Guy Mannering/48

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 352-358).


CHAPITRE XLVIII.

L’ÉVASION.


À coups de pioche et de levier nous avons joliment fait sauter les serrures, si bien que nous avons forcé la prison où languissait Willie de Kinmont.
Vieille ballade des frontières.


Retournons à Portanferry, où nous avons laissé l’infortuné Bertram et son loyal ami dans le séjour destiné aux coupables. Le sommeil du fermier fut des plus paisibles ; mais celui de Bertram, qui se ressentait de son agitation, fut interrompu un peu avant minuit, et il lui devint impossible de retomber dans cet état d’oubli total des peines de la vie. À l’inquiétude, au trouble de son esprit, se joignait un malaise, une sorte d’oppression causée par l’air épais et malsain de la chambre étroite et basse où ils se trouvaient. Après avoir supporté quelque temps le poids de cette atmosphère qui le suffoquait, il se leva pour ouvrir sa fenêtre et respirer un air plus vif et plus pur. Hélas ! son premier effort lui rappela qu’il était en prison, et que les malheureux habitants de ce lieu, qu’on songeait toujours à rendre plus sûr que commode, ne pouvaient à leur gré y renouveler l’air. Malgré ce désappointement, il resta quelque temps près de la fenêtre. Le petit Wasp, quoique harassé de son voyage de la veille, s’élança du lit de son maître, vint le rejoindre et lui tint compagnie : il frottait sa robe velue contre les jambes de Bertram, lui témoignant par de petits murmures combien il éprouvait de plaisir à le revoir. Ainsi accompagné et attendant que l’accès fébrile qui agitait alors son sang se changeât en un désir de repos et de sommeil, Bertram passa quelque temps à regarder la mer.

La marée était haute ; les flots s’agitaient non loin des murs de la prison. De temps à autre une vague immense venait se briser contre l’espèce de rempart qui défendait les fondements de l’édifice, plus violente que celles qui battaient le rivage. On voyait de loin, à la clarté douteuse de la lune souvent cachée par des nuages, l’Océan soulever la masse de ses flots innombrables, les roulant, les croisant, les mêlant les uns aux autres.

« Spectacle imposant, mais terrible ! se dit Bertram ; image des vicissitudes dont a été semée ma vie depuis mon enfance. Quand trouverai-je le repos ? quand pourrai-je, dans un asile sûr et tranquille, cultiver sans crainte et sans inquiétude ces arts auxquels l’agitation continuelle de ma vie m’a impérieusement arraché ? L’imagination peut, dit-on, prêter la voix des tritons et des nymphes aux murmures confus des flots de l’Océan ; pourquoi une sirène ou un Protée, sortant de ces abîmes, ne vient-il pas déchirer à mes yeux le voile épais et mystérieux qui couvre ma destinée !… Heureux ami ! dit-il en regardant le lit sur lequel était couché le robuste Dinmont, tes soucis sont renfermés dans le cercle étroit des occupations qui te donnent et la fortune et la santé ! tu peux t’en débarrasser à volonté pour goûter le repos profond de corps et d’esprit que le travail du jour t’a préparé ! »

Ses réflexions furent interrompues par Wasp qui, s’efforçant de grimper à la croisée, se mit tout-à-coup à hurler et à glapir avec une sorte de fureur. Ce bruit parvint aux oreilles de Dinmont, mais sans dissiper l’illusion qui l’avait transporté, loin de ce misérable appartement, au milieu de l’air pur de ses vertes campagnes. « En avant ! Yarrow, mon compère… plus loin… plus loin… » murmurait-il entre ses dents, s’imaginant sans doute parler au chien de son troupeau pour l’exciter à ramener un mouton qui envahissait un pâturage défendu. Cependant Wasp ne cessait de japer, et bientôt on entendit les aboiements répétés du mâtin lâché dans la cour. Jusqu’alors celui-ci avait gardé le silence, sauf un hurlement court et perçant qu’il poussait de temps à autre quand la lune sortait tout-à-coup de derrière un nuage. Mais en ce moment il faisait un tapage d’enragé et semblait excité par toute autre chose que les glapissements de Wasp, qui le premier avait donné l’alarme, et que son maître avait enfin réduit, à grand’peine, à un sourd grognement.

Enfin Bertram, qui redoublait d’attention, crut apercevoir une barque sur la mer, et distingua assez clairement un bruit de rames et de voix humaines qui se mêlait au mugissement des flots. « Ce sont, pensa-t-il, quelques pêcheurs égarés ou peut-être quelques contrebandiers de l’île de Man ; mais ils sont bien hardis de passer si près de la douane, où il y a sans doute des sentinelles. C’est une grande barque, une chaloupe même pleine de monde ; peut-être appartient-elle au service de la douane. » Il fut confirmé dans cette dernière opinion, en voyant la barque s’arrêter auprès d’une petite jetée qui s’avançait dans la mer le long des magasins de la douane, et tous les gens de l’équipage, qui étaient une trentaine environ, sauter à terre les uns après les autres, puis entrer sans bruit dans un passage étroit qui séparait la douane de la prison. Tous disparurent, deux seulement restèrent pour garder la barque.

La colère du vigilant gardien de la prison avait d’abord été excitée par le bruit des rames : mais en ce moment il se reprit à hurler d’une telle force et avec tant de persévérance, qu’il éveilla son maître, aussi sauvage que lui. « Eh bien, Tearum, en bien, te tairas-tu enfin ? » lui cria Mac-Guffog par sa croisée ; mais Tearum continuait ses rugissements, et empêchait par là son maître d’entendre les sons d’alarme que sa féroce vigilance cherchait à signaler. Mais l’épouse du cerbère à deux pieds avait l’oreille plus fine que son mari. Elle se mit à la fenêtre : Imbécile ! dit-elle, descendez vite et lâchez le chien ; on force la porte de la douane, et le vieux laird d’Hazlewood a fait retirer la garde. Mais vous n’avez pas plus de cœur qu’un chat ! » L’amazone se mit aussitôt en devoir d’aller lâcher le mâtin dans la rue, tandis que son époux, redoutant beaucoup plus une insurrection intérieure qu’une révolte au dehors, s’empressa de visiter porte à porte tous les cachots, pour s’assurer qu’elles étaient soigneusement fermées.

Tout ce mouvement avait lieu sur le devant de la prison : il ne pouvait donc qu’arriver à peine aux oreilles de Bertram, dont la chambre, comme nous l’avons dit, était située sur le derrière et avait vue sur la mer. Il distingua pourtant un bruit, un tumulte peu d’accord avec le morne silence d’une prison à l’heure de minuit. Cette circonstance, jointe à celle de l’arrivée d’une barque pleine de gens armés, à une telle heure de la nuit, lui fit penser qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Dans cette persuasion il alla secouer Dinmont par les épaules… « Eh !… ah !…oh ! Ailie, femme, il n’est pas encore temps de se lever, » murmura tout en dormant l’homme des montagnes. Mais, après une nouvelle secousse, il se mit sur son séant, se frotta les oreilles, et demanda : « Eh bien, au nom du ciel ! qu’y a-t-il donc ? — C’est ce que je ne pourrais dire, répondit Bertram ; mais ou le feu est à la maison, où il s’y passe quelque événement extraordinaire. Ne sentez-vous pas une odeur de fumée ? n’entendez-vous pas ici près un bruit de portes qu’on enfonce, et dans la rue des voix d’hommes, des cris, des vociférations éloignées ? Sur ma parole, il est arrivé quelque chose d’extraordinaire… Levez-vous, pour l’amour de Dieu, et soyons sur nos gardes. »

Au seul mot de péril, Dinmont était sur pied, aussi intrépide, aussi déterminé qu’aucun de ses ancêtres quand ils voyaient briller le feu d’alarme. « Diable, capitaine, on n’est pas à son aise ici ! on ne peut en sortir le jour, on ne peut y dormir la nuit. Eh ! je n’y tiendrais pas quinze jours. Mais, Dieu me pardonne, qu’est-ce qu’on fait donc là !… oh ! oh ! il ferait bon d’avoir de la lumière… Wasp, Wasp, paix ! mon chien… paix, mon bon chien : laisse-nous donc entendre ce qui se passe… Mais il est enragé ! Eh bien, te tairas-tu ? »

Ils cherchèrent vainement dans les cendres les moyens d’allumer leur chandelle, car le bruit ne cessait pas. » Dieu me bénisse, capitaine ! venez donc ! » s’écria Dinmont, qui s’était approché à son tour de la fenêtre : « Ah ! ils ont enfoncé les portes de la douane ! »

Bertram y courut, et vit distinctement un ramas confus de contrebandiers et autres bandits, quelques-uns portant des torches allumées, les autres roulant des ballots et des barils vers la chaloupe qui était amarrée près du quai, et que deux ou trois autres barques de pêcheurs étaient venues rejoindre. « Voilà qui s’explique tout seul, dit Bertram ; mais je crains qu’il ne soit arrivé pire encore… ne sentez-vous pas une forte odeur de brûlé, ou est-ce mon imagination… ? — Imagination ? il y a de la fumée comme dans un four ! Dieu ! s’ils mettent le feu à la douane, il viendra jusqu’ici, et nous flamberons comme un tonneau de goudron. Il n’est pas gai d’être brûlé vif comme un sorcier ! Mac-Guffog, ah ! hé… » s’écria-t-il de toutes ses forces ; « si vous avez pour deux liards de raison, ouvrez-nous, l’ami ! ouvrez-nous ! »

Le feu commençait alors à monter, et d’épais nuages de fumée dépassaient la fenêtre près de laquelle se tenaient Bertram et Dinmont. Quelquefois, selon le caprice du vent, un sombre voile de vapeur dérobait tout à leurs yeux, ou bien une lueur rouge éclairait le rivage, et leur permettait de distinguer des hommes à figure sinistre qui, avec une promptitude exempte de désordre, chargeaient les barques. Enfin l’incendie triompha, des jets de flammes s’élancèrent par toutes les fenêtres de l’édifice embrasé, tandis que d’énormes tisons étaient lancés par le vent contre les murs de la prison et qu’une épaisse fumée s’étendait sur tout le voisinage. Les cris d’une canaille furieuse retentissaient de plus fort en plus fort ; car les contrebandiers, dans leur triomphe, étaient secondés par la populace de la petite ville et des environs qui s’était mise en révolte complète malgré l’heure avancée, quelques-uns pour participer au butin, presque tous par cet amour du mal et du tumulte, ordinaire à la lie du peuple.

Bertram commença à concevoir de sérieuses inquiétudes pour lui et pour son compagnon. Le plus profond silence régnait dans la prison ; on eût dit que le geôlier avait déserté son poste et abandonné la prison et ses malheureux habitants aux flammes qui les menaçaient. Bientôt on entendit frapper avec une violence extrême contre la porte extérieure de la prison, qui céda enfin aux efforts des pioches et des leviers. Mac-Guffog, aussi lâche qu’insolent, avait pris la fuite avec sa femme plus méchante encore. Leurs valets abandonnèrent facilement les clefs ; les prisonniers, ainsi délivrés, accueillirent avec de féroces acclamations de joie la canaille qui leur avait rendu la liberté et se joignirent à elle.

Au milieu de la confusion qui suivit, trois ou quatre des principaux contrebandiers entrèrent dans la chambre de Bertram, armés de sabres et de pistolets ; ils portaient des torches ardentes. « Par le diable, dit le chef, c’est bien lui ! » et deux hommes saisirent Bertram ; mais l’un d’eux lui dit bas à l’oreille : « Ne faites pas de résistance avant d’être dans la rue. » Le même individu trouva l’occasion de dire à Dinmont : « Suivez votre ami, et donnez-lui un coup de main quand il en sera temps. »

Dinmont obéit et les suivit. Les deux contrebandiers entraînèrent Bertram, lui firent descendre l’escalier, traverser la cour alors éclairée par l’incendie, puis la rue étroite sur laquelle s’ouvrait la prison. Là régnait la plus grande confusion, et les contrebandiers se trouvaient forcément séparés les uns des autres. Le bruit d’une troupe de cavalerie qui arrivait au galop leur donna l’alarme. « Par le diable et l’enfer, qu’y a-t-il ? s’écria le chef ; serrez vos rangs, mes amis, veillez sur le prisonnier… » Malgré cet ordre, les deux hommes qui tenaient Bertram restaient en arrière.

Le bruit des armes se fit entendre devant eux. La foule devenait de plus en plus agitée, les uns cherchant à se défendre, les autres à s’enfuir. On tirait des coups de fusil ; bientôt même on vit briller au-dessus des têtes les larges et longs sabres des dragons. « À présent, » dit à voix basse l’homme qui tenait le bras gauche de Bertram, le même qui lui avait déjà parlé ; « débarrassez-vous de ce drôle-là, et suivez-moi. »

Bertram, déployant tout-à-coup et avec succès sa vigueur, échappa facilement aux mains de celui qui le tenait à droite. Le bandit voulut tirer son pistolet, mais il fut terrassé par un coup de poing de Dinmont, assez vigoureux pour renverser même un bœuf. « Suivez-moi vite, » lui dit son zélé protecteur, et il prit une petite rue sale non loin de la prison.

On ne les poursuivit pas. L’attention des contrebandiers avait été attirée trop sérieusement par l’arrivée soudaine de Mac-Morlan et du corps de cavalerie. Le magistrat civil lut d’une voix haute et ferme la loi sur les rassemblements, et enjoignit à cette réunion illégale et tumultueuse de se disperser sur le-champ. Il serait arrivé à temps, s’il n’eût reçu en route un faux avis qui lui fit croire que les contrebandiers débarqueraient à la baie d’Ellangowan. Ce faux renseignement lui fit perdre près de deux heures. Sans manquer à la charité, on peut supposer que Glossin, si vivement intéressé au succès de cette audacieuse entreprise, avait cherché à donner le change à Mac-Morlan, dès qu’il eut appris que les dragons avaient quitté le château d’Hazlewood, circonstance dont des oreilles aussi attentives que les siennes avaient probablement été informées sans retard.

Cependant Bertram suivait son guide, et était lui-même suivi par Dinmont. Les clameurs de la multitude, le piaffement des chevaux, les coups de fusil, retentissaient à leurs oreilles, quoique plus faiblement, lorsque, au bout d’une rue obscure, ils trouvèrent une chaise de poste à quatre chevaux. « Au nom du ciel ! êtes-vous là ? — dit leur guide au postillon qui se tenait près de la voiture.

« Eh, oui, j’y suis ! répondit Jack Jabos, et je voudrais être partout ailleurs. — Ouvre donc la portière… Montez, messieurs ; bientôt vous serez en lieu de sûreté. » Et s’adressant à Bertram : « Rappelez-vous la promesse que vous avez faite à l’Égyptienne ! »

Déterminé à obéir passivement à un homme qui venait de lui rendre un si éminent service, Bertram monta sur-le-champ dans la voiture. Dinmont l’y suivit ; Wasp, qui ne les avait pas quittés, y sauta aussi, et elle partit au grand galop.

« Que le ciel me protège ! dit Dinmont ; cette aventure est bien singulière… Pour Dieu, j’espère que nous nous en tirerons… Mais que va devenir Dumple ? J’aimerais mieux être sur son dos que dans le carrosse d’un duc ; Dieu le sait ! »

Bertram lui fit observer qu’ils ne pouvaient aller long-temps de ce train sans changer de chevaux, qu’il fallait, de gré ou de force, s’arrêter jusqu’au jour dans la première auberge qu’ils rencontreraient, ou du moins se faire instruire du but et du motif de leur voyage, que là, M. Dinmont pourrait prendre des mesures relativement à son fidèle poney, qu’on retrouverait sans doute bien portant à l’écurie où il l’avait laissé. « Allons, allons, Dandie n’y songe plus, dit le fermier ; mais si nous étions seulement hors de cette diable de voiture, les coquins ne nous conduiraient que là où nous voudrions bien aller. »

Tandis qu’il parlait ainsi, la chaise de poste, tournant tout-à-coup, leur fit voir dans le lointain, vers la gauche, Portanferry encore tout en feu ; car l’incendie avait gagné un magasin qui renfermait des pièces d’eau-de-vie : une colonne de flamme ondoyante s’élevait à une hauteur considérable : ils eurent à peine le temps de contempler ce spectacle ; car, faisant un nouveau détour, la voiture entra dans un chemin étroit, bordé d’arbres, où elle continua de rouler dans l’obscurité, et toujours avec la même vitesse.