Guerre et Paix (trad. Bienstock)/V/02

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 8p. 341-351).


II

— J’ai le plaisir de parler au comte Bezoukhov, si je ne me trompe ? prononça sans se hâter et à haute voix le voyageur.

Pierre, silencieux, d’un regard interrogateur, regardait son interlocuteur à travers ses lunettes.

— J’ai entendu parler de vous et du malheur qui vous a atteint, continua le voyageur. Il souligna le mot malheur, comme s’il voulait dire : « Oui, le malheur, appelez cela comme vous voudrez, mais moi je sais que ce qui vous est arrivé à Moscou est un malheur » ; je vous plains beaucoup, monsieur. Pierre rougit, hâtivement baissa ses jambes de dessus le lit, se pencha vers le vieillard et sourit d’un sourire forcé et timide.

— Je n’ai pas mentionné cela par curiosité, mais par des causes plus graves.

Il se tut sans quitter des yeux Pierre et se recula un peu sur le divan, du geste invitant Pierre à s’asseoir près de lui. Il était désagréable à Pierre d’entrer en conversation avec ce vieillard mais, lui obéissant malgré soi, il s’approcha et s’assit près de lui.

— Vous êtes malheureux, monsieur, continua-t-il. Vous êtes jeune, moi, je suis vieux. Je voudrais vous aider dans la limite de mes forces.

— Ah ! oui, dit Pierre avec un sourire forcé. Je vous suis très reconnaissant… D’où venez-vous ?

Le visage du voyageur n’était pas tendre, il était même froid et sévère, et malgré cela, la parole et le visage de sa nouvelle connaissance exerçaient sur Pierre un attrait irrésistible.

— Mais si, par quelque cause, ma conversation vous est désagréable, alors dites-le franchement, monsieur.

Et tout à coup, il eut un sourire tendre, paternel qu’on ne pouvait attendre de lui.

— Non, pas du tout, au contraire, je suis très heureux de faire votre connaissance, — dit Pierre ; et en regardant encore une fois les mains de sa nouvelle connaissance, il remarqua la bague. Il y aperçut la tête de mort, signe des maçons.

— Permettez-moi de vous demander, dit-il… Vous êtes franc-maçon ?

— Oui, j’appartiens à la fraternité des libres maçons, — dit le voyageur en regardant de plus en plus près dans les yeux de Pierre. — Et en mon nom et au leur, je vous tends une main fraternelle.

— J’ai peur d’être très loin de la compréhension… comment dirais-je, j’ai peur que mes idées sur toute la création du monde ne soient si opposées aux vôtres que nous ne puissions nous comprendre, — dit Pierre en souriant, hésitant entre la confiance que lui inspirait le maçon et l’habitude de railler leurs croyances.

— Je connais votre manière de voir, dit le maçon ; c’est celle dont vous parlez et qui vous semble le résultat du travail de votre pensée, c’est la manière de voir de la majorité des hommes, c’est le produit uniforme de l’orgueil, de la paresse et de l’ignorance. Excusez-moi, monsieur, si je ne la connaissais pas, je ne vous parlerais pas. Votre manière de penser est une triste erreur.

— Je puis supposer de même, que c’est vous qui êtes en erreur, dit Pierre en souriant faiblement.

— Je n’oserais jamais dire que je connais la vérité, dit le maçon qui étonnait Pierre de plus en plus par la fermeté et la précision de sa parole. Un individu ne peut atteindre la vérité, ce n’est que pierre sur pierre, avec la participation de tous, par des millions de générations, depuis l’ancêtre Adam, jusqu’à nos jours, que s’élève ce temple qui doit être la demeure digne du Très-haut, — prononça le maçon ; et il ferma les yeux.

— Je dois vous avouer que je ne crois pas… en Dieu… — dit Pierre avec regret et effort, mais sentant la nécessité de dire toute la vérité.

Le maçon regarda attentivement Pierre et sourit comme pourrait sourire un richard, tenant des millions entre ses mains, à un pauvre qui lui dirait qu’il n’a pas les cinq roubles nécessaires à son bonheur.

— Oui, vous ne Le connaissez pas, monsieur, dit le maçon. Vous ne pouvez pas Le connaître. Vous ne Le connaissez pas, c’est pourquoi vous êtes malheureux.

— Oui, je suis malheureux, confirma Pierre, mais que puis-je faire ?

— Vous ne Le connaissez pas, monsieur, et c’est pourquoi vous êtes malheureux. Vous ne le connaissez pas et Il est ici. Il est en moi, dans mes paroles, il est en toi et même dans les paroles sacrilèges que tu viens de prononcer, dit le maçon d’une voix sévère, tremblante.

Il se tut et soupira, s’efforçant, visiblement, de se calmer.

— S’il n’existait pas, reprit-il doucement, alors, nous ne parlerions pas de lui, monsieur. De quoi, de qui avons-nous parlé ? Qui as-tu nié ? — fit-il tout à coup, sévèrement et l’enthousiasme dans la voix. — Qui L’a inventé, s’il n’existe pas ? D’où est venue en toi l’idée qu’il existe un être si incompréhensible ? Pourquoi toi et tout le monde supposez-vous l’existence d’un être si incompréhensible, d’un être omnipotent, éternel et infini dans toutes ses qualités ?…

Il s’arrêta et longtemps garda le silence. Pierre ne pouvait et ne voulait rompre ce silence.

— Il existe, mais il est bien difficile de le comprendre ; — le vieillard de nouveau se mit à parler ; il ne regardait pas le visage de Pierre, mais regardait devant lui, en feuilletant les pages du livre de ses mains séniles, qui, de l’émotion intérieure, ne pouvaient rester tranquilles. — Si tu mettais en doute l’existence d’un homme, alors j’emmènerais cet homme chez toi, je le prendrais par la main, je te le montrerais. Mais comment moi, un simple mortel, montrerais-je toute son omnipotence, toute son éternité, toute sa béatitude, à celui qui est aveugle ou qui ferme les yeux pour ne pas Le voir, pour ne pas Le comprendre, pour ne pas voir et ne pas comprendre toute sa lâcheté et tout son vice ?

Il se tut.

— Qui es-tu ? Qu’est-ce que tu es ? Tu te crois sage parce que tu as pu prononcer ces paroles sacrilèges, fit-il avec un sourire sombre et méprisant, mais tu es plus sot et plus insensé qu’un petit enfant qui, en jouant avec les parties d’une montre habilement fabriquée, oserait dire, parce qu’il ne comprend pas le but de la montre, qu’il ne croit pas en l’artisan qui l’a faite. Il est difficile de le comprendre… Durant des siècles, depuis Adam jusqu’à nos jours, on travaille pour le comprendre et nous sommes encore bien loin d’atteindre ce but. Mais dans cette incompréhension, nous ne voyons que notre faiblesse et sa grandeur…

Pierre, avec un battement de cœur, en regardant avec des yeux brillants le visage du maçon, l’écoutait sans l’interrompre, sans l’interroger, et de toute son âme croyait à ce que lui disait cet étranger. Croyait-il aux preuves qui étaient dans les paroles du maçon, ou croyait-il, comme le font les enfants, grâce à l’intonation, à la conviction et à la cordialité qui se dégageaient de ses paroles, aux vibrations de la voix, parfois presque entrecoupée, aux yeux brillants, séniles, vieillis dans cette conviction, ou à ce calme à la fermeté, ou à la conscience de sa destination, qui se réflétait dans tout son être et qui le frappait particulièrement par contraste avec son atonie morale et son désespoir ? mais, de toute son âme, il désirait croire et croyait, il éprouvait le sentiment joyeux du calme, de la rénovation, du retour à la vie.

— Ce n’est pas par l’esprit qu’on le comprend, c’est la vie qui le fait comprendre, dit le maçon.

— Je ne comprends pas, — dit Pierre avec crainte en sentant le doute s’élever en lui. Il craignait le vague et la faiblesse du raisonnement de son interlocuteur ; il craignait de ne pas le croire. — Je ne comprends pas, dit-il, comment l’esprit humain ne peut atteindre à ces connaissances dont vous parlez.

Le maçon sourit de son sourire doux, paternel.

— La plus haute sagesse et la vérité sont comme le liquide le plus pur dont nous voudrions nous pénétrer, dit-il. Puis-je, moi, recueillir ce liquide pur dans un vase souillé et juger de sa pureté ? Ce n’est que par la purification intérieure de moi-même que je puis amener, à une certaine pureté, la rosée que j’emprunte.

— Oui, oui, c’est cela ! dit Pierre joyeux.

— La haute sagesse est basée non sur la raison seule, non sur les sciences extérieures : physique, histoire, chimie, etc., en lesquelles se partagent les sciences. La sagesse supérieure est seule. La sagesse supérieure est une science. La science universelle, la science qui explique toute la création du monde et la place qu’y occupe l’homme. Pour enfermer en soi cette science, il est nécessaire de purifier et de renouveler son moi intérieur, et c’est pourquoi, avant de savoir quelque chose, il faut croire et se perfectionner. Or pour atteindre ce but, la lumière divine, qu’on appelle la conscience, est introduite en notre âme.

— Oui, oui, confirma Pierre.

— Avec tes yeux spirituels, contemple ton être intérieur et demande-toi si tu es content de toi-même. Qu’as-tu atteint en te guidant par ton intelligence seule ? Qu’es-tu ? Vous êtes jeune, riche, intelligent, instruit, monsieur ; qu’avez-vous fait de tous ces biens qui vous étaient donnés ? Êtes-vous content de vous et de votre vie ?

— Non, je hais ma vie, dit Pierre en se renfrognant.

— Tu la hais. Alors change-la. Purifie-toi et à mesure de ta purification tu connaîtras la sagesse. Examinez votre vie, monsieur. Comment l’avez-vous passée ? Dans les orgies et la dépravation ; recevant tout de la société et ne lui rendant rien. Vous avez reçu la fortune, comment l’avez-vous employée. Qu’avez-vous fait pour votre prochain ? Avez-vous pensé aux dizaines de milliers d’êtres qui sont vos esclaves ; les avez-vous aidés physiquement et moralement ? Non. Vous avez profité de leur travail pour mener une vie débauchée. Voilà ce que vous avez fait. Avez-vous choisi une situation où vous puissiez être utile à votre prochain ? Non. Vous avez passé votre vie dans l’oisiveté. Ensuite vous vous êtes marié, monsieur, vous avez pris sur vous la responsabilité de guider une jeune femme, et qu’avez-vous fait ? Vous ne l’avez pas aidée, monsieur, à trouver la voie de la vérité, vous l’avez jetée dans l’abîme du mensonge et du malheur. Un homme vous a offensé et vous l’avez tué ; et vous dites que vous ne croyez pas en Dieu et que vous haïssez votre vie. À cela il n’y a rien d’étonnant, monsieur.

Après ces paroles, le maçon, comme s’il était fatigué de la longue conversation, s’appuya de nouveau au dossier du divan et ferma les yeux. Pierre regardait ce visage sévère, immobile, sénile, presque éteint, puis, sans rien articuler, il remua les lèvres. Il voulait dire : « Oui c’est vrai, j’ai mené une vie lâche, oisive, dépravée ; » mais il n’osait pas rompre le silence.

Le maçon toussota, se secoua et appela son domestique.

— Eh bien, les chevaux ? demanda-t-il sans regarder Pierre.

— Ils sont arrivés, répondit le domestique. Vous ne vous reposez pas ?

— Non ; fais atteler.

— « Va-t-il partir et me laisser seul sans achever de dire tout, et sans me promettre aide ? » pensa Pierre en levant sa tête baissée ; et, jetant de temps à autre un regard sur le maçon, tout en marchant dans la chambre : « Oui, je n’y réfléchissais pas, oui j’ai mené une vie méprisable, débauchée ; mais je ne l’aimais pas, je ne la voulais pas. Mais cet homme connaît la vérité et, s’il voulait, il pourrait me la révéler. » Pierre voulait dire cela au maçon, mais il n’osait pas.

Le voyageur, de ses mains vieilles, expertes, après avoir fait ses malles, boutonnait sa pelisse. Quand tout fut près il se tourna vers Bezoukhov et, d’un ton indifférent, poli, lui dit :

— Où allez-vous maintenant, monsieur ?

— Moi ? À Pétersbourg, répondit Pierre d’une voix enfantine, hésitante. Je vous remercie ; je suis d’accord avec vous, sur tout. Mais ne pensez pas que je sois si mauvais. De toute mon âme je voudrais être celui que vous voudriez que je fusse ; mais jamais, en personne, je ne trouvai d’aide… Du reste, moi-même suis le premier coupable… Aidez-moi, instruisez-moi et peut-être serai-je… Pierre ne pouvait plus parler. Il aspira fortement et se détourna.

Le maçon se tut longtemps ; on voyait qu’il réfléchissait.

— L’aide ne vient que de Dieu, dit-il ; mais celle que notre ordre peut donner, il vous la donnera, monsieur. Vous allez à Pétersbourg ; remettez ceci au comte Villarsky. (Il tira son portefeuille et écrivit quelques mots sur une grande feuille de papier pliée en quatre.) Permettez-moi de vous donner un conseil. Arrivé dans la capitale, consacrez les premiers temps à l’isolement, à l’examen de vous-même et ne vous engagez pas dans les anciennes voies de la vie. Enfin je vous souhaite un bon voyage, et du succès…, dit-il en remarquant que son domestique venait d’entrer dans la chambre. Le voyageur était Ossip Alexiévitch Bazdéiev, comme Pierre l’apprit par le livre du maître de poste. Bazdéiev était un des maçons et des martinistes les plus connus, encore du temps de Novikov.

Longtemps après son départ, Pierre, sans se coucher et sans demander des chevaux, en marchant à travers la salle du relais, examinait son passé débauché et se représentait avec enthousiasme son avenir heureux, irréprochable, vertueux, avenir qui lui semblait si facile à réaliser. Il lui semblait qu’il avait été vicieux jusqu’ici seulement parce qu’il avait oublié, par hasard, ce que c’est qu’être vertueux. Dans son âme il ne restait plus trace des doutes anciens. Il croyait fermement en la possibilité de la fraternité des hommes unis afin de se soutenir l’un l’autre dans la voie de la vertu, et c’est ainsi que lui apparaissait la franc-maconnerie.