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Guerre et Paix (trad. Bienstock)/IV/11

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 8p. 298-302).


XI

Le troisième jour des fêtes de Noël, Nicolas dînait à la maison, ce qui lui arrivait rarement ces derniers temps. C’était un dîner officiel d’adieu, puisque lui et Denissov partaient à l’armée après l’Épiphanie. Il y avait à ce dîner une vingtaine de personnes, de ce nombre Dolokhov et Denissov.

Jamais, dans la maison des Rostov, l’atmosphère d’amour ne s’était fait sentir avec tant de force que durant ces jours de fête. « Saisis les moments de bonheur, force-toi à aimer et aime ! Il n’y a que cela de vrai au monde, tout le reste est sottise, et ici nous ne nous occupons que de cela seul ! » disait cette atmosphère.

Rostov, après avoir fatigué deux paires de chevaux sans avoir réussi, comme toujours, à aller partout où il lui fallait être et où il était invité, arriva à la maison, juste au moment du dîner. Dès en entrant, il remarqua et sentit l’atmosphère d’amour de la maison, mais en outre, il observa le trouble étrange qui régnait parmi quelques membres de la société.

Sonia, Dolokhov, la vieille Comtesse et un peu Natacha, étaient particulièrement troublés. Nicolas comprit que quelque chose avait dû arriver avant le dîner entre Sonia et Dolokhov, et, avec la délicatesse de cœur qui lui était propre, il fut très tendre et très délicat dans ses rapports avec tous deux, durant tout le dîner. Le même soir, il devait y avoir chez M. Ioguel (le maître de danse) un des bals qu’il donnait pendant les fêtes pour ses élèves des deux sexes.

— Nikolenka, iras-tu chez Ioguel ? Je t’en prie, viens, il t’a invité particulièrement et Vassili Dmitrich (c’était Denissov) viendra aussi, dit Natacha.

— Où n’i’ais-je pas sur l’o’d’e de la comtesse — dit Denissov, qui, en plaisantant, se mettait dans la maison de Rostov sur le pied de cavalier de Natacha. — je suis p’êt à danser le pas de chale.

— Si je peux ! J’ai promis aux Arkharov. Ils donnent une soirée, — dit Nicolas. — Et toi ? demanda-t-il à Dolokhov ; et dès qu’il eut prononcé ces mots il remarqua qu’il n’aurait pas dû les dire.

— Oui, peut-être… — répondit froidement et méchamment Dolokhov, en regardant Sonia ; puis, fronçant les sourcils, de ce même regard qu’il avait eu pendant le dîner au club en regardant Pierre, de nouveau il regarda Nicolas.

— « Il s’est passé quelque chose », pensa celui-ci. Sa supposition se fortifia encore par ce fait que Dolokhov partit assitôt après le dîner. Il appela Natacha et lui demanda ce qui s’était passé.

— Et moi, je te cherchais, dit Natacha en accourant vers lui. — Je te le disais ; tu ne voulais pas me croire, fit-elle l’air triomphant. Il a demandé Sonia.

Nicolas, tous ces derniers temps, avait beaucoup négligé Sonia, mais cependant, quelque chose se brisa en lui quand il entendit cela. Dolokhov était un parti très convenable et, sous un certain rapport, brillant pour Sonia, orpheline sans dot. Du point de vue de la comtesse et du monde on ne pouvait refuser. C’est pourquoi, en entendant cela, le premier sentiment de Nicolas était de la colère contre Sonia. Il se préparait à dire : « Eh bien ! Sans doute, il faut oublier les promesses enfantines et accepter les demandes… » Mais il n’eut pas le temps de prononcer ces paroles.

— Peux-tu t’imaginer ! Elle a refusé, refusé carrément, dit Natacha. Elle a dit qu’elle en aime un autre, ajouta-t-elle après un court silence.

« Mais ma Sonia ne pouvait agir autrement, » pensa Nicolas.

— Maman a eu beau la prier, elle a refusé et je sais qu’elle ne changera pas ; quand elle dit quelque chose…

— Et maman l’a priée, fit Nicolas d’un ton de reproche.

— Oui, dit Natacha ; sais-tu, Nicolas, ne te fâche pas, mais je sais que tu ne l’épouseras jamais. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis sûre que tu ne te marieras pas avec elle.

— Oh ! tu ne peux rien savoir, dit Nicolas. Mais je dois lui parler… quelle créature délicieuse cette Sonia, — ajouta-t-il en souriant.

— C’est un charme ! Je te l’enverrai. — Et Natacha embrassa son frère et s’éloigna en courant.

Une minute après, Sonia, effrayée, éperdue, l’air d’une coupable était là. Nicolas s’approcha d’elle et lui baisa la main. C’était la première fois depuis son arrivée qu’ils causaient en tête à tête de leur amour.

Sophie, dit-il en commençant timidement ; puis, s’enhardissant de plus en plus, si vous voulez refuser, un parti non seulement brillant, mais avantageux c’est un homme bon, noble, c’est mon ami…

Sonia l’interrompit.

— J’ai déjà refusé, fit-elle vivement.

— Si vous refusez à cause de moi j’ai peur que sur moi…

Sonia l’interrompit de nouveau. Elle le regardait d’un air suppliant, effrayé.

Nicolas, ne me dites pas cela prononça-t-elle.

— Non, je dois le dire. C’est peut-être de la suffisance de ma part, mais mieux vaut le dire. Si vous refusez pour moi, alors, je vous dois dire toute la vérité : je vous aime, je peux vous aimer plus que tout…

— Ça me suffit, dit Sonia en rougissant.

— Non, mais j’ai été amoureux des milliers de fois et je le serai encore, bien que je n’aie pour personne d’autre que vous ce sentiment fait d’amitié, de confiance et d’amour. Ensuite, je suis jeune. Maman ne veut pas notre mariage. En un mot, je ne vous promets rien et je vous demande de réfléchir au sujet de Dolokhov, dit-il, en prononçant avec peine le nom de son ami.

— Ne me dites pas cela. Je ne veux rien. Je vous aime comme un frère, je vous aimerai toujours, et il ne me faut rien de plus.

— Vous êtes un ange ! Et je ne suis pas digne de vous. Mais j’ai peur seulement de vous tromper.

Nicolas baisa de nouveau sa main.