet, savait commander à ses passions, ne savait pas conduire ses appétits ; il était maître de son âme dans les diverses extrémités de la fortune ; mais il ne l’était pas de son estomac à table. » — « Jusqu’à son départ des Pays-Bas pour l’Espagne, écrit l’ambassadeur vénitien Frédéric Badoër, il avait l’habitude de prendre une écuelle de jus de chapon, avec du lait, du sucre et des épices ; après quoi, il se rendormait. À midi, il dînait d’une grande variété de mets ; il faisait collation peu d’instants après vêpres, et, à une heure de la nuit, il soupait, mangeant dans ces divers repas toutes sortes de choses propres à engendrer les humeurs épaisses et visqueuses. » Charles-Quint ne changea rien à son régime dans sa vie claustrale ; il ne mit aucun frein à sa voracité sensuelle. Rien n’y put faire, ni le soin de sa santé, qui s’altérait de jour en jour, ni la préoccupation de son salut.

Cette préoccupation pourtant était grande. Catholique fervent, dévot et sombre, frappé des visions du purgatoire et de l’enfer, il paraissait aux moines qui l’entouraient une sorte de demi-saint uniquement préoccupé de sa fin dernière. « Avant son départ pour l’Espagne, écrivait Badoër, il se faisait, chaque jour, lire la Bible, se confessait et communiait quatre fois par an. Il avait la fréquente habitude de tenir un crucifix dans la main. J’ai entendu dire que, pendant qu’il était à Ingolstadt, dans le voisinage de l’armée protestante, on le vit, à minuit, agenouillé devant un crucifix et les mains jointes. » À Saint-Just, sa dévotion prend un caractère encore plus marqué. Il assiste aux offices des moines, se confesse fréquemment, fait dire messes sur messes, pour le salut des siens et pour son propre salut, et il en arrive même à se donner des flagellations. L’histoire rapporte, en effet, que Philippe II mourant se fit apporter une discipline ensanglantée. « Ce sang est de mon sang, dit-il, mais ce n’est pas le mien ; c’est celui de mon père, qui s’en servait ; je le déclare afin qu’on en sache le prix. »

Chaque fois qu’un parent de Charles-Quint mourait, celui-ci faisait célébrer un service funèbre pour le repos de son âme. La parenté des rois est nombreuse, et plusieurs parents moururent. Un jour, après avoir assisté à un service pour l’impératrice, se sentant, plus que jamais, gravement atteint du mal qui le rongeait, il lui prit envie de faire célébrer ses propres obsèques et d’y assister. Ce n’était point, comme on l’a dit, une invention de sa part, un acte de folie. Enfant, pendant qu’il se trouvait à Liège, il avait vu l’évêque de cette ville faire pour lui-même des services funèbres. Il consulta son confesseur, fray Juan Regla, qui ne vit nul inconvénient à satisfaire son désir. Un catafalque fut dressé dans la grande chapelle, et, sans simulacre sacrilège, il assista à la cérémonie avec les gens de sa maison, tous vêtus de deuil, et qui pleuraient. Cette scène l’impressionna profondément, la fièvre le saisit, et, deux jours après, le 21 septembre 1558, la mort vint le frapper. Quant à la légende qui nous montre Charles-Quint passant ses journées à démonter et à remonter des pendules, nous savons maintenant ce qu’il faut en croire. Elle a son point de départ dans la chosa la plus simple, qu’on a travestie : il aimait à savoir l’heure avec la dernière exactitude. C’est pour ce motif qu’il se fit accompagner à Saint-Just de l’horloger Turriano, qu’il payait grassement.

Le Titien nous a laissé un admirable portrait de Charles-Quint, que possède le Real Museo de Madrid. L’ambassadeur vénitien que nous avons déjà cité a esquissé la figure impériale avec non moins de vérité, mais vieillie, telle qu’il la vit en 1555 : « La taille de l’empereur, écrivait-il, est moyenne, et son aspect grave. Il a le front large, les yeux bleus et d’une expression énergique, le nez aquilin et un peu de travers, la mâchoire inférieure longue et large, ce qui l’empêche de joindre les dents et fait qu’on n’entend pas bien la fin de ses paroles. Ses dents de devant sont peu nombreuses et cariées ; son teint est beau, sa barbe courte, hérissée et blanche ; sa complexion est flegmatique et naturellement mélancolique. »

Singulier mélange du flegme allemand et de l’orgueil espagnol, esprit froid et calculateur, diplomate retors et connaissant à fond les hommes, Charles-Quint était grave, digne, ferme dans les revers, profondément dissimulé, généreux par calcul, dur aux vaincus et constamment préoccupé de l’extension de sa puissance. Hypocrite de haute race, il retint François Ier captif, mais ne voulut pas de réjouissances publiques, parce que, disait-il, le malheur d’un roi ne doit réjouir personne. Il fit saccager Rome, prendre Clément VII, et en même temps il ordonna des prières publiques pour sa délivrance. Il montra un goût vif et fin pour les arts ; mais c’est en vain qu’on cherche en lui les facultés sympathiques : il n’aima jamais personne, pas même Marguerite van Gest, la belle Flamande. Charles-Quint eut deux enfants naturels, Marguerite, duchesse de Parme, et don Juan d’Autriche, le héros de Lépante, qu’il laissa à l’abandon.

— La retraite si extraordinaire de Charles-Quint à Saint-Just, et ses funérailles anticipées sont restées, dans la langue littéraire, l’objet de fréquentes allusions :

« L’amour des chardonnerets dure autant que leur vie. On en a vu prendre le deuil à la suite d’une grosse peine de cœur et se retirer du monde, à l’instar de l’empereur Charles-Quint, qui, dégoûté de l’ambition et de la vaine grandeur, abdiqua le sceptre pour s’ensevelir tout vivant dans le monastère de Saint-Just. L’histoire dit que le regret de sa détermination prit quelquefois le monarque. Ainsi, le chardonneret qui a déposé sa couronne écarlate, signe de royauté, pour coiffer le voile noir, signe de renoncement et de deuil, revient quelquefois aussi sur la résolution que lui a dictée le désespoir, et rentre en ses insignes. »

                    Toussenel.

« Le nom d’Arthur n’apparaît plus que de loin en loin dans la littérature. Il fabriquait le roman, le drame et tout ce qui s’ensuit, avec assez de facilité ; mais il a été, dans ces derniers temps, bien distancé. C’est un écrivain qui a fait son temps, et l’on dit de lui maintenant ce qu’il disait naguère de quelques-uns de ses confrères, que, comme Charles-Quint, il assiste vivant à ses propres funérailles. »

                         ALEXANDRE DE LAVERGNE.

« Dès ce moment, je deviens un homme grave, j’abdique à Saint-Sylvain, mes vues se tournent vers Paris. Dès aujourd’hui, mon fils, c’est vous qui me succédez, c’est vous qui régnez ici ; vous êtes le souverain de l’arrondissement. Je vous laisse un trône tranquille et des sujets respectueux. Quant à moi, je vous suivrai de loin, comme Charles-Quint suivait Philippe II des hauteurs de Saint-Just. Maintenant, mon fils, venez que je vous embrasse, cette accolade vous servira de consécration. »

                  Louis Reybaud.

« Le prince des éclectiques est descendu aux travaux purement littéraires, où il fait merveille. M. Cousin s’est retiré dans les lettres, comme Charles-Quint se retira au monastère de Saint-Just ; mais son abdication lui a porté bonheur, et il peut se consoler de n’être plus un philosophe nuageux en étant un brillant homme de lettres. »

                     Paulin Limayrac.

« Affaibli par la douleur, Potard rompit complètement avec le monde ; la solitude devint son seul abri contre le désespoir. Tout ce qui se rattachait à sa vie passée lui était devenu odieux ; la pipe, cette dernière compagne de l’isolement, n’avait plus pour lui le moindre charme. Il avait brisé de ses mains tout un arsenal de ce genre, laborieusement amassé, et où il avait prodigué le souffle de sa jeunesse. C’était une abdication complète, un de ces actes décisifs qui tirent de Charles-Quint un simple profès de Saint-Just. Comme lui, Potard se déclara mort au monde. »

                Louis Reybaud.

Charles illustre (le), en espagnol El Carlo famoso, poëme épique de Luis de Zapala, de Grenade, en l’honneur de Charles-Quint. Cette immense composition ne compte pas moins de 40,000 vers, et son auteur mit treize ans à l’achever. Ce serait bien le cas de dire, avec Alceste : « Le temps ne fait rien à l’affaire. » Les cinquante chants du Carlo famoso ne sont pas meilleurs que les vingt-quatre de la Pucelle de Chapelain. Zapata, qui vivait au XVIe siècle, et était par conséquent le contemporain de son héros, s’est attaché à faire une sorte de longue chronique rimée. On trouve, en tête de chaque page du poëme, la date des événements, et le scrupule a été poussé jusqu’à distinguer au moyen d’astérisques tout ce qui est de pure imagination de ce qui n’offre, pour l’histoire, qu’une autorité douteuse. Malgré toutes ces précautions, le Carlo famoso, imprimé aux frais de son auteur (Valence, 1575, in-4o), eut peu de succès de son vivant et encore moins après sa mort. Cependant, malgré la lourdeur de la composition et l’indigence du style, il ne serait pas impossible de trouver quelques passages intéressants, si l’on osait les chercher dans tout ce fatras.

Charles-Quint (HISTOIRE DE), livre remarquable par W. Robertson, Cet ouvrage parut en 1769, dix ans après l’Histoire d’Écosse, en trois volumes in-4o. Il fut payé à l’auteur 4,500 liv. sterl. (112,500 fr.), tandis que son premier ouvrage ne lui avait été payé que 600 liv. sterl. (15,000 fr.), et fut très-bien accueilli de l’Europe lettrée quoique avec moins d’enthousiasme que l’Histoire d’Écosse. Dans cette œuvre historique, Robertson, écartant de son récit tous les faits qui n’ont eu qu’une influence momentanée ou locale, ne s’attache qu’aux grands événements dont l’influence s’exerça sur toute l’Europe, bouleversant ses mœurs, ses lois, son administration et son commerce. Il exécute ce plan avec une grande justesse de vues et une grande solidité de raison. Sous sa main puissante, toute cette grande époque devient nette et précise, les faits se tiennent et se coordonnent naturellement ; partout sa pensée est profonde, le style vigoureux : c’est incontestablement un des plus beaux livres qui existent en histoire. L’ouvrage est précédé d’une remarquable introduction qui en forme environ le quart, et en est, de l’avis généra], la meilleure partie. Introduisons cependant un correctif à ces éloges, que nous emprunterons à M. Villemain. « C’est la forme que le XVIIIe siècle préférait, dit le savant critique ; c’est l’entreprise de Voltaire dans l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, le modèle suivi par Robertson… La véritable peinture des mœurs, c’est celle qui, fondue dans le récit, se manifeste sans que l’historien vous le dise, et vous saisit par l’originalité plus qu’elle ne vous instruit par l’érudition. C’est ce qui a trop manqué, même à Voltaire, et ce que Robertson n’a pas eu. On admire, on loue beaucoup son Introduction à l’Histoire de Charles-Quint. Certes, il y a dans cet ouvrage un calme de raison, une sage distribution des parties, quelque chose de régulier et de progressif tout à la fois qui plaît à la pensée. Mais cette introduction est accompagnée d’un volume de notes ; et, chose remarquable, c’est dans les notes que vous trouvez tous les détails originaux. Il semble que l’écrivain ait oublié cette vérité si simple, que pour être court il faut être caractéristique ; que si vous dites peu de paroles, ces paroles doivent avoir quelque chose qui frappe et laisse un long souvenir. Vous supprimez beaucoup de circonstances : réservez-en donc quelques-unes de tellement vives, de tellement singulières, que la pensée ne puisse s’en délivrer jamais. » Cependant, si dans cette histoire Robertson est moins attachant que dans ces pages émues qu’il a consacrées à Marie Stuart, on doit convenir que l’Histoire de Charles-Quint exigeait une plus grande étendue d’esprit, une aptitude plus marquée à saisir et à embrasser d’un seul coup d’œil un grand nombre d’objets divers, et surtout une connaissance plus approfondie de tous les gouvernements de l’Europe. L’Histoire de Charles-Quint a été fort bien traduite en français par Suard, de l’Académie française.

Voici sur l’Histoire de Charles-Quint l’opinion de M. Hoffmann : « Robertson est un écrivain d’un grand mérite, profondément instruit, d’une exactitude irréprochable et très-scrupuleuse dans l’admission des faits ; il juge les événements et les hommes avec une probité sévère et une raison très-éclairée ; les Anglais lui accordent, en outre, une élégance et une pureté de style que je ne puis apprécier… Et cependant le lecteur, toujours pénétré d’une profonde estime pour un historien aussi savant et aussi judicieux, n’éprouve pas, à cette lecture, les vives émotions, l’intérêt attachant, les alternatives de pitié, d’admiration, de satisfaction ou de terreur qu’il a ressenties quelquefois en lisant des histoires moins importantes et moins célèbres. Robertson est trop impassible, il paraît prendre trop peu de part aux vices, aux vertus, aux troubles, aux calamités des hommes et des pays dont il écrit l’histoire… C’est toujours le docteur presbytérien, toujours l’homme sage, le juge intègre, l’excellent raisonneur, le critique plein de sagacité ; c’est plus qu’un historien, si l’on veut, car c’est un professeur d’histoire. Le Tableau des progrès de la société en Europe pendant le moyen âge, que nous nommons Introduction à histoire de Charles-Quint, est l’un des ouvrages les plus célèbres qui aient paru dans le XVIIIe siècle. Il est si généralement estimé, il a mérité des éloges si magnifiques et si unanimes, que son éclat a un peu nui à l’histoire de Charles-Quint. Des documents récemment découverts, les archives de Simancas et la correspondance des ambassadeurs vénitiens, ont permis de rectifier un grand nombre d’erreurs que Robertson a commises.

Charles-Quint, son abdication, son séjour au monastère de Yusto et sa mort, par M. Mignet. Dans cet ouvrage, paru en juillet 1854 (1 vol. in-8o), l’auteur d’Antonio Perez et Philippe II trace d’une main vigoureuse le caractère de l’empereur Charles-Quint, et son influence sur le monde politique, principalement après son abdication. Les études spéciales de cet historien sur l’Espagne du XVIe siècle lui ont servi à expliquer le mouvement politique de l’époque dont il s’occupe. Pour qui veut connaître à fond la pensée du rival de François Ier, l’ouvrage de M. Mignet est indispensable, surtout si l’on ajoute à sa lecture celle d’Antonio Perez et Philippe II. L’étude de M. Mignet est d’autant plus précieuse que les travaux antérieurs de Sandoval et de Robertson avaient altéré la vérité. Grâce à eux on ne pouvait plus comprendre ce grand caractère ; on attribuait à un accès de folie une résolution imposée par la nécessité. En un jour, toutes ces illusions, toutes ces chimères, se sont évanouies ; la vérité a remplacé le fantastique. Grâce à une heureuse découverte de manuscrits, grâce aux archives de Simancas soigneusement dépouillées et analysées, on a reconstitué la véritable physionomie de Charles-Quint ; désormais les motifs de son abdication sont connus ; sa vie privée nous est restituée ; sa mort nous a livré le secret d’une énigme jusqu’alors insoluble. Trois historiographes se sont emparés simultanément des précieux manuscrits de Simancas ; MM. Pichot, Mignet et Gachard ont publié, chacun de leur côté, un travail de restauration historique. Pour sa part, M. Mignet a fait œuvre de biographe, de chroniqueur, mais dans une mesure plus restreinte que M. Pichot ; comme celui-ci, il s’excuse d’avoir trop sacrifié au détail, à la particularité, aux menus propos, aux petites confidences : « Rien de ce qui touche à un grand homme, dit-il, ne saurait être indifférent ; les détails de son existence privée servent à faire comprendre la fin de son existence politique. » C’est là prévoir, non éviter, le défaut de proportion que l’on peut justement reprocher à son livre. M. Mignet ne devait pas renoncer si aisément à la méthode qui donne tant de valeur au Résumé de l’histoire de la révolution ; il est, en histoire et en critique, des modes contre lesquelles un esprit vigoureux doit réagir, et le goût de l’anecdote est aussi dangereux que le culte des généralités sentencieuses.

Dans une introduction remarquable, où son talent retrouve son ampleur, M. Mignet décrit l’état de l’Europe au moment où l’infant don Philippe vient recevoir à Bruxelles, des mains de son père, le titre et l’autorité de roi d’Espagne. Des événements menaçants, en Allemagne et en France, ont humilié la fortune de l’empereur, ou lui présagent des dangers terribles ; terribles surtout à son repos de vieillard valétudinaire, de monarque orgueilleux. L’empereur est découragé ; il n’a plus d’énergie pour recommencer la lutte contre la France et contre les princes protestants de l’Allemagne. L’Europe est lasse de sa domination et de sa politique cauteleuse. Mais si le puissant monarque n’a plus le désir de commander à la chrétienté, de gouverner les deux mondes, il ne se rend à la sommation du destin que malgré lui, et au moment suprême. Ses infirmités, ses fatigues, le fardeau des années que tant d’excès ont rendu plus lourd, la crainte d’expier ses nombreux succès par une suite de revers, le soin de son salut, le souci plus réel de sa santé, tels sont les motifs impérieux et secrets de son abdication devant les états assemblés de Bruxelles. Le vulgaire attribue volontiers au mépris des grandeurs ces abnégations soudaines dont l’honneur revient souvent à des raisons secrètes, à des motifs honteux. Non, Charles-Quint ne renonce pas à l’empire ; il ne va pas consacrer aux mesquines intrigues de la vie domestique les ressources de son vaste génie ; il n’habite pas une cellule tendue de drap noir, mais une belle villa, un palais de plaisance, construit d’avance sur ses propres plans, d’où il gouverne par la plume de ses secrétaires. Les ministres de son successeur sont encore les simples exécuteurs de sa volonté ; ses lettres à la chancellerie royale se terminent toujours par cette formule du maître : « Par ordre de Sa Majesté. » Le ministre Vasquez sait à qui il doit obéir. Il est vrai que l’empereur joue, devant témoins, son rôle de trappiste goutteux ; il prononce des mots à effet, des sentences philosophiques, qui donnent le change au public crédule.

La conclusion du livre de M. Mignet est à la hauteur de son introduction ; mais l’ouvrage lui-même est bien loin de la perfection. Nous le disions au début, le livre de M. Mignet est indispensable à quiconque veut connaître la véritable figure de Charles-Quint, grâce aux nombreux matériaux qui s’y trouvent réunis. Il est à regretter que ces renseignements ne soient pas coordonnés avec soin. Un Espagnol, M. Bermudez de Castro, a signalé tous les défauts de ce travail.

Charles-Quint, par M. Amêdée Pichot (Paris, 1854). Cet ouvrage, très-remarquable, se divise en deux parties. La première nous montre Charles-Quint empereur, au milieu de ses ministres, et dans ses rapports avec les souverains de l’Europe, adversaires ou instruments de sa politique. La seconde nous le fait suivre à Saint-Just, dans cette vie austère et encore active qui fut le solennel épilogue de cette grande destinée. D’importants travaux ont élucidé, de nos jours, toutes les questions qui se rattachent au règne de Charles-Quint, et surtout à ses dernières années. Le mérite du livre de M. Pichot est de les résumer sous la forme attrayante et familière d’une chronique. Le cadre qu’il s’est tracé lui permettait de parler tour à tour en historien et en biographe, de nous faire assister aux conseils du grand empereur, et de nous faire ensuite, en quelque sorte, asseoir à son foyer. On lit ainsi avec charme un récit où se déroulent quelques-uns des plus grands événements du XVIe siècle, groupés autour d’une figure qui personnifie avec une singulière puissance la vie morale et politique 3e cette époque. L’Histoire de Charles-Quint, par M. Mignet, offre plus d’une analogie avec l’ouvrage de M. Pichot.

Charles-Quint. Iconogr. Les portraits que l’on possède de Charles-Quint sont très-nombreux ; la série de ceux qui figurent dans la collection iconographique du cabinet des estampes à la Bibliothèque impériale forme à elle seule un gros volume. Le plus ancien que nous ayons remarqué dans cette série est l’ouvrage d’un graveur allemand ; il porte la date de 1519 et l’inscription : Carolus, rex Hispaniae, ce qui nous fait croire qu’il a été exécuté un peu avant l’élection qui éleva Charles à l’empire : le jeune prince, — il avait alors dix-neuf ans, — est vu de trois quarts ; il a le visage imberbe, l’air rêveur et maladif ; il est coiffé d’une toque plate et est décoré de l’ordre de la Toison-d'Or. Ses armes, — les colonnes d’Hercule, — et sa devise en allemand, Noch weiter (encore plus loin), accompagnent ce portrait, dont une reproduction quelque peu idéalisée a été dessinée par L. Massard et gravée par Geille dans les Galeries de Versailles. — Un autre portrait de profil, daté de 1520, donne une triste idée de la figure du jeune empereur : mâchoire fortement accusée, menton pointu, lèvre inférieure pendante, œil petit et sans vivacité, longs cheveux plats ; tout cela s’accorde assez bien, du reste, avec les descriptions des historiens du temps. Au-dessous de ce portrait sont énumérés, en langue flamande, les titres du prince : « Charles, par la grâce de Dieu, roi des Romains, empereur césar, roi d’Espagne et des Deux-Siciles, archiduc d’Autriche, duc de Bourgogne et de Brabant, comte de Flandre et de Tyrol. » — À l’année 1519 appartient encore un singulier portrait, édité en Allemagne : Charles, vu de profil, est coiffé d’un feutre rond à ailes étroites, mais d’une forme très-élevée et qui ressemble tout à fait à celle de nos modernes chapeaux ; il tient d’une main un livre, de l’autre un bâton, et a les épaules couvertes d’un manteau ; sa devise est commentée dans le vers suivant :

Plus ultra imperium, plus ultra sidera nomen.

À peu près à la même époque appartiennent un portrait dans un médaillon ovale, entouré d’arabesques, avec l’inscription : Carolus rex Catholicus, et un second portrait encadré dans un portique, avec les mots : Imperator Caesar Carolus V, Hispaniae rex ; ce dernier ouvrage nous montre l’empereur encore imberbe, de face, coiffé d’une toque plate, la bouche béante, la main posée sur un coussin.

En 1530, le Titien, recommandé par son ami l’Arétin au puissant empereur d’Allemagne, fut mandé à Bologne par ce dernier qui le chargea de peindre son portrait : Charles-Quint fut si satisfait de la manière dont le maître vénitien s’acquitta de cette tâche qu’il le prit en affection, le combla de bienfaits, le créa chevalier et comte palatin ; par la suite, il l’appela auprès de lui, à diverses reprises, notamment à Bologne, pour la seconde fois en 1538, à Vienne en 1548 et en 1550, à Inspruck en 1555. Une anecdote célèbre peut donner une idée de l’estime dans laquelle l’empereur tenait l’artiste : un jour que celui-ci était occupé à faire le portrait du monarque, son pinceau s’échappa de sa main ; Charles-Quint daigna le ramasser et le lui rendre ; vivement touché de cette marque d’honneur, le Titien s’inclina devant son puissant modèle et lui dit : « Sire, je ne suis pas digne d’avoir un serviteur tel que vous. » À quoi Charles répondit : « Le Titien mérite d’être servi par des Césars. » Se non è vero è bene trovato. Les plus beaux portraits que le grand maître vénitien ait faits du grand empereur d’Allemagne, les plus beaux du moins qui nous soient parvenus, sont ceux que possèdent les musées de Madrid, de Munich et du palais de Schleissheim ; nous en donnons ci-après la description. Si l’on compare ces divers portraits à ceux qui ont été exécutés par d’autres artistes, on est tenté de croire que le Titien ne plut tant à Charles-Quint que parce qu’il eut le talent d’embellie la figure de ce prince. Les peintres allemands, qui ne savaient pas transiger avec la vérité, ont reproduit cette figure avec un réalisme dont nous devons leur savoir gré. Un portrait, par Amberger, qui se voit au musée de Berlin, représente l’empereur en barrette noire, manteau de la même couleur et habit de dessous verdâtre sur lequel brille l’ordre de la Toison-d’Or ; les deux mains sont posées sur une table, la droite tenant un livre, la gauche une paire de gants. Sur le fond gris du tableau se détachent les armes impériales, les deux colonnes et la devise : Plus oultre ; au-dessous, on lit l’inscription ; Aetatis XXXII. « Avec son teint blême, son œil terne, sa lèvre pendante, Charles-Quint à trente-deux ans est vraiment ignoble, dit M. Viardot ; et si cette image était plus fidèle que les portraits du Titien, il faudrait que le peintre de Cadore eût payé le titre de Caesaris eques par une incroyable flatterie envers le souverain qui ramassait son pinceau. J’aime mieux penser que le portrait de Berlin est une satire peinte, l’œuvre d’un protestant, d’un républicain peut-être ; car il y en avait alors, puisque Luther triomphait à Nuremberg, puisque les comuneros d’Espagne venaient à peine d’être vaincus, et qu'en France La Boëtie écrivait le Contre un. » Non, ce portrait n’était pas une satire, car nous savons qu’Amberger jouissait de l’estime et des faveurs de Charles-Quint. Un autre portrait de ce prince, par le même artiste, supérieur pour l’exécution à celui du musée de Berlin, figure dans la galerie de l’Institut des beaux-arts, à Sienne.

Les portraits exécutés par le Titien ont été fréquemment reproduits ; on trouvera, à l’article suivant, des indications sur quelques-unes de ces reproductions. L’œuvre gravé du maître, au cabinet des Estampes à la Bibliothèque impériale, contient un portrait daté de 1531 et qui porte les initiales du graveur Barthélémy Beham : le type, toutefois, s’éloigne quelque peu de celui du Titien, pour se rapprocher de celui d’Amberger ; la bouche est béante et inexpressive ; le regard est languissant ; la tête est coiffée d’une barrette et au cou est suspendue la Toison-d’Or. Le distique suivant se lit au bas de l’estampe :

Progenies divum, Quintus sic Carolus ille,
Imperii Caesar, lumina et ora tulit.

Nous croyons qu’il faut attribuer aussi à un maître allemand un autre portrait classé dans l’œuvre du Titien et qui représente Charles-Quint à l’âge de quarante et un ans (Carolus V Roma. Imp. semper August. aetat. suae XLI), les bras appuyés sur un coussin, la tête de trois quarts, coiffée d’une toque, la barbe longue et taillée carrément ; joli portrait, d’ailleurs, avec les armes de l’Empire, les deux colonnes et la devise : Plus oultre.

Parmi les autres portraits de Charles-Quint, nous citerons : un charmant petit tableau de Clouet, au musée de Cluny ; une excellente peinture de Holbein le jeune, au musée d’Amsterdam ; un portrait en pied, par l’Espagnol Juan Panteja de la Cruz, au musée de Madrid (l’empereur, couvert de son armure, a la tête nue, la main sur son casque, posé sur un meuble) ; un portrait en buste, par le même, à l’Escurial ; un buste de marbre, attribué à Jean Cousin, au musée de Versailles ; une estampe de Vischer, représentant l’empereur jusqu’à mi-jambes, les deux mains posées sur un gros chien, la tête couverte d’une barrette, le corps enveloppé dans un par dessus garni de fourrure ; une belle estampe de F. van Gunst, d’après Van der Werff ; le même portrait, gravé au trait par Landon ; un portrait équestre, gravé par Crispin de Pas ; un portrait de fantaisie, gravé par Garavaglia ; une tête couronnée de laurier, gravée par François, d’après Soutman ; diverses estampes de Basan, de Sorello, de Houbraken, de Chapman, de Wichem, etc.

Les actions du puissant empereur d’Allemagne ont été souvent retracées par la peinture. M. Hamman a représenté ; l’Éducation de Charles-Quint ; M. Leys : l’Archiduc Charles prêtant serment entre les mains du bourgmestre et des échevins d’Anvers, en 1515 ; Érasme Quellyn le jeune : le Couronnement de Charles-Quint à Bologne (musée du Belvédère, à Vienne) ; Sebastiano Ricci : le même sujet (palais Ridolfi, à Vérone) ; Ajez, peintre italien du XIXe siècle : Charles-Quint ramassant le pinceau du Titien (galerie Peloso, à Gênes) ; Bergeret : le même sujet (Salon de 1808) ; Gros : François Ier et Charles-Quint visitant les tombeaux de Saint-Denis ; Revoil : Charles-Quint refusant de reprendre son anneau à la duchesse d’Étampes (Salon de 1810) ; M. Ch. Comte : le même sujet ; H.-S. Beham : l’Entrée de Charles-Quint à Munich (4 pièces gravées sur bois) ; M. Ch. Comte : Charles-Quint visitant le château de Gand (Salon de 1866) ; J.-C. Vermeyen : Charles-Quint, vainqueur des Maures, aux environs de Carthage (palais de Schœnbrunn) ; Enea Vico : Charles-Quint passant l’Elbe à Mühlberg (composition ovale très-curieuse, dont quelques iconographes attribuent le dessin au Titien) ; Bergeret : le Naufrage de Charles-Quint sur les côtes d’Afrique (Salon de 1824)’ ; Jérôme Francken : Abdication de Charles-Quint (musée d’Amsterdam) ; Solimena : le même sujet ; J. Francken : Charles-Quint prenant l’habit religieux (musée de Lille) ; Bergeret : Charles-Quint s’amusant, dans sa retraite, à faire des horloges de sable (Salon de 1822) ; Robert-Fleury : Charles-Quint au monastère de Saint-Just recevant les ambassadeurs de Philippe II ; M. de Groux : la Mort de Charles-Quint, etc. La plupart de ces tableaux sont l’objet d’un compte rendu particulier dans cet ouvrage.

Les compositions allégoriques relatives à Charles-Quint ne sont pas moins nombreuses. Nous citerons, entre autres : l’Apothéose de Charles-Quint, par le Titien (v. apothéose) ; une estampe sur le même sujet, par J. Neefs ; Charles-Quint couronné par la Gloire et foulant aux pieds un Silène (personnification de l’Ivrognerie), tableau de Rubens, à Munich ; la Naissance de Charles-Quint (la Renommée et Mars assistent à l’accouchement de Jeanne la Folle), belle peinture de Carlo Caliari, au musée royal de Madrid (il y en a une répétition à l’Escurial), etc. Une grande composition d’Enea Vico mérite d’être sommairement décrite : dans un médaillon, placé sous un portique de riche architecture, l’empereur est représenté en buste, la tête tournée vers la droite ; c’est le portrait si souvent gravé d’après le Titien. Sous ce médaillon, entre les bases des colonnes du portique, deux femmes sont assises, l’une personnifiant l’Allemagne (Germania), l’autre l’Afrique (Africa). Sur les bases des colonnes sont retracés : à droite, le siège d’une ville ; à gauche, un combat entre des hommes armés de lances. Sur les colonnes est la devise : Plus ultra. À la colonne de droite s’appuie une femme nue (Minerve), armée d’une lance, d’un bouclier et d’un casque, ayant près d’elle un hibou. À la colonne de gauche est adossée une autre femme, drapée à l’antique, et tenant un livre. À côté d’elle se lisent ces mots : Jure belli, Germania, perieras, ego te servavi. Au milieu de l’entablement, un aigle, aux ailes éployées, soutient une femme tenant d’une main un glaive et de l’autre une couronne ; près d’elle, des guirlandes de fruits et des couronnes remplissent le tympan du fronton. Au-dessus sont assis : d’un côté, une femme casquée (la Justice) ; de l’autre côté, la Religion, tenant une croix, les clefs de saint Pierre, un rosier, un livre et un écusson. Sur les angles supérieurs du portique, à l’aplomb des colonnes, se tiennent de petits génies tenant des bannières. De chaque côté du portique s’étend un paysage : à droite sont des ruines ; à gauche, des gens armés de lances se livrent combat. Cette grande composition, dont quelques auteurs attribuent le dessin au Titien, porte cette inscription : Inventum sculptumque ab AEnea Vico Parmense MDL (Inventé et gravé par Énée Vico de Parme, en 1550). Elle a été copiée par N.-D. La Casa.

Charles-Quint (PORTRAITS DE), par Titien. Nous avons dit dans l’article précédent (Iconographie), que ce fut en 1530 que le Titien fut appelé à Bologne pour faire le portrait de Charles-Quint. L’artiste représenta sans doute le monarque dans le costume pompeux qu’il portait lors de son couronnement par Clément VII ; nous ne savons ce qu’est devenu l’original de ce premier portrait, mais on trouve dans l’œuvre gravé du Titien plusieurs estampes qui pourraient bien avoir été exécutées d’après ce prototype. Charles-Quint y est représenté en buste et de trois quarts, la tête couronnée d’une espèce de mitre orientale enrichie de pierreries, les épaules couvertes d’un manteau magnifique retenu sur la poitrine par une agrafe, la main droite tenant un sceptre, la main gauche un globe surmonté d’une croix. Il y a de ce portrait une très-ancienne gravure sur bois d’un maître italien, et des reproductions plus récentes exécutées au burin par C. Vischer, par J.-J. Flippart, etc.

Le musée de Madrid possède deux portraits de Charles-Quint par le Titien. L’un, qui a été célébré par tous les biographes de 1 artiste, représente l’empereur à cheval, armé de toutes pièces et la lance en arrêt, tel qu’il combattit, dit-on, à Mühlberg ; son armure et son casque sont d’acier bruni incrusté d’or ; sa poitrine est croisée par une écharpe rouge à franges d’or ; le casque est orné d’une plume cramoisie ; la housse du cheval est de la même couleur que l’écharpe. Le fond du tableau est un paysage éclairé par le soleil couchant. Cette magnifique peinture a malheureusement poussé au noir. Le second portrait, qui est au musée de Madrid, nous montre Charles-Quint debout et de face, caressant de la main gauche son chien favori, qui lève la tête vers lui, et tenant de la main droite un chasse-mouches ; il est coiffé d’une toque noire ornée d’une petite plume blanche ; sa tunique, à manches tailladées, est en drap d’or ; son par dessus, en soie blanche brochée d’or, a un large collet et des parements de fourrure ; ses bas et ses souliers sont également en soie blanche ; les hauts-de-chausses présentent un singulier étui : « Si de nos jours un plaisant se montrait dans ce costume en temps de carnaval, dit M. Lavice (Musées d’Espagne), la police pourrait bien coffrer l’homme et l’étui. » Au point de vue de l’exécution, ce tableau est superbe ; il a été gravé au trait par Réveil dans la Galerie des arts et de l’histoire. M. Viardot assure qu’il y a au musée de Madrid « un troisième Charles-Quint, venu de l’Escurial, et qui fut peint à la fin du règne de ce prince, avec la barbe blanchie, lorsque la fatigue et le dégoût des affaires publiques conduisirent le vainqueur de Pavie à la chartreuse de Saint-Just. » Mais nous n’avons pas trouvé sur les catalogues l’indication de cette peinture.

Un autre beau portrait, signé du nom du maître et daté de 1548, se voit au musée de Munich : Charles-Quint est assis dans un fauteuil, près d’une fenêtre ouverte sur la campagne ; il porte une barrette noire et un ample par dessus de la même couleur doublé de fourrure ; à son cou est suspendu l’insigne de la Toison-d’Or ; de la main droite, posée sur le bras d’un fauteuil, il tient des gants ; la gauche est placée sur les genoux ; toute son attitude est pleine de calme, de dignité. Ce portrait a fait partie de la collection de Charles Ier, roi d’Angleterre ; vendu 3,800 fr. après la mort de ce prince, il fut acquis par l’électeur de Bavière et placé au château de Schleissheim, d’où il a été transporté à la pinacothèque de Munich. Il a été gravé par Réveil.

Au musée de Vienne se trouvent deux portraits de Charles-Quint par le Titien : l’un, simple esquisse sur bois, représente l’empereur vêtu de noir et assis dans un fauteuil ; l’autre nous le montre debout, vêtu aussi de noir et tenant un mouchoir à la main. Ce dernier tableau porte le monogramme du peintre (un T et un F accolés) et l’inscription suivante : Carolus V. IMP. AN. AETA. L MDL. (Charles-Quint, empereur, à l’âge de cinquante ans, en 1550). Suivant M. Viardot, « ce portrait n’est guère acceptable ; ce n’est ni la taille du fils de Jeanne la Folle, ni ses traits, ni sa barbe, rousse quoique blanchissante, et quand on a vu les vrais portraits de Charles-Quint par Titien, on ne reconnaît dans celui-ci pas plus le peintre que l’empereur. » M. Viardot. se trompe : le tableau est un peu altéré, mais il est incontestablement l’œuvre du maître vénitien, et il reproduit bien, comme l'a remarqué M. Lavice, le visage pâle et le beau front de l’empereur, la bouche entr’ouverte et la menton saillant, qui donnent quelque chose de dur et d’inexorable à sa physionomie.

Un tableau de Titien, qui est au Musée royal de Naples, offre réunis les portraits de Charles-Quint et d’un cardinal ; l’empereur, dont la tête est pleine de vie, tient un papier et semble préoccupé ; le cardinal, plus jeune, a moins de gravité. Nous ignorons quel est ce dernier personnage.

Parmi les portraits de Charles-Quint gravés d’après le Titien, on remarque encore celui qui représente ce prince à mi-corps, la tête nue et tournée de trois quarts, le corps couvert d’une armure d’acier bruni, la main gantée de fer et tenant une épée nue. Ce portrait, dont il existe une très-ancienne gravure sur bois, de la même main que celle qui nous montre l’empereur dans son costume du couronnement, a été fréquemment reproduit, notamment par Aeneas Vico, par Rubens, par Suiderhoef, qui ont seulement modifié les accessoires. Nous avons décrit, dans l’article précédent, la composition de Vico ; celle de Rubens (ex Titiani prototypo) nous fait voir l’empereur jusqu’aux genoux, appuyant la main gauche sur sa hanche et ayant au cou l’ordre de la Toison-d’Or ; le col de la chemise est abattu sur la cuirasse ; sur un socle est déposé un casque empanaché. La gravure de Suiderhoef est une eau-forte de la plus belle exécution : le portrait, en buste, est contenu dans un médaillon bordé de guirlandes de fruits et surmonté des armes de l’empereur, les deux colonnes et la devise Plus ultra, entre deux aigles ; cette estampe est accompagnée d’une inscription où Charles-Quint est qualifié de : Orbis monarcha potentissimus. Un autre portrait, attribué au Titien, se distingue par l’étrangeté du casque dont est coiffé l’empereur. Ce casque, de forme pointue, se termine par un grand panache et offre autour du front et des tempes une sorte de bordure ou de doublure d’étoffe. Il se pourrait que cette coiffure fût particulière aux comtes de Flandre, car tel est le titre donné à Charles-Quint dans les estampes où nous la rencontrons ; parmi ces estampes, nous citerons celles de Théodore van Kessel, de Gasper de Hollander, de Coenrad Waumans, etc. Mentionnons encore, comme ayant été exécutées d’après le Titien, les gravures de Vosterman, de Maucornet, de J. van Heyden, de J. Liefrink, de N.de Clerc, de Lommelin, de M. Engelbrecht, etc.

Charles-Quint (PORTRAIT ÉQUESTRE), par Van Dyck ; musée des Offices, à Florence. Ce portrait, qui fut exécuté, dit-on, d’après le Titien, offre de notables différences avec celui qui est au musée de Madrid. L’empereur, revêtu de son armure sur laquelle une écharpe rouge est passée en sautoir, tient d’une main la bride de son cheval, et de l’autre un bâton de commandement qu’il appuie sur sa cuisse. Au-dessus de sa tête plane un aigle qui tient dans son bec une couronne de laurier. Le cheval, robuste et plein de feu, a une crinière touffue et une longue queue qui descend presque jusqu’à terre. Dans le fond, on voit la mer et un vaisseau. Ce portrait est d’un dessin et d’une couleur magnifiques. Il a été gravé par Guttenberg, d’après un dessin de Wicar, et par l’Anglais Woodbrun.

Charles-Quint (L'ABDICATION DE), tableau de Francesco Solimena (musée de Toulon). L’empereur, à genoux sur la marche la plus élevée d’un autel, aux pieds d’un évêque, se retourne pour déposer la couronne sur un plat que tient un religieux. Derrière lui, un enfant de chœur agite un encensoir. Trois princesses sont agenouillées sur les degrés de l’autel ; l’une d’elles, coiffée d’un gigantesque diadème, porte son mouchoir à son visage ; celle qui est vue de dos, — une blonde à la chevelure opulente, — est d’une belle tournure. Il faut applaudir aussi au mouvement plein de vérité que fait, en se penchant pour voir la cérémonie, une petite suivante noire qui soutient la robe traînante de l'une des princesses. Des soldats, vêtus à l’antique, les pieds chaussés de sandales, forment la garde d’honneur. « On ne s’expliquerait guère cet anachronisme de costume, et encore moins la présence, au milieu de cette brillante assemblée, d’un mendiant au torse nu, si l’on ne savait, dit M. Chaumelin (Trésors d’art de la Provence), que Solimena avait une prédilection pour ces détails antiques et ces nudités qui prêtent à merveille à un certain arrangement pittoresque. Tous les groupes du tableau sont, d’ailleurs, savamment et élégamment ordonnés, et se détachent sans confusion sur un fond d’architecture d’une grande simplicité. » Ce tableau passe pour avoir appartenu au Puget. — Dans la composition de Jérôme Francken, sur le même sujet (musée d’Amsterdam), l’empereur est assis sur un trône, entre son frère Ferdinand Ier et son fils Philippe II. Une foule de courtisans et de grands seigneurs les entourent ; au premier plan sont les figures allégoriques des quatre parties du monde. — Une composition analogue a été gravée par Van der Does.

Charles-Quint au monastère de Saint-Just, tableau de M. Robert-Fleury ; collection de M. Émile Pereire, à Paris. Dans une vaste galerie richement ornée, et sur laquelle s’ouvre la chapelle du couvent, Charles-Quint, enveloppé dans une houppelande noire garnie de fourrure, est assis sur un fauteuil à brancard que les porteurs viennent de déposer à terre, par son ordre ; de ce siège où le retient la goutte, il reçoit, comme du haut d’un trône, don Ruy Gomez de Silva, comte de Melito, qui, le genou en terre, lui remet une missive par laquelle Philippe II supplie son père de quitter le cloître et de venir lui apporter ses conseils, au milieu des circonstances critiques où se trouve l’Espagne. La physionomie du vieil empereur exprime le mécontentement et le reproche : il est irrité d’apprendre que cette Espagne, qu’il avait faite si puissante, est menacée dans sa prospérité et dans sa grandeur, mais en même temps il laisse voir sa volonté inflexible de rester dans la retraite. Les moines, debout derrière le brancard, les mains cachées dans les larges manches de leur frac blanc, le visage empreint d’une humilité routinière, affectent une impassibilité qui déguise mal leur impatience. « Celui qui, d’un coin de la salle, allonge dans la pénombre sa tête macérée, dit M. Paul de Saint-Victor, est d’une beauté ascétique qui parle à l’esprit. Quelle flétrissure ardente dans ses traits ! quelle prudence de confesseur chargé des secrets d’un règne ! quel fin coup d’œil de casuiste habitué à scruter les âmes ! Il observe avec inquiétude son grand pénitent : on dirait qu’il le conseille à distance, et qu’il lui souffle sa réponse, de cette voix imperceptible qui chuchote derrière les grilles des confessionnaux ! » Sur le devant du tableau, un jeune gentilhomme, vêtu de velours noir et de satin, se fait remarquer par l’élégance et la fierté de sa tournure. D’autres personnages se tiennent à distance respectueuse, aux divers plans de la salle. À la muraille du fond est suspendu le magnifique tableau du Titien représentant l’Apothéose de la famille impériale. À gauche, l’œil plonge dans la chapelle toute resplendissante de dorures et de lumières. Cette page intéressante, qui a figuré au Salon de 1857, a obtenu les éloges à peu près unanimes de la critique. « La composition est simple, grande, a dit M. Delécluze (Débats) ; la projection de la lumière ainsi que le coloris y est traitée avec une véritable supériorité, et l’aspect général de l’ouvrage a quelque chose de magistral. » — Suivant M. de la Bédollière (Siècle), « la décoration de l’appartement, les meubles, l’architecture sont aussi remarquables d’exactitude que d’exécution ; jamais le pinceau de M. Robert-Fleury n’a été plus ferme et son talent plus élevé. » Mais écoutons M. de Pesquidoux (Union) : « De loin et au premier coup d’œil, cette toile vous surprend, vous éblouit. Qui donc a retrouvé la palette de Rembrandt ? Qui donc a répandu dans un appartement autant d’air, de transparence et de profondeur ? Quelle brosse a accroché ces coups de lumière fauve, dorée, aux mille détails de la plus riche et de la plus capricieuse ornementation ? Qui enfin a dérobé au soleil ce rayon éclatant et la fait se répandre en longue et scintillante traînée sur le marbre des dalles ?... Et si l’on approche, si l’on étudie de près cet admirable tableau, que de détails, que de beautés l’on découvre peu à peu ! que de finesse et d’expression sur les physionomies !... Si la critique voulait à toute force trouver un aliment, il faudrait remarquer les mains, qui sont certainement moins fortes et moins étudiées que les autres détails. Mais je me contente de noter cette observation, sans lui donner plus d’importance qu’elle ne mérite, et je reconnais avec tout le monde que si Charles-Quint est la meilleure toile de l’auteur, il est aussi, sans contredit, une des œuvres les plus remarquables de notre temps. » M. Alexandre Dumas (Indépendance belge) est d’avis aussi que c’est là, de tous points, un excellent tableau : « On y cherche avec un double intérêt, a-t-il dit, avec une double curiosité, le Charles-Quint qui a remué le monde, le vainqueur de Soliman et de Barberousse, le négociateur de Cambrai, puis, et surtout, le Charles-Quint intérieur, le Charles-Quint tombé dans le silence et la solitude, le Charles-Quint descendu de son piédestal, le Charles-Quint qui, suivant la charmante expression de Montaigne, « a sçeu cognoistre que la raison nous commande assez de nous coucher quand les jambes nous faillent. » Le peintre a bien compris cette double curiosité, et, dans sa composition simple, naturelle, il retrace très-bien cette histoire originale, il la représente avec un charme sérieux, une couleur ferme et forte, un parti pris de réalité, de vraisemblance, de bon sens, de raison qui indiquent un talent dans toute sa maturité. » M. de Calonne (Bévue contemporaine) pense que le Charles-Quint est le meilleur morceau de l’auteur, après le Colloque de Poissy, et il l’apprécie en ces termes : « Cette toile, de moyenne grandeur, a toutes les allures et tout le style de la grande peinture. Ce qui frappe surtout les connaisseurs, c’est l’aspect harmonieux et la solidité parfaite de la couleur. Tout est à son plan ; aucun détail n’est négligé ; les accessoires sont même traités avec beaucoup de soin, et cependant ils se soudent merveilleusement dans l’ensemble sans se nuire entre eux, sans diminuer surtout l’importance des figures, qui tiennent toute leur place et occupent parfaitement la scène. » M. Paul de Saint-Victor (Presse) n’est pas moins élogieux : « Le Charles-Quint, dit-il, est une page d’histoire écrite avec concision dans un petit cadre ; la facture en est fine, solide, accentuée dans les têtes, savamment abrégée dans les accessoires. Il y règne cette belle chaleur résultant de l’économie des clairs et des ombres, qui dégrade les plans, détache les personnages, accuse ou atténue les détails et les fait concourir à un riche effet d’harmonie. » Deux critiques, le sévère Gustave Planche (Revue des Deux-Mondes), et le malicieux M. About (Moniteur), ont jeté une note discordante au milieu de ce concert d’éloges : « Tous les personnages de la composition de M. Robert-Fleury, a dit le premier, sont bien conçus et d’un style élevé ; les figures sont dessinées avec élégance, la pantomime est vraie, les physionomies expressives. Il semble que les spectateurs devraient se déclarer satisfaits, et cependant ils témoignent peu d’empressement pour cette œuvre. Si l’on prend la peine d’étudier avec attention les diverses parties dont se compose ce tableau, le mécompte de l’auteur s’explique facilement. D’abord il a traité des sujets d’un intérêt plus vif, et puis il y a dans cette toile une part trop large faite aux accessoires. Il est utile sans doute d’indiquer la mesure de la salle où sont placés les personnages, mais il ne faut pas écrire avec tant de soin tous les détails de l’ameublement, car ces détails ne manquent jamais de distraire l’attention, et l’importance des personnages se trouve amoindrie. Avec moins de travail, M. Robert-Fleury aurait certainement réuni un plus grand nombre de suffrages. » M. About a donné à sa critique un tour plus léger en apparence, et qui n’en est que plus cruel : « M. Robert-Fleury, dit-il, a dépensé dans son tableau toutes les ressources, tous les raffinements, toutes les succulences de la couleur. Le regard entre avec joie dans cette vaste salle de réception ; l’esprit respire à l’aise dans cet espace qu’on pourrait mesurer géométriquement. Le jour y abonde, y circule et conquiert tous ses droits dans les recoins les plus intimes. L’ordonnance du sujet est magistrale : c’est ainsi que Titien aurait placé les figures. Il les aurait dessinées autrement. Lorsqu’on voit cette belle composition et cette couleur merveilleuse associées à un dessin si faible, ou plutôt si affaibli, on songe involontairement aux tableaux que Titien a pu peindre vers Je centième anniversaire de sa naissance ; ou si vous préférez une autre comparaison, on croit voir une œuvre de sa jeunesse, copiée habilement par une demoiselle. M. Robert-Fleury s’efface, il abdique ; il ressemble à un libre penseur qui, dans le relâchement du grand âge, s’abandonne aux mains d’un directeur. Il a sacrifié le dessin qu’il avait. Sa touche est fatiguée et vieillotte ; Sous son pinceau mal assuré, les muscles se détendent, les mains se dénouent, la figure humaine se liquéfie ; à peine s’il retient certaines formes dans le réseau de la couleur. » On ne peut avoir une méchanceté plus spirituelle, et je crains bien que le plaisir de décocher des épigrammes aussi finement acérées n’ait entraîné M. About à dépasser sciemment les bornes de la justice. Le Charles-Quint de M. Robert-Fleury n’est assurément pas une œuvre irréprochable ; mais, tel qu’il est, il mérite d’être cité comme une des productions les plus sérieuses de notre école contemporaine.

Charles prêtant serment entre les mains des bourgmestres et échevins d’Anvers (L’ARCHIDUC), fresque de M. Leys ; hôtel de ville d’Anvers. La scène se passe en 1515. Le futur empereur d’Allemagne, en pourpoint et haut-de-chausses de soie blanche, avec manteau de la même étoffe doublé de rose, est debout sur une sorte d’estrade ; il étend la main sur l’Évangile et prête serment, en qualité de comte de Flandre, en présence de Marguerite d’Autriche, sa tante, de Marguerite d’York, sœur d’Édouard IV, et de divers autres personnages de la cour placés à gauche derrière lui. À droite se tiennent les magistrats d’Anvers, qui écoutent le prince avec une gravité mêlée de respect. Du même côté, sur les degrés de l’estrade, on voit l’évêque d’Anvers entouré de son clergé, et plus bas, assis sur la première marche, des hérauts d’armes, vêtus de pourpoints bruns, à crevés blancs, et qui portent des écussons armoirés. Un de ces hérauts, vu en entier, est d’une tournure magnifique, les autres sont hardiment coupés par le cadre. Cette belle composition fait partie d’une série de peintures murales exécutées dans la grande salle de l’hôtel de ville d’Anvers ; M. Leys en a fait une reproduction sur toile qui a figuré à l’exposition universelle de 1867, où cet artiste a remporté une des grandes médailles d’honneur décernées par le jury international.

Charles-Quint et la duchesse d’Étampes, tableau de M. Ch. Comte ; Salon de 1863. On lit dans les Mémoires de Martin du Bellay ; « Pendant son séjour à Fontainebleau, en 1540, l’empereur Charles-Quint, invité par la duchesse d’Étampes à un grand festin, laissa tomber devant elle, en se lavant les mains, un diamant d’un grand prix. La dame le ramassa et voulut le rendre. L’empereur la contraignit de le garder en lui disant qu’il était tombé en de trop belles mains pour qu’il pût le reprendre. » Ce sujet a inspiré à Révoil une composition toute pleine d’intentions spirituelles, mais d’une exécution un peu léchée, suivant la critique qu’en fit M. Guizot (Salon de 1810). Le tableau de M. Comte est remarquable surtout par la finesse avec laquelle sont peintes les étoffes, les tentures, les boiseries de la vaste salle où se passe la scène ; les personnages ont des tournures d’une grande élégance ; l’ensemble est d’une couleur harmonieuse.

Charles-Quint visitant le château de Gand, tableau de M. Charles Comte ; Salon de 1866. Avant de se retirer au monastère de Saint-Just, le vieil empereur, appuyé sur le bras d’un jeune écuyer, suivi par les officiers et quelques femmes de son ancienne cour, parcourt les appartements déserts du château où s’est écoulée sa jeunesse. Il s’est arrêté, avec sa suite, dans la grande salle de la Toison-d’Or, jadis pleine de bruit, d’éclat, de luxe, aujourd’hui solitaire et nue ; une immense tapisserie de haute lisse, qui couvre toutes les murailles, représente l’expédition des Argonautes. « Ce fond de nuances vives, mais très-harmonieuses entre elles, est traité avec une entente remarquable du coloris, dit M. Maxime Du Camp ; en effet, au lieu de nuire aux personnages, ces tons gais les font ressortir et leur donnent une valeur relative fort heureusement trouvée. Toutes les têtes, depuis celle de Charles-Quint jusqu’à celle de son dernier homme de suite, sont fines, expressives, modelées peut-être d’une façon un peu trop restreinte, mais vigoureuse et en rapport direct avec le sujet. »