Guy Mannering/10

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 81-88).


CHAPITRE X.

L’ENQUÊTE.


Mais voyez : sa figure est noire et pleine de sang ; ses pupilles sont dilatées, son regard est fixe et horrible comme celui d’un homme étranglé, ses cheveux sont hérissés, ses narines ouvertes par la violence de la lutte, ses mains étendues comme celles d’un homme qui respirerait avec peine, et qui, défendant sa vie, a péri par la force.
Shakspeare. Henri IV.


Le shérif député du comté arriva à Ellangowan le lendemain matin au point du jour. La loi d’Écosse assigne à ce magistrat de province des pouvoirs judiciaires d’une étendue considérable, et la tâche d’informer sur tous les crimes commis dans sa juridiction. Elle le charge aussi de l’arrestation et de l’emprisonnement des personnes suspectées, etc., etc.[1]

Le gentleman qui remplissait cette charge dans le comté de…, à l’époque de cette catastrophe, était un homme bien né et bien élevé, et, quoique un peu pédant et doctoral dans ses manières, il jouissait de l’estime générale, comme roi magistrat actif et intelligent. Son premier soin fut d’interroger tous les témoins dont la déposition pouvait jeter quelque lumière sur ce mystérieux événement, et de faire le rapport, procès-verbal ou précognition, terme technique que la pratique d’Écosse a substitué à l’enquête du coroner. Le rapport du shérif et son habile enquête découvrirent plusieurs circonstances incompatibles avec l’opinion première que Kennedy était tombé par accident du haut du rocher. Nous en détaillerons brièvement quelques-unes.

Le corps avait été déposé dans la cabane d’un pêcheur, mais sans rien changer à l’état dans lequel il avait été trouvé. Ce fut le premier objet de l’examen du shérif. Quoique horriblement mutilé et brisé par une aussi grande chute, le cadavre présentait à la tête une profonde blessure qui, d’après l’opinion d’un habile chirurgien, devait avoir été faite par un sabre ou un coutelas. L’expérience de ce gentleman découvrit encore d’autres indications qui firent naître les soupçons. Le visage était très noir, les yeux sortaient de la tête, et les veines du cou étaient enflées. Une cravate de couleur que portait le malheureux Kennedy ne paraissait point mise comme à l’ordinaire. Elle avait été détachée, et le nœud déplacé avait été très fortement serré. Les plis étaient froissés comme si on s’en était servi pour tirer le cadavre et peut-être le traîner vers le précipice.

D’un autre côté, la bourse du pauvre Kennedy fut trouvée intacte ; et ce qui sembla encore plus extraordinaire, les pistolets qu’il portait habituellement lorsqu’il partait pour quelque expédition dangereuse, étaient encore chargés. Cette circonstance surtout parut très étrange, car il était connu et redouté par les contrebandiers comme un homme également intrépide et habile dans le maniement des armes, et il en avait donné souvent des preuves. Le shérif s’informa si Kennedy n’était pas dans l’habitude de porter d’autres armes.

Plusieurs domestiques de M. Bertram se rappelèrent qu’il avait ordinairement un couteau de chasse, ou un petit coutelas, mais on n’en trouva point sur le cadavre ; aucun de ceux qui l’avaient vu dans la matinée de ce jour fatal ne put assurer s’il portait ou ne portait pas cette arme.

Le corps ne présentait point d’autres indices qui pussent apprendre quelle avait été la mort de Kennedy ; car, quoique ses habits fussent bien en désordre, et ses membres fracturés d’une manière horrible, ces deux circonstances paraissaient les conséquences, l’une probable, l’autre certaine, de sa chute. Les mains du cadavre étaient fortement contractées et pleines de gazon et de terre, mais tout cela paraissait également équivoque.

Le magistrat alors se rendit à l’endroit où le corps avait été d’abord découvert, et se fit donner sur les lieux, par ceux qui l’avaient trouvé, un rapport circonstancié sur l’état dans lequel il était. Un énorme fragment de roc paraissait avoir accompagné ou suivi la victime dans sa chute. Il était d’une substance si solide et si compacte, qu’en tombant il s’en était à peine détaché quelques éclats, en sorte que le shérif put d’abord examiner le poids du fragment en le mesurant, et ensuite calculer d’après sa forme par quel côté il tenait au rocher dont il était tombé. Il le découvrit facilement par la couleur grisâtre qu’avait la pierre dans l’endroit où elle n’avait pas été exposée à l’action de l’atmosphère. On gravit ensuite le rocher, et on examina la place d’où le fragment s’était détaché. D’après l’inspection des lieux il semblait clair qu’un seul homme debout sur la partie saillante du fragment, en supposant ce dernier dans sa première situation, n’avait pu en déranger l’équilibre par son poids et l’entraîner avec lui du haut du rocher, et ce fragment paraissait en même temps si peu solide que l’action d’un levier ou les forces réunies de trois ou quatre hommes avaient pu le détacher aisément du rocher. Le petit gazon qui environnait le bord du précipice était foulé comme s’il avait été battu par les talons d’un homme pendant une lutte mortelle ou un violent exercice. Des traces semblables, moins visiblement marquées, conduisirent dans ses recherches le judicieux magistrat sur la lisière d’un taillis qui, à cet endroit, s’élevait jusqu’au sommet du rocher et garnissait les bords du précipice.

À force de patience et de persévérance ils découvrirent des traces dans la partie la plus épaisse du taillis, route que personne n’aurait volontairement choisie, à moins d’être dans l’intention de se cacher. Là on trouva d’espace en espace des marques évidentes de violence et de lutte. De petites branches étaient brisées par intervalles, comme si elles avaient été saisies par un malheureux renversé et résistant aux efforts de ceux qui l’entraînaient. La terre, qui était en quelques endroits humide et marécageuse, présentait l’empreinte de plusieurs pieds. Il y avait quelques traces qui paraissaient être de sang humain.

Dans tous les cas, il était évident que plusieurs personnes s’étaient frayé un passage difficile à travers les chênes, les noisetiers et le taillis, et en quelques endroits on voyait des traces, comme si un sac plein de grains ou un corps mort, ou quelque chose d’un volume solide et pesant, avait été traîné sur la terre. Dans un endroit du taillis était un petit terrain marécageux dont l’argile mêlée de marne était d’une couleur blanchâtre. Le dos de l’habit de Kennedy semblait offrir des taches de la même couleur.

Enfin, à environ un quart de mille du précipice, les traces conduisirent à un petit espace découvert dont la terre était entièrement foulée et trempée de sang, quoique des feuilles sèches eussent été jetées sur le sol, et qu’on eût pris à la hâte des précautions pour effacer ces marques qui semblaient évidemment avoir eu pour cause une lutte désespérée. D’un côté de cette esplanade on trouva le coutelas de l’infortuné Kennedy ; il était dégainé et semblait avoir été jeté dans le taillis ; de l’autre, le ceinturon et le fourreau, qui paraissaient avoir été cachés avec plus de précaution ;

Le magistrat eut soin que les empreintes des pieds qui se trouvaient en cet endroit fussent mesurées et examinées. Les unes correspondaient exactement aux pieds de la malheureuse victime, d’autres étaient plus grandes, quelques-unes plus petites : on pouvait supposer que pour le moins quatre ou cinq hommes l’avaient attaquée. En outre, çà et là on remarqua les traces d’un pas d’enfant, et comme on n’en découvrit aucune autre ailleurs, et que la mauvaise route de cheval qui traversait le bois de Warroch était près de cet endroit, il était naturel de penser que l’enfant avait pu s’échapper dans cette direction pendant la mêlée. Mais comme on n’en entendit jamais parler, le shérif, qui fit un relevé exact de toutes ces circonstances, ne put s’empêcher de penser que le mort avait été assassiné, et que les meurtriers, quels qu’ils fussent, s’étaient emparés de la personne du petit Henri Bertram.

On fit toutes les recherches possibles pour découvrir les criminels ; les soupçons se partageaient entre les contrebandiers et les Égyptiens.

Le sort du vaisseau d’Hatteraick était certain. Deux hommes, du côté opposé de la baie de Warroch (c’est ainsi qu’on appelle le passage du côté méridional de la pointe de Warroch) avaient vu, quoiqu’à une très grande distance, le lougre faire voile à l’est, après avoir doublé le promontoire, et ils avaient jugé, d’après les manœuvres, qu’il était désagréé. Peu de temps après, ils s’aperçurent qu’il avait touché, et qu’il en sortait de la fumée ; enfin ils le virent en feu. Il jetait une flamme brillante, comme l’un d’eux s’exprima, quand parut à leurs yeux un vaisseau du roi, le pavillon déployé, dépassant le promontoire. Les canons du lougre enflammé se déchargeaient à mesure que le feu les gagnait ; enfin ils le virent sauter avec une grande explosion. Le sloop de guerre se mit au large pour sa propre sûreté, et après avoir louvoyé jusqu’à ce que le lougre eût sauté, il se dirigea vers le sud à toutes voiles. Le shérif interrogea avec beaucoup de soin ces deux hommes, et leur demanda si aucune barque n’avait quitté le navire. Ils ne purent l’affirmer. Ils n’en avaient vu aucune ; mais la fumée épaisse qui, partant du vaisseau enflammé, était poussée vers la terre, avait pu dérober à leurs regards la direction de ces barques.

Il n’y avait pas de doute que le vaisseau détruit ne fût celui de Dirk Hatteraick. Son lougre était bien connu sur la côte, et on l’attendait justement à cette époque. Une lettre du commandant du sloop royal, auquel le shérif s’adressa, mit la chose hors de doute. Il y joignait un extrait de son journal, annonçant qu’à la réquisition de Frank Kennedy, au service des douanes de Sa Majesté, il s’était mis à la recherche d’un lougre contrebandier, capitaine Dirk Hatteraick ; que Kennedy devait faire la garde sur le rivage dans le cas où Hatteraick, qui était connu pour un homme déterminé et déjà plusieurs fois mis hors la loi, tenterait de s’échouer sur la côte. Environ à neuf heures du matin, il découvrit une voile qui répondait à la description du lougre d’Hatteraick, lui donna la chasse, et après lui avoir fait plusieurs signaux pour qu’elle arborât pavillon ou qu’elle amenât, il fit tirer sur elle. Le lougre arbora alors les couleurs d’Hambourg et lui rendit sa bordée ; le combat s’engagea et dura trois heures ; enfin, comme le lougre allait doubler la pointe de Warroch, le commandant s’aperçut qu’il était désemparé, et que sa grande vergue avait perdu ses élingues. Son équipage ne put profiter de cet avantage, pour s’être trop approché de la côte en voulant doubler le cap. Après avoir viré deux fois de bord, ils y parvinrent, et virent alors le lougre en feu et probablement abandonné. La flamme ayant gagné quelques barils de spiritueux placés sur le pont avec d’autres combustibles sans doute disposés à dessein, l’incendie était devenu si violent qu’aucune barque n’osa approcher le lougre, d’autant plus que la chaleur faisait partir l’un après l’autre ses canons qui étaient encore chargés. Le capitaine ne doutait pas que l’équipage n’eût quitté le vaisseau et fui dans les embarcations. Après s’être tenu en vue jusqu’à son explosion, le sloop de Sa Majesté, le Shark, avait fait voile vis-à-vis de l’île de Man pour couper la retraite aux contrebandiers, qui, bien qu’ils pussent se cacher pendant un jour ou deux dans les bois, saisiraient probablement la première occasion pour gagner cette retraite. Du reste, il n’avait rien vu que ce qu’il racontait.

Tel fut le rapport de sir William Pritchar, maître et commandant du sloop royal de guerre le Shark ; il terminait en regrettant profondément de n’avoir pas eu le bonheur de joindre les coquins qui avaient eu l’insolence de tirer sur le pavillon de Sa Majesté, et il assurait que si jamais il rencontrait M. Hatteraick dans une de ses croisières, il ne manquerait pas de l’amener au port amariné à sa proue, pour qu’il eût à répondre à toutes les accusations qu’on pouvait porter contre lui.

Cependant, comme il était assez certain que les hommes composant l’équipage du lougre s’étaient sauvés, on mit facilement sur leur compte la mort de Kennedy, en supposant qu’ils l’avaient rencontré dans le bois au moment où ils étaient furieux de la perte du vaisseau et de la part qu’il y avait eue. Et il n’était pas impossible même que de tels scélérats, réduits au désespoir par leurs malheurs, eussent commis le crime atroce d’égorger un enfant contre le père duquel on savait qu’Hatteraick avait proféré d’horribles menaces.

À cela on objectait que quinze ou vingt hommes n’auraient pu rester cachés sur la côte, lorsque des recherches si sévères avaient été immédiatement faites après la destruction de leur vaisseau, ou du moins que s’ils s’étaient cachés dans les bois, on aurait dû découvrir leurs barques sur le rivage, et que dans une situation aussi précaire que la leur, et lorsque toute retraite était pour eux, sinon impossible, du moins difficile, on ne devait pas penser qu’ils eussent été tous d’accord pour commettre un meurtre inutile, seulement pour l’amour de la vengeance.

Ceux qui étaient de cette opinion supposaient, ou que les barques du lougre s’étaient mises en mer sans être remarquées par ceux qui regardaient le vaisseau brûler, et qu’elles avaient gagné assez d’avance pour se sauver avant que le sloop eût tourné le promontoire, ou du moins que les chaloupes ayant été brisées et détruites par le feu du Shark durant le combat l’équipage s’était déterminé à sauter avec le vaisseau. Ce qui donnait quelque poids à cet acte supposé de désespoir, c’était que ni Dirk Hatteraick, ni aucun de ses matelots, tous bien connus par leur libre commerce, ne furent vus dans la suite sur la côte, et qu’on n’en entendit plus parler dans l’île de Man, où l’on fit de sévères recherches. D’un autre côté un seul corps, et c’était celui d’un matelot frappé d’un boulet, fut jeté par les flots sur le rivage. Ainsi tout ce qu’on put faire, fut d’enregistrer les noms et les signalements de tous les individus qui formaient l’équipage du lougre, et d’offrir une récompense à celui qui les arrêterait tous ou seulement l’un d’eux ; pareilles offres furent faites à quiconque, excepté l’assassin, pourrait fournir quelques preuves propres à convaincre les meurtriers de Frank Kennedy. Une autre opinion, qui avait aussi quelque vraisemblance, chargeait de ce crime les anciens habitants de Derncleugh ; on savait qu’ils avaient hautement exprimé leur ressentiment contre la conduite du laird d’Ellangowan envers eux ; qu’ils avaient proféré des menaces que chacun les croyait capables de mettre à exécution.

L’enlèvement de l’enfant était un crime plus dans leurs habitudes que dans celles des contrebandiers, et Kennedy, sous la garde duquel il était pour le moment, pouvait avoir succombé en cherchant à le défendre. En outre, on se rappelait que Kennedy avait pris une part active, deux ou trois jours auparavant, à l’expulsion violente des Égyptiens de Derncleugh, et que des paroles dures et menaçantes avaient été échangées entre lui et quelques-uns des patriarches égyptiens dans cette mémorable occasion.

Le shérif reçut aussi toutes les dépositions du malheureux père et de son domestique, concernant ce qui s’était passé lors de la rencontre de la caravane égyptienne, au moment où elle quittait le territoire d’Ellangowan.

Les paroles de Meg faisaient surtout concevoir des soupçons ; c’était, comme le magistrat l’observa dans son langage judiciaire, damnum minatum, une menace de dommage, et malum secutum, le malheur prédit avait bientôt suivi la prédiction. Une jeune femme qui avait été cueillir des noisettes dans le bois de Warroch le jour du fatal événement, croyait bien, mais elle refusa de l’affirmer par serment, qu’elle avait vu Meg Merrilies, ou du moins une femme remarquable comme elle par sa taille et son extérieur, sortir brusquement d’un taillis ; elle disait qu’elle l’avait appelée par son nom, mais que, comme la figure lui avait tourné le dos sans lui répondre, elle ne savait pas si c’était réellement l’Égyptienne ou son esprit, et qu’elle avait eu peur de s’approcher d’une personne qui était reconnue, dans le langage vulgaire, pour n’être pas grand’chose.

Ce récit vague obtint quelque crédit par la circonstance du feu trouvé le soir dans la chaumière déserte de l’Égyptienne. Ce fait fut attesté par Ellangovan et son jardinier. D’un autre côté, il semblait extravagant de supposer que si cette femme avait trempé dans ce crime horrible, elle fût retournée le soir même de l’assassinat dans un endroit où on devait vraisemblablement commencer à la chercher.

Meg Merrilies fut pourtant arrêtée et interrogée ; elle nia fortement avoir été soit à Derncleugh, soit dans le bois de Warroch, le jour de la mort de Kennedy ; et plusieurs personnes de sa tribu prêtèrent serment qu’elle n’avait pas quitté leur campement situé dans un vallon à dix milles d’Ellangowan. À la vérité on n’ajoutait pas grand foi à leurs serments ; mais quelle autre preuve, dans cette circonstance ? L’enquête mit au jour un fait remarquable, mais un seul fait : elle avait au bras une légère blessure qui semblait avoir été faite avec un instrument tranchant ; elle était bandée avec un mouchoir d’Henri Bertram ; mais le chef de la horde avoua qu’il l’avait corrigée ce jour avec son whinger (poignard) ; elle expliqua de même sa blessure ainsi que d’autres personnes ; et quant au mouchoir, la quantité de linge volé à Ellangowan par les Égyptiens dans les derniers mois de leur séjour à Derncleugh, expliquait facilement comment Meg possédait ce mouchoir, sans la charger d’un crime plus atroce.

On observa, dans son interrogatoire, qu’elle répondait avec indifférence aux questions sur la mort de Kennedy ou du jaugeur, comme elle l’appelait, mais qu’elle montrait un grand mépris et une grande indignation en se voyant soupçonnée d’avoir pu nuire au petit Bertram.

On la retint long-temps en prison, dans l’espoir qu’on pourrait faire des découvertes propres à jeter quelque lumière sur cet événement tragique. Rien cependant ne transpira ; et Meg fut à la fin mise en liberté, mais condamnée en même temps à quitter le pays, comme vagabonde, voleuse, et personne de mœurs déréglées. On ne découvrit aucune trace de l’enfant ; et à la fin cette histoire, qui avait fait tant de bruit, fut regardée comme inexplicable, et seulement conservée sous le nom de Saut du jaugeur, qui fut généralement donné au rocher du haut duquel était tombé ou avait été précipité l’infortuné Kennedy.

  1. Le shérif écossais remplit les mêmes fonctions que le coroner anglais. a. m.