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Guy Mannering/20

La bibliothèque libre.
Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 142-147).


CHAPITRE XX.

L’ARRIVÉE.



C’était un génie gigantesque, capable de lutter avec toutes les bibliothèques.
Boswel. Vie de Johnson.


Le jour où le colonel Mannering et sa fille étaient attendus à Woodbourne luisait enfin. Le moment de leur arrivée approchait, et chacun des individus qui composaient le petit cercle rassemblé dans le château avait séparément ses motifs d’inquiétude. Mac-Morlan désirait naturellement obtenir la confiance et la clientèle d’un homme dont la fortune et la considération étaient si bien établies. Connaissant le cœur humain, il ne lui avait pas échappé que Mannering, quoique bon et généreux, voulait cependant que ses moindres ordres fussent exécutés avec exactitude et précision ; il cherchait donc à s’assurer si tout était disposé dans la maison conformément aux désirs et aux intentions du colonel, et la parcourait depuis le grenier jusqu’à l’écurie. Mistress Mac-Morlan, renfermant sa surveillance dans un cercle moins étendu, allait de la salle à manger à la cuisine, et de la cuisine à la chambre de la femme de charge : tout ce qu’elle craignait, c’est que l’arrivée tardive du propriétaire ne fît tort au dîner, et ne donnât une mauvaise opinion de ses talents et de son activité. Dominie même, sortant de la léthargie dans laquelle le retenait son flegme ordinaire, avait regardé deux fois par la fenêtre qui donnait sur l’avenue, et avait dit : « Qui donc peut retarder ainsi leur voiture ? » Lucy, la plus calme de tous, se livrait à ses pensées mélancoliques : elle allait se trouver confiée à la protection, on peut même dire à la bienveillance d’un étranger en faveur duquel tout ce qu’elle avait vu, tout ce qu’elle avait appris la prévenait avantageusement, mais qu’elle ne connaissait que très imparfaitement. L’attente lui faisait donc trouver les moments longs et pénibles.

Enfin le bruit des roues et des pas des chevaux se fit entendre. Les domestiques, déjà arrivés, se réunirent pour recevoir leur maître et leur maîtresse avec un empressement et un air d’importance dont Lucy fut presque alarmée, car elle n’avait jamais vu la société et ne connaissait ni le genre ni les manières de ce qu’on appelle le grand monde. Mac-Morlan alla recevoir les voyageurs à la porte, et peu d’instants après ils entrèrent dans le salon.

Mannering qui, suivant son habitude, avait voyagé à cheval, entra donnant le bras à sa fille. Elle était d’une taille ordinaire, pour ne pas dire petite, mais très bien faite ; ses yeux étaient noirs et brillants, et des cheveux bruns d’une beauté remarquable ajoutaient à l’expression d’une physionomie à la fois vive et spirituelle, sur laquelle on pouvait apercevoir un peu de hauteur, quelque timidité, beaucoup de malice, et une certaine propension au sarcasme. « Je ne l’aimerai point, » fut la première pensée de Lucy en apercevant miss Mannering ; la seconde fut celle-ci : « Je crois pourtant que je l’aimerai. »

Julia était couverte de fourrures et d’une pelisse qui lui montait jusqu’au menton, à cause de la rigueur du froid. Le colonel était enveloppé dans une grande redingote ; il salua mistress Mac-Morlan avec politesse, et sa fille lui fit une révérence à la mode, pas assez basse pour lui causer de la gêne. Mannering conduisit alors sa fille vers miss Bertram, et prenant sa main d’un air de bonté, et presque de tendresse paternelle, « Julia, lui dit-il, voici la jeune demoiselle que nos amis ont déterminée, je l’espère, à rester auprès de nous le plus long-temps qu’elle le pourra. Je serai bien heureux si vous pouvez rendre le séjour de Woodboune aussi agréable pour miss Bertram que le fut pour moi celui d’Ellangowan, quand son père me fit l’honneur de m’y recevoir. »

Julia fit un salut à sa nouvelle amie et lui serra la main. Se tournant ensuite vers Dominie, qui depuis leur arrivée ne cessait de les saluer en alongeant la jambe et en courbant le dos, semblable à un automate qui répète le même mouvement jusqu’à ce que le ressort qui le fait agir soit enfin arrêté, Mannering dit à sa fille en lui lançant un regard sévère pour réprimer l’envie de rire qu’il remarquait en elle, et dont il avait peine à se défendre lui-même : « Voici mon bon ami M. Sampson : c’est à lui que sera confié le soin de mettre mes livres en ordre, lorsqu’ils seront arrivés, et j’espère que l’étendue de ses connaissances pourra me devenir très utile. — Je suis convaincue, papa, que ce monsieur nous rendra de véritables services ; et pour donner plus de force à mes remerciements, je puis l’assurer qu’il ne sortira jamais de ma mémoire, grâce à l’impression qu’il a produite sur moi. Mais, miss Bertram, » ajouta-t-elle bien vite en voyant que son père commençait à froncer le sourcil, « nous avons fait un long voyage ; voulez-vous bien me permettre d’aller dans ma chambre faire ma toilette pour dîner ? »

Ce peu de mots dispersa la compagnie, à l’exception de Dominie, qui, ne voyant nulle nécessité de s’habiller et de se déshabiller, si ce n’est pour se mettre au lit ou en sortir, s’occupa de quelque problème de mathématiques, jusqu’au moment où la compagnie réunie dans le salon passa dans la salle à manger.

À la fin de la journée, Mannering voulut converser un instant tête-à-tête avec sa fille.

« Eh bien ! Julia, lui dit-il, que pensez-vous de nos hôtes ? — Oh ! j’aime beaucoup miss Bertram ; mais pour l’autre, c’est le plus franc original. Vous conviendrez, papa, qu’il serait fort difficile de le regarder sans rire. — Il faut pourtant que cela soit tant qu’il restera dans ma maison ; chacun doit s’y habituer. — Mais, papa, les domestiques eux-mêmes ne pourront garder le sérieux. — Eh bien ! ils quitteront ma livrée, et s’en iront rire à leur aise. M. Sampson est un homme dont je fais grand cas à cause de sa simplicité, j’ajouterai même à cause de la générosité de son caractère. — Oh ! pour sa générosité, je n’en doute point ; car il ne peut porter à sa bouche une cuillerée de soupe sans en faire part à tous ses voisins. — Julia, vous êtes incorrigible : mais tâchez de mettre un frein à votre gaîté à ce sujet ; je ne veux pas qu’elle puisse offenser miss Bertram dans la personne de ce digne homme ; elle sentirait une mortification éprouvée par M. Sampson, plus vivement que M. Sampson lui-même. Maintenant, ma chère enfant, bonsoir. Mais n’oubliez pas qu’il y a dans le monde beaucoup de choses plus dignes cent fois d’être tournées en ridicule que la simplicité et la maladresse. »

Deux jours après, M. et mistress Mac-Morlan quittèrent Woodbourne, après avoir fait à leur jeune amie les adieux les plus tendres et les plus touchants.

Tout allait au mieux dans la maison : les jeunes dames étudiaient et se divertissaient ensemble. Le colonel fut agréablement surpris en trouvant que miss Bertram savait à fond l’italien et le français, grâce aux soins et à la vigilance infatigable du laborieux Sampson. Quant à la musique, elle en possédait à peine les premiers principes. Sa nouvelle amie entreprit de lui donner des leçons, et Lucy en échange lui fit contracter l’habitude de se promener à pied et à cheval, et lui inspira le courage de braver la rigueur de la saison. Mannering leur choisissait pour chaque soir les livres qui réunissaient l’utile et l’agréable ; et comme il lisait avec beaucoup de goût et d’âme, il faisait oublier à la société réunie au château la longueur des soirées d hiver.

Les charmes de leur société leur procurèrent bientôt la visite de toutes les familles distinguées établies dans les environs, et que plus d’un motif attirait à Woodbourne. Le colonel sut choisir parmi ces visiteurs ceux dont le caractère convenait le mieux à ses goûts et à ses habitudes. Charles Hazlewood ne fut pas le dernier à se présenter chez lui, et il sut dès l’abord se concilier son estime et son amitié. Ses fréquentes visites avaient l’approbation de ses parents. « Qui sait, pensaient-ils, ce que peuvent produire des soins assidus ? » La belle miss Mannering, avec la fortune d’un nabab, était un parti digne d’envie. Éblouis par une semblable perspective, ils étaient loin de songer à la crainte qu’ils avaient conçue un instant que leur fils ne s’éprît inconsidérément de Lucy Bertram, la pauvre Lucy, qui n’avait pas un schelling, et qui n’avait en partage qu’une naissance noble, une jolie figure et un excellent caractère. Mannering était plus prudent ; il se considérait comme le tuteur de miss Bertram, et s’il ne croyait pas nécessaire de rompre toute liaison entre elle et un jeune homme pour qui elle était un parti très convenable sous tous les rapports, excepté sous celui de la fortune, il fit en sorte qu’aucun engagement sérieux, aucune explication ne pût avoir lieu entre eux, jusqu’à ce que le jeune homme eût acquis une plus grande expérience du monde et fût arrivé à un âge où on pût le regarder comme capable de décider par lui-même d’un choix d’où dépend le bonheur de la vie.

Tandis que les autres habitants de Woodbourne employaient ainsi leur temps, Dominie Sampson était occupé, corps et âme, à l’arrangement de la bibliothèque de feu l’évêque. On l’avait envoyée de Liverpool par mer, et il n’avait pas fallu moins de trente ou quarante chariots pour la transporter du lieu du débarquement. La joie qu’éprouva Sampson à la vue de ces énormes caisses posées sur le plancher de l’appartement, qu’il devait vider pour en placer le contenu sur les tablettes, passe toute expression, il grimaça comme un ogre, agita ses bras comme les ailes d’un moulin à vent, ébranla la maison de son cri : « Pro-di-gi-eux ! » Il n’avait jamais vu, dit-il, une telle quantité de livres, excepté dans la bibliothèque du collège. Maintenant donc que, à son grand plaisir, il avait la surintendance de cette collection, il s’élevait dans son opinion au niveau du bibliothécaire de l’académie, qu’il avait toujours regardé comme le plus grand et le plus heureux de tous les hommes. Ses transports ne diminuèrent en rien lorsqu’il examina les volumes : quelques-uns, il est vrai, roulaient sur les belles-lettres, poèmes, pièces de théâtre, mémoires ; ceux-là il les jetait de côté avec dédain, en prononçant avec amertume ce seul mot : « Frivole ! » mais la plus grande partie de la collection était d’un genre tout différent : le prélat, homme d’une érudition profonde et grand théologien, avait chargé les rayons de sa bibliothèque de volumes qui portaient ces vénérables signes de l’antiquité qu’un poète moderne a décrits dans les vers suivants :

Ces livres dont le bois fournit la reliure,
Ont encore du cuir pour double couverture ;
D’une agrafe en métal ces feuillets bien serrés,
Que plus d’un siècle ainsi vit dormir ignorés ;
Ces marges que le temps macula de sa rouille
Et que la main sans cesse au toucher use et souille ;
Ces dos en relief bien conservés encor
Où le titre se lit en caractères d’or.

Des livres de théologie, de controverse ecclésiastique, des commentaires, des polyglottes, la collection des Pères de l’Église, et des sermons qui auraient pu chacun en fournir au moins dix d’aujourd’hui, des livres de sciences anciennes et modernes, les éditions les meilleures et les plus rares des auteurs classiques ; tels étaient les ouvrages qui composaient la bibliothèque de l’évêque, et sur lesquels l’œil de Dominie s’arrêtait avec délices. Il en dressa le catalogue en l’écrivant le mieux qu’il put, mettant autant de soin à former chaque lettre qu’un amant qui écrit à sa maîtresse le jour de Saint-Valentin ; il les plaçait sur les rayons un à un avec autant de précaution que j’ai vu des dames en avoir pour les porcelaines de la Chine. Néanmoins, malgré son zèle, son travail allait lentement : souvent, lorsqu’il était à moitié de l’échelle, il ouvrait un volume, tombait sur un passage intéressant, et, sans changer sa posture incommode, continuait à se laisser aller aux charmes de la lecture, jusqu’à ce qu’un domestique vînt le tirer par le pan de son habit et lui annoncer que le dîner était servi. Alors il courait à la salle à manger, bourrait son large gosier de bouchées épaisses de trois pouces, répondait en l’air oui ou non à chaque question qu’on lui adressait, et se précipitait de nouveau dans la bibliothèque aussitôt qu’il avait quitté sa serviette, qu’encore gardait-il quelquefois suspendue autour de son cou comme une espèce de rabat.

C’est ainsi que Thalaba
Ses jours heureusement coula.

Nos principaux personnages étant ainsi dans une situation agréable, mais qui, par cela même, ne peut que faiblement intéresser le lecteur, nous allons nous occuper d’un homme dont jusqu’ici nous n’avons prononcé que le nom, et que le malheur et l’obscurité qui l’environnent rendent intéressant à un double titre.