Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Esmeralda, opéra en 4 actes

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Administration du grand dictionnaire universel (7, part. 3p. 877).

Esmeralda, opéra en 4 actes, représenté sur le théâtre de l’Académie royale de musique le 14 novembre 1836 ; libretto de V. Hugo, musique de Mlle  Bertin.

Il est d’usage, surtout depuis quelques années, de transporter sur la scène toute œuvre littéraire qui a eu quelque succès à la lecture. C’est ainsi que la Dame aux camélias, ce petit chef-d’œuvre de sentiment, de simple nouvelle est devenue drame, pour être jouée au Vaudeville ; que Mireille, le lumineux poème de Mistral, a été fait opéra, comme d’autres que nous pourrions citer.

Pour notre part, nous croyons que roman ou poëme doit perdre à cette transformation. Toute œuvre littéraire est une ou doit l’être. Tout s’y enchaîne et se déduit logiquement ; tout personnage, tout caractère a été d’abord étudié et arrêté par l’auteur ; toute situation y est calculée… Or, si l’on transporte cette œuvre sur le théâtre, on est obligé, par les exigences de la scène et de la musique, quand il s’agit d’un opéra, de retrancher certains chapitres, de changer telle situation, de modifier tel caractère. En un mot, on est obligé de refaire, à côté du poëme ou du roman, un autre roman ou un autre poëme. Ce dernier ne peut être qu’une copie du premier, copie infidèle, informe, difforme, presque une parodie. Un homme mutilé ne peut jamais être qu’un eunuque.

Longtemps, malgré des sollicitations nombreuses et pressantes, V. Hugo refusa de faire de Notre-Dame de Paris un libretto d’opéra. Meyerbeer fut cependant un des solliciteurs, et l’illustre musicien était bien digne de mêler son divin langage au langage divin de l’illustre poète. C’est que V. Hugo pensait sans doute comme nous.

Un jour M. Bertin, le rédacteur en chef du journal les Débats, lui demanda de faire pour sa fille ce qu’il n’avait pas voulu faire pour l’auteur des Huguenots ; il le lui demanda au nom de l’amitié qui les liait, et V. Hugo ne sut pas résister.

Notre-Dame de Paris, sous le titre de Esmeralda, fut donc représentée à l’Académie royale de musique le 14 novembre 1836, jour de la mort de Charles X.

Ainsi que nous le pressentions, ainsi que cela devait fatalement arriver, on ne retrouva pas le roman dans le libretto. Un grand nombre de chapitres sont retranchés ; l’opéra est dix fois moins long que le roman. Plusieurs personnages ne paraissent point, par exemple : Gudule, qui assombrissait le drame, Gringoire et le petit Jehan, qui l’égayaient. Le dénoûment n’est plus le même. Plusieurs caractères enfin sont modifiés, même entièrement changés ; entre autres celui du capitaine Phœbus de Châteaupers. Phœbus, dans l’œuvre première, était une sorte de fanfaron de vice, de Lovelace de caserne, fier de ses éperons d’or, de son épée, de son panache ; un fat, un niais, un sot, mais beau d’une suprême beauté physique. Maintenant, Phœbus, toujours beau, est intelligent autant que brave, honnête autant que fier ; de plus, amoureux fou de Esmeralda, il veut mourir dans ses bras pour l’arracher au gibet…

Mais alors que devient ce qui, dans Notre-Dame de Paris, avait frappé Eugène Sue : « Je vous dirai encore, écrivait à V. Hugo l’auteur du Juif errant, qu’à part toute la poésie, toute la richesse de pensée et de drame, il y a, dans votre œuvre, une chose qui m’a bien vivement frappé, c’est que, Quasimodo résumant pour ainsi dire la beauté d’âme et de dévouement, Frollo l’érudition, la science, la puissance intellectuelle, et Châteaupers la beauté physique, vous ayez eu l’admirable pensée de mettre ces trois types de notre nature face à face avec une jeune fille naïve, presque sauvage au milieu de la civilisation, pour lui donner le choix, et de faire ce choix si profondément femme ? »

Quoi qu’il en soit, V. Hugo, même en mutilant son œuvre, avait dû y laisser assez de poésie, d’intérêt, de passion, de vie pour faire applaudir le libretto. Malheureusement on siffla le musicien. « Les journaux furent d’une violence extrême contre la musique, dit le témoin de la vie de notre poëte. L’esprit de parti s’y mêla et se vengea sur une femme du journal de son père. Alors, le public siffla. L’opposition augmenta de représentation en représentation, et, à la huitième, le rideau fut baissé avant la fin. Tout ce que put le directeur, M. Duponchel, qui devait son privilège à M. Bertin, fut de jouer, de temps en temps, avant le ballet, un acte où l’auteur avait réuni les principaux morceaux des cinq… »

L’auteur anonyme ajoute ensuite, avec un sentiment de tristesse : « Le roman est fait sur le mot Anankê ; l’opéra finit par le mot Fatalité. Ce fut une première fatalité que cet écrasement d’un ouvrage qui avait pour chanteurs M. Nourrit et Mlle  Falcon, pour musicienne une femme de talent, pour librettiste V. Hugo, et pour sujet Notre-Dame de Paris. La fatalité s’attacha aux acteurs. Mlle  Falcon y perdit sa voix ; M. Nourrit alla se tuer en Italie. Un navire appelé Esmeralda, faisant la traversée d’Angleterre en Irlande, se perdit corps et biens. Le duc d’Orléans avait nommé Esmeralda une jument de grand prix ; dans une course au clocher, elle se rencontra avec un cheval au galop et eut la tête fracassée… »

Mais ce qu’oublie de raconter notre auteur, c’est que, à une représentation de Esmeralda, V. Hugo rencontra M. de Saint-Priest, pair de France, et apprit de lui la condamnation à mort de Barbès. On sait que V. Hugo monta aussitôt chez le régisseur du théâtre, et de là écrivit cette supplique au roi Louis-Philippe :

Par votre ange envolée ainsi qu’une colombe !
Par ce royal enfant, doux et frêle roseau !
Grâce encore une fois ! grâce au nom de la tombe !
         Grâce au nom du berceau !

Vers déchirants, mouillés de larmes, cri du cœur qu’entendit le roi et qui sauva la tête du fier républicain.

Certes, il y a là de quoi consoler de la chute d’un opéra.