Grand dictionnaire universel du XIXe siècle/Langue philosophique (ESSAI D’UN CARACTÈRE GRAPHIQUE RÉEL ET D’UNE), par John Wilkins

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Administration du grand dictionnaire universel (10, part. 1p. 159-160).

Langue philosophique (essai d’un caractère graphique réel et d’une), par John Wilkins (Londres, 1668, in-fol.). Cet ouvrage fut beaucoup remarqué en Angleterre à la fin du XVIIe siècle, et, bien que l’on n’ait pas épargné les railleries à l’évêque de Chester et à sa langue philosophique universelle, son livre offre la meilleure solution qui ait encore été proposée d’un problème plein d’intérêt, quelle que soit l’importance pratique qu’on voudra lui attribuer. Le problème, en lui-même, est certainement susceptible d’une solution, comme le montrera l’analyse que nous allons entreprendre du système de Wilkins, d’après Max Millier, qui l’a savamment exposé dans ses Nouvelles leçons sur la science du langage. L’objet premier du prélat anglais n’était pas d’inventer une nouvelle langue parlée, quoique son ouvrage aboutisse à ce résultat, mais d’imaginer un système graphique universellement intelligible, comme sont les notations et les signes de chimie, d’astronomie et de mathématiques, et, en général, tous les signes idéographiques. « Si à chaque chose et à chaque notion, dit Wilkins, l’on assignait une marque distincte, et si l’on avait quelque méthode pour indiquer les dérivations et les flexions grammaticales, cela pourrait suffire pour atteindre un des résultats principaux auxquels conduirait l’établissement d’un caractère graphique réel, savoir, l’expression de nos conceptions par des marques signifiant des choses et non point des mots. De même, si l’on adoptait, pour servir de noms à ces choses et à ces notions, certains mots distincts, accompagnés de quelques règles invariables pour les dérivations et les flexions grammaticales qui sont naturelles et nécessaires, et pour celles-là seules, nous aurions alors une langue beaucoup plus facile et commode qu’aucune de celles qui existent. Si ces marques ou notes, ajoute l’auteur, pouvaient être inventées de façon à avoir une dépendance et une relation mutuelles, en rapport avec la nature des choses et des notions qu’elles représenteraient, et, de même, si les noms des choses pouvaient être disposés de telle sorte qu’ils continssent dans leurs lettres et dans leurs sons une certaine affinité ou opposition répondant, en une certaine manière, à la nature des choses qu’ils signifieraient, ce serait là, sans doute, un nouvel avantage, et ce serait non-seulement le meilleur moyen d’aider la mémoire par la méthode naturelle, mais ce serait encore pour l’intelligence un précieux bienfait. En effet, en apprenant les signes et les noms des choses, nous serions alors instruits en même temps de leur nature, et nous acquerrions ainsi cette double connaissance que l’on devrait toujours posséder. »

Wilkins entreprend alors ni plus ni moins qu’une classification de tout ce que nous connaissons ou pouvons connaître, et il prend ensuite ce dictionnaire de notions pour base d’un dictionnaire correspondant de signes, tant écrits que parlés. « Tout cela, dit Max Millier, est fait avec une grande sagacité et beaucoup de réflexion ; et, si nous considérons que ce travail fut entrepris il y a près de deux cents ans, et exécuté par un seul homme, sans le secours d’aucun teur, nous serons disposés à juger avec indulgence ce qui pourra paraître aujourd’hui suranné et imparfait dans son catalogue raisonné des connaissances humaines. »

Wilkins divise d’abord toutes les choses qui peuvent être les sujets du langage en six classes ou genres, qu’il subdivise ensuite d’après leurs différences particulières. Ces six classes comprennent :

A. Les notions transcendantes.
B. Les substances.
C. Les quantités.
D. Les qualités.
E. Les actions.
F. Les relations.

Dans les classes comprises entre B et F, nous reconnaissons sans peine les principaux prédicaments ou catégories de la logique, ces cases dans lesquelles les anciens philosophes croyaient pouvoir ranger toutes les idées qui soient jamais entrées dans l’esprit humain. Dans la classe A, nous trouvons des conceptions plus abstraites, telles que genre, cause, condition, etc. En subdivisant ces six classes, Wilkins arrive à donner quarante classes, qui, selon lui, comprennent tout ce qui peut être connu ou imaginé, et, par conséquent, absolument tout ce qui peut solliciter une expression dans une langue quelconque, soit naturelle, soit artificielle. Il analyse ainsi longuement nos connaissances ; mais il est le premier à reconnaître les imperfections de cette immense classification.

Après quarante chapitres consacrés à son dictionnaire philosophique de nos connaissances, Wilkins s’occupe de composer une grammaire philosophique, d’après laquelle ces idées puissent être assemblées en propositions et en phrases. Dans la quatrième partie de son ouvrage, il entreprend la création du langage qui doit représenter toutes les notions possibles, d’après la classification qui en a été préalablement établie. Il commence par le langage écrit ou le caractère réel. « Il serait à désirer, dit l’auteur, que l’on pût trouver des caractères ayant une certaine ressemblance avec les choses qu’ils exprimeraient, et aussi que les sons d’une langue ressemblassent aux objets qu’ils serviraient à désigner. » Mais cela étant impossible, Wilkins commence par inventer des signes arbitraires pour ses quarante genres ; ensuite, il lui faut marquer les différences qui existent dans chaque genre, ce qu’il fait en ajoutant au bas et à la gaucho de chaque caractère un angle droit, obtus ou aigu, et qui, suivant la position, indique la première, la seconde ou la troisième différence, d’après l’ordre où toutes ces différences sont énumérées dans le dictionnaire philosophique. En troisième et dernier lieu, il s’agit d’exprimer les espèces comprises sous chaque différence, et, à cet effet, Wilkins ajoute, à l’autre extrémité du caractère, des lignes qui indiquent ces espèces, d’après l’ordre dans lequel elles sont énumérées dans le dictionnaire en question. De cette manière, on peut exprimer en caractères réels toutes les différentes notions qui sont le sujet du langage. Mais, outre un dictionnaire complet, il faut aussi avoir un mécanisme grammatical, pour que le problème d’une langue artificielle puisse être considéré comme résolu. Dans les langues naturelles, l’articulation grammaticale se compose soit de particules séparées, soit de modifications dans le corps des mots, quelle que soit la cause de ces modifications ; Wilkins remplace les particules par certains signes, de petits cercles, des points, des lignes courbes ou des virgules, qu’il dispose d’une certaine manière. Les désinences grammaticales sont exprimées par de petits crochets apposés au haut et au bas des caractères, et qui indiquent si ces caractères représentent des noms, des adjectifs ou des adverbes, des verbes actifs ou des verbes passifs, le nombre singulier ou le nombre pluriel. Ainsi, tout ce qui peut être exprimé dans les grammaires ordinaires, les genres, les nombres et les cas des substantifs, les temps et les modes des verbes, les pronoms, les articles, les prépositions, les conjonctions et les interjections, tout est rendu avec une précision que ne saurait surpasser ni même égaler aucune langue vivante. Tous ses matériaux étant préparés de la sorte, Wilkins transcrit l’Oraison dominicale et le Symbole des apôtres en caractère réel ; avec de l’attention et un peu d’habitude ; ces spécimens sont parfaitement intelligibles.

Mais ce n’est encore là qu’une langue écrite. Afin de la traduire en langue parlée, Wilkins a exprimé ses quarante classes par des sons tels que ba, be, bi, da, de di, ga, ge, gi, composés d’une voyelle unie à une des consonnes les plus sonores. Les différences qui existent dans chaque genre sont exprimées en ajoutant à la syllabe qui désigne ce genre une des consonnes suivantes : b, d, g, p, t. c, z, s, n, suivant l’ordre dans lequel ces différences sont rangées dans les listes du dictionnaire philosophique, b exprimant la première différence, d la seconde, et ainsi de suite. Les espèces sont ensuite exprimées par l’addition d’une voyelle, ou, si cela est nécessaire, d’une diphthongue à la consonne qui indique la différence.

Wilkins obtient ainsi des radicaux, qu’il assigne aux quarante classes dans lesquelles il enferme toutes nos connaissances. Sa nomenclature philosophique étant tout à fait défectueuse, les syllabes qui lui correspondent participent naturellement à cet inconvénient ; de plus, la base des combinaisons adoptées est absolument étrangère à l’harmonie, grave inconvénient pour une langue universelle. Le système de Wilkins est donc bien loin de la perfection. Sa tentative n’en est pas moins très-louable, et elle a surtout le mérite d’avoir fourni une solution telle quelle, mais une vraie solution du problème. On ira plus loin quand on voudra.