Guerre et Paix (trad. Bienstock)/XIII/04

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 11p. 383-386).


IV

Le rapport de Benigsen et les renseignements des Cosaques sur le flanc gauche découvert des Français n’étaient que les derniers indices de la nécessité de donner l’ordre d’avancer, et l’attaque fut fixée au 5 octobre.

Le 4 au matin, Koutouzov signa la disposition. Toll la lut à Ermolov et lui proposa de s’occuper des ordres futurs.

— Bon ! bon ! Je n’ai pas le temps maintenant, dit Ermolov, et il sortit de l’isba.

La disposition faite par Toll était très bonne ; comme dans celle d’Austerlitz, il y était écrit, mais pas en allemand :

Die erste Colonne marschirt, là et là, die zweite Colonne marschirt, là et là, etc.

Et sur le papier toutes ces colonnes arrivaient à leur place à l’heure fixée et écrasaient l’ennemi. Comme dans toutes les dispositions, tout était très bien inventé, et… pas une seule colonne n’arriva en son temps ni à sa place.

Quand la disposition fut préparée en un nombre suffisant d’exemplaires, on appela un officier et on l’envoya à Ermolov pour lui transmettre les papiers relatifs à son exécution.

Un jeune officier des cavaliers-gardes, l’ordonnance de Koutouzov, ravi de l’importance de la mission confiée à lui, partit au logement d’Ermolov.

— Il n’est pas là, lui dit le brosseur d’Ermolov.

L’officier des cavaliers-gardes alla chez un général chez qui Ermolov venait souvent.

— Il n’est pas là, le général non plus.

L’officier monta à cheval et partit chez un autre :

— Il n’est pas là, il est parti.

« Pourvu que je ne sois pas responsable du retard ! En voilà un ennui ! » pensa l’officier.

Il fit tout le tour du camp.

Les uns disaient avoir vu passer Ermolov avec d’autres généraux, d’autres pensaient qu’il devait être de retour à son logement.

L’officier, sans dîner, chercha jusqu’à six heures du soir : Ermolov n’était nulle part et personne ne savait où il se trouvait. Après avoir pris à la hâte une bouchée chez un camarade, l’officier repartit à l’avant-garde chez Miloradovitch. Miloradovitch non plus n’était pas chez lui, il était, lui dit-on, au bal du général Kitine, probablement qu’Ermolov y était aussi.

— Mais où est-ce ?

— Ah ! voilà ! À Etchkino, dit l’officier de Cosaques en désignant la maison seigneuriale qu’on voyait au loin.

— Comment, là-bas, en dehors de la ligne ?

— On a envoyé deux régiments garder la ligne. Là-bas, aujourd’hui, il y a une noce à tout casser ! Deux orchestres, trois chœurs !

L’officier partit en avant de la ligne, à Etchkino. De loin encore, en s’approchant de la maison, il entendit les sons joyeux des chansons dansantes des soldats.

— « Dans les prairies… les prairies !… » ces paroles arrivaient accompagnées de sifflements et de coups de cymbales.

Ces sons mirent de la gaieté dans l’âme de l’officier, mais en même temps il craignait d’être coupable du retard apporté à la transmission de l’ordre qui lui était confié. Il était plus de huit heures. Il descendit de cheval, gravit le perron de la grande maison seigneuriale conservée intacte et qui se trouvait entre les camps russe et français.

Dans l’office et l’antichambre s’agitaient des domestiques portant des mets divers. Les chanteurs étaient sous les fenêtres. On introduisit l’officier et il remarqua aussitôt tous les généraux les plus importants et fameux, la haute personne, très remarquable, d’Ermolov. Tous les généraux groupés en demi-cercle avaient leurs vestons déboutonnés, les visages rouges et animés et riaient haut. Au milieu de la salle, un général, beau, pas très grand, le visage rouge, dansait avec beaucoup d’habileté, une danse russe :

— Ah ! ah ! ah ! Ah ! Nicolas Ivanovitch ! Ah ! ah ! ah !

L’officier sentit qu’entrer en ce moment avec une mission importante, c’était se rendre deux fois coupable et il résolut d’attendre. Mais un des généraux l’aperçut et, en apprenant pourquoi il était venu, le dit à Ermolov.

Ermolov, les sourcils froncés, s’approcha de l’officier, puis, l’ayant écouté, prit le papier sans lui rien dire.

— Tu penses qu’il est parti par hasard ? dit le soir, en parlant d’Ermolov, un camarade d’état-major du cavalier-garde. Tout ça est fait exprès. C’est pour jouer un mauvais tour à Konovnitzen. Tu verras ce qui arrivera demain !