Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Cloître (LE) et le cœur, récit du moyen âge, par Charles Reade

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Administration du grand dictionnaire universel (4, part. 2p. 465).

Cloître (LE) et le cœur, récit du moyen âge, par Charles Reade. Ce roman important avait paru d’abord sous forme de nouvelle dans un recueil hebdomadaire, et avait obtenu un grand et légitime succès. L’auteur, croyant voir dans ce texte primitif un cadre susceptible d’être élargi, le reprit en sous-œuvre, et, usant d’un procédé qui entrait, dit-on, dans les habitudes littéraires de Balzac, il lui donna des développements qui l’augmentèrent des quatre cinquièmes. C’est M. Reade lui-même qui nous donne ces curieux détails dans une courte préface. Sa légende est une esquisse de la civilisation européenne pendant la seconde moitié du XVe siècle, présentée sous forme de roman. Peut-être pourrait-on signaler quelques inexactitudes dans ce travail où l’imagination domine ; mais les objections d’un archéologue ou d’un archiviste ne seraient pas plus de mise contre les erreurs de M. Reade que celles d’un géographe ou même d’un historien contre celles de Shakspeare, C’est dans les environs de Tergou, petite ville hollandaise, que commence le récit ; Gérard Eliassoen, le héros, enlumineur de manuscrits, élevé dans un couvent et promis à l’Église, nous apparaît tout d’abord c heminant en habits de gala vers Rotterdam. Laville est en fête, et Gérard y porte une lettre de recommandation de Marguerite Van Eyck, qui le signale aux bontés de la jeune duchesse Marie, sa protectrice. Chemin faisant, il rencontre un vieillard et une jeune fille pauvrement vêtus. L’un est à bout de forces, et l’autre se désespère. Derrière eux se prélasse sur sa mule caparaçonnée maître Ghysbrecht van Swieten, le bourgmestre de Tergou, qui, à la vue de ces honnêtes gens qu’il éclabousse, sent se réveiller un remords, car, si le bourgmestre eût toujours été probe, le vieux Peter Brandt ne serait pas dans la misère avec sa jolie fille, la perle de Sevenbergen. Gérard offre son aide aux voyageurs embarrassés de continuer leur route, et, grâce à son secours, ils atteignent l’entrée de la ville, où la foule les sépare un instant, mais où ils se retrouvent bientôt. C’est grâce à Gérard que Peter Brandt et Marguerite perceront la haie de sentinelles qui barre aux manants l’entrée de la stadthouse. Il a déjà été leur providence sur le grand chemin, il l’est encore dans ce palais. Grâce à la précieuse lettre de la sœur des Van Eyck, Gérard est reçu chez la duchesse ; il n’en sort qu’après avoir été comblé de présents, et avec la promesse qu’aussitôt admis dans les ordres on lui procurera dans le voisinage de Tergou quelque opulente prébende. Le jeune lévite s’en réjouit sans arrière-pensée, et Marguerite n’y voit qu’un sujet de félicitations. Ils ne savent pas, dans leur innocence, qu’ils s’aiment déjà et que leur destinée à tous deux vient d’être irrévocablement fixée. Ils auront beau s’aimer, en effet, l’ambition de la famille, éveillée par la perspective maintenant ouverte, se placera d’abord entre eux ; puis le vieux Ghysbrecht, qui a tout intérêt à laisser dans leur misère le malheureux Peter et sa fille, déterminera sans peine le père de Gérard à se montrer sévère. Le bourgmestre a d’ailleurs, pour servir ses odieux projets, l’appui de deux méchants frères de notre héros, Sybrandt le paresseux et Cornélis l’avare ; et, grâce à eux, l’espionnage, les sourdes machinations sont mis en œuvre sous le toit naguère si paisible du père Élias. Ils découvrent, ils livrent à leur père indigné une image où le pinceau de Gérard a reproduit les traits purs de Marguerite. Élias déchire cette image chérie ; mais cette rigueur inutile met du côté de Gérard sa mère, et bien mieux Marguerite, qui jusqu’alors se défendait de répondre à sa tendresse. Elle refuse dé quitter son père pour suivre son amant en Italie, mais elle consent à lui donner sa main. Par malheur, le terrible bourgmestre a l’œil sur leur innocent complot, et Gérard, au pied même de l’autel, est arrêté au nom de son père absent, mais en réalité par ordre du magistrat prévaricateur. Cet emprisonnement de quelques heures.dans la stadt-house, de Tergou serait un obstacle si Gérard, en travaillant à sa délivrance, ne trouvait l’acte même en vertu duquel le bourgmestre Ghysbrecht a déloyalement privé Peter Brandt de l’héritage auquel ce dernier avait droit. La persécution va devenir implacâble du moment où, sans se douter de la valeur de sa trouvaille, Gérard tient dans ses mains la fortune et la réputation de son ennemi. C’est chez Marguerite, dans sa chambre virginale, que s’est réfugié le fils d’Élias après son évasion. Les deux jeunes gens, restés seuls, tombent dans les bras l’un de l’autre. Fiancés depuis quelque temps, presque mariés la veille, se croyant certains d’être unis le lendemain, exaltés par le danger récent, ils succombent… Dès le lendemain, ils seront cruellement punis d’avoir imprudemment obéi à la voix de la nature, à celle de leur cœur. Le lendemain, en effet, les poursuites recommencent, et cette fois dirigées par le bourgmestre en personne. Sur le point d’être atteint, Gérard se retourne et frappe son ennemi qui roule dans la poussière. Gérard, obligé de se sauver, ramasse la bourse du bourgmestre et, sous la double inculpation de vol et d’assassinat, franchit la frontière avec l’aide d’un vieux soldat, l’hôte et l’ami de sa triste Marguerite, qui retourne inquiète au foyer paternel, où elle rapporté le déshonneur et ses angoisses. Ici le roman se dédouble, et, en vertu d’un procédé familier aux conteurs anglais de nos jours, on suit, par chapitres alternés, les vicissitudes bien diverses de ces deux existences maintenant séparées, celle du jeune artiste en route vers l’Italie, et celle de la pauvre enfant, restée au pays natal pour y lutter, toujours énergique et patiente, contre la malveillance, le mépris, la misère. Plus variée, plus aventureuse, la première amuse l’esprit ; la seconde, plus simple et plus vraie, intéresse et captive le cœur. Après mille vicissitudes, Gérard arrive à Rome, où son talent d’enlumineur lui fait gagner non-seulement de quoi vivre, mais de quoi augmenter chaque jour le trésor qu’il veut rapporter à sa chère Marguerite, pour l’amour de laquelle il refuse les faveurs de la princesse Clœlia. Il songe déjà à son retour lorsqu’une lettre de la sœur des Van Eyck, apportée par Hans Hemling, lui apprend que Marguerite Brandt n’existe plus. Frappé au cœur, après avoir vainement cherché la mort, Gérard prononce des vœux monastiques ; le cloître hérite de cette âme tourmentée, et l’amant de Marguerite n’est plus que frère Clément. Cependant la jeune fille n’est pas morte. La substitution d’une fausse lettre, écrite par le bourgmestre à celle dont la sœur des Van Eyck avait chargé Hans Hemling, est l’œuvre des deux méchants frères de Gérard. Au contraire, le pardon du duc ouvre à Gérard les portes de sa patrie, et sa fiancée l’attend patiente et résignée, tandis que leur fils grandit sur ses genoux. Cependant le temps a marché ; Gérard est devenu un grand prédicateur, il vient à Rotterdam faire entendre sa puissante parole, il reconnaît Marguerite, dévoile toutes les infamies dont il a été la victime, et s’enfuit dans un ermitage abandonné, où il veut achever seul et désespéré les jours que Dieu lui destine encore. Mais le courage de Marguerite s’est retrempé par la vue du père de son enfant, et, après avoir découvert sa retraite, elle entreprend, elle, simple femme, de combattre la résolution de frère Clément ; humiliée, chassée, elle a déjà fui de la cellule, mais elle a laissé derrière elle le trait vainqueur : elle a oublié dans la grotte de l’ermite l’enfant qu’elle se réservait d’offrir à ses baisers. Cette fois la tentation l’emporte, le pauvre ermite sanglote en embrassant son entant et suit sa mère qui ne sera pour lui qu’une sœur. Quelques années après, Gérard et Marguerite succombent aux atteintes de la peste qui sévissait à Deventer, et l’enfant reste seul au monde. Quant à ce rejeton d’infortunées amours, l’histoire nous dira quel il a été. À Rotterdam, sur la façade d’une maison de Brede-Kirk-straet, appartenant à un tailleur, elle a placé cette inscription : Hœc est parva domus natus qua magnus Erasmus.

« M. Reade, par cet hommage à la mémoire d’Érasme, dit M. Forgues dans la belle étude consacrée à ce roman, acquitte une dette qu’il reconnaît d’ailleurs avec une bonne foi louable… Les Lettres et les Colloques du précurseur de la Réforme ont, en effet, fourni à l’auteur du Cloître et du cœur maint épisode remarquable. » Nous n’avons pu donner qu’une analyse incomplète de ce bel ouvrage, plaidoyer du cœur et de la raison contre les lois d’un autre âge ; l’œuvre est trop longue, trop complexe, la multiplicité des détails et des figures rend impossible un compte rendu plus serré. Ce livre, qui parut en 1861, n’a pas encore été traduit en français, ce dont on pourrait à bon droit s’étonner.