Guy Mannering/47

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 342-351).


CHAPITRE XLVII.

TRANSITIONS.


Il n’y a point de folie dans mes paroles : mettez-moi à l’épreuve, et je répéterai ce discours qu’on prend pour les rêveries d’un insensé.
Shakspeare. Hamlet.


M. Sampson traversait le vestibule du château avec des yeux égarés, quand mistress Allan, la bonne femme de charge, qui épiait son retour avec cette attention respectueuse que l’on a d’ordinaire pour le clergé en Écosse, vint lui barrer le chemin : « Eh bien ! monsieur Sampson, qu’y a-t-il donc ? c’est pire que jamais !… En vérité, vous vous ferez mal avec ces longs jeûnes… rien n’est si mauvais pour l’estomac, monsieur Sampson. Si du moins vous aviez mis quelques gâteaux dans votre poche, ou dit à Barnes de vous couper une croûte de pain. — Retire-toi ! » s’écria Dominie encore tout occupé de son entrevue avec Meg Merrilies, et se dirigeant vers la salle à manger.

« Mais ce n’est pas la peine d’entrer, la nappe est ôtée depuis une heure, et le colonel prend son petit verre ; mais venez dans ma chambre, je vous ai gardé un bon morceau que le cuisinier aura apprêté dans un moment. — Exorciso te ! répondit Sampson, c’est-à-dire j’ai dîné. — Dîné ! c’est impossible… Et avec qui avez-vous dîné, vous qui n’allez dans aucune maison ? — Avec Beelzébuth, je crois. — Oh ! pour sûr, il est ensorcelé, dit la femme de charge en le lâchant ; il est ensorcelé où il est fou : en tout cas, il n’y a que le colonel qui puisse en venir à bout… Comme il me repousse !… Ah, mon Dieu ! il est bien triste de voir où la science mène les gens. » Après ces exclamations de pitié, elle le laissa continuer son chemin.

Cependant l’objet de sa commisération venait d’entrer dans la salle à manger, où son arrivée causa une grande surprise. Il était crotté jusqu’aux épaules, et la pâleur de ses traits était deux fois plus cadavéreuse que d’ordinaire, par suite de sa frayeur, de sa fatigue et de son trouble. « Par le diable ! qu’est-ce que cela veut dire, monsieur Sampson ? s’écria Mannering en voyant combien miss Bertram était alarmée pour son simple mais fidèle ami.

Exorciso ! … dit Dominie. — Comment, monsieur ? répliqua le colonel étonné. — Je vous demande pardon, mon respectable monsieur, mais mon esprit… — Bat la campagne, je crois… Mais voyons, remettez-vous, monsieur Sampson, et apprenez-moi ce que tout cela signifie. »

Sampson allait répondre, mais trouvant encore une formule latine d’exorcisme au bout de sa langue, il eut la prudence de fermer la bouche, et donna au colonel la lettre que lui avait remise l’Égyptienne. Celui-ci en brisa le cachet, et la lut avec un air d’étonnement. « Cela ressemble à une plaisanterie, lui dit-il, à une bien mauvaise plaisanterie ! — Elle ne vient pourtant pas d’une personne qui plaisante. — Et de qui vient-elle ? » demanda Mannering.

Dominie avait toujours le plus grand soin de ne rien dire qui pût affliger miss Bertram ; se rappelant les pénibles souvenirs que réveillerait en elle le nom de Meg Merrilies, il porta la vue sur les deux jeunes demoiselles, et garda le silence.

« Mes enfants, dit le colonel, nous irons dans un instant prendre le thé avec vous ; je vois que M. Sampson désire me parler en particulier. — Maintenant qu’elles sont parties, au nom du ciel, monsieur Sampson, expliquez-moi ce mystère. — Cette lettre vient peut-être du ciel, dit Dominie, mais c’est un messager des enfers qui me l’a remise ; c’est cette sorcière, cette Meg Merrilies qu’on aurait dû brûler dans un tonneau de goudron depuis trente ans, comme gredine, voleuse, sorcière et Égyptienne. — Êtes-vous sûr que c’était elle ? dit le colonel avec empressement. — Sûr, mon respectable monsieur ? En vérité, elle a une figure qu’on n’oublie pas. Il ne peut y avoir deux Meg Merrilies sur la terre. »

Le colonel parcourut la chambre à grands pas, livré à de graves réflexions. « Envoyer du monde pour la saisir ! mais Mac-Morlan est trop éloigné, et sir Robert Hazlewood ne sait faire que de belles phrases. Et puis, la retrouvera-t-on au même endroit ? ne lui prendra-t-il pas encore envie de garder le silence comme la première fois ? Non, dussé-je passer pour un extravagant, je ne négligerai pas les conseils qu’elle me donne. Bien des gens de son espèce commencent par être des imposteurs et finissent par devenir des enthousiastes, ou par tenir une conduite douteuse entre ces deux extrêmes, ne sachant plus s’ils s’abusent eux-mêmes ou s’ils trompent les autres. Allons, mon parti est pris ; et si mes efforts sont infructueux, on ne dira point que j’ai trop suivi mes habitudes de prudence. »

Sur ce il sonna, et dit à Barnes de le suivre dans son cabinet particulier. Là, il lui donna quelques ordres dont nous pourrons par la suite faire connaître le résultat au lecteur. Pour le moment, nous lui ferons part d’un incident qui se rattache aux événements de ce jour remarquable.

Pendant l’absence du colonel, Charles Hazlewood n’avait osé faire aucune visite à Woodbourne. Il est vrai que la conduite de Mannering à son égard lui donnait à penser qu’il ferait bien de s’en abstenir ; et tel était l’ascendant que l’heureux militaire, le gentilhomme accompli, avait su prendre sur son jeune voisin, que celui-ci tenait beaucoup à ne pas lui déplaire. Il voyait ou croyait voir que le colonel approuvait son amour pour miss Bertram ; mais il voyait aussi, et plus clairement encore, que Mannering considérait comme inconvenant qu’il contractât une liaison plus intime sans l’approbation peu probable de ses parents ; il respectait donc la barrière que mettait entre eux le généreux et zélé protecteur de miss Bertram. « Non, se disait-il à lui-même, je n’exposerai pas miss Lucy à quitter un asile où elle jouit d’une douce tranquillité, avant de pouvoir lui offrir une maison qui lui appartienne. »

Ayant pris cette courageuse résolution, il y persista ; et son cheval, qui, par habitude, prenait toujours la direction de Woodbourne, l’ayant amené deux fois à la porte du château, Charles Hazlewood sut résister au désir de descendre pour s’informer seulement de la santé des jeunes demoiselles et s’il pouvait leur rendre quelque service pendant l’absence du colonel. Mais, la seconde fois surtout, la tentation fut tellement forte, qu’il résolut de ne pas s’y exposer de nouveau. Il envoya savoir des nouvelles des habitantes de Woodbourne, leur fit dire mille choses aimables, et se décida à faire enfin, à une famille qui demeurait à quelque distance, une visite qu’il retardait depuis plusieurs mois ; il comptait, du reste, revenir assez à temps pour être un des premiers à présenter ses hommages à Mannering et à le féliciter sur son heureux retour, après un voyage si long et si difficile que celui d’Édimbourg. Il partit donc après avoir combiné ses mesures pour être informé du retour du colonel quelques heures après son arrivée ; il devait prendre aussitôt congé de ses amis, et venir dîner à Woodbourne, où il était toujours le bien-venu. Il se flattait, car il avait réfléchi sur ce sujet beaucoup plus qu’il n’était nécessaire, que cette conduite paraîtrait toute simple, toute naturelle, tout ordinaire.

Mais le destin, dont les amants ont si souvent à se plaindre, ne fut pas, en cette occasion, favorable à Charles Hazlewood. Il fallut d’abord faire changer les fers de son cheval, parce qu’il commençait à geler ; ensuite la maîtresse de la maison où il était ne descendit que fort tard, et son ami voulut à toute force lui montrer une nichée de petits chiens que sa chienne d’arrêt favorite avait mis bas le matin. Leurs couleurs avaient fait naître des doutes sur la paternité, importante question de légitimité qu’Hazlewood fut appelé comme arbitre à décider entre son ami et son veneur ; sa décision fit cesser l’incertitude sur ceux qu’il fallait élever. Enfin le laird lui-même retarda de beaucoup le départ de notre jeune amant, en s’efforçant avec son éloquence prolixe et ennuyeuse d’insinuer à sir Robert Hazlewood, par l’intermédiaire de son fils, ses propres idées sur la direction qu’on devait donner à une route projetée : il nous faut avouer à la grande honte de notre amoureux qu’après avoir dix fois entendu les mêmes raisons, il lui fut impossible de comprendre quel avantage on aurait à faire passer ce chemin par Lang-Hirst, Windyknowe, Joodhouse-park et Hailziecroft, à lui faire traverser la rivière à l’étang de Simon, puis la route de Kippletringan ; la ligne la moins convenable, à ce que disait l’orateur, avait été justement choisie par l’ingénieur anglais, puisqu’elle couperait dans toute leur étendue les domaines d’Hazlewood, passerait à moins d’un mille du château même, si bien que les propriétaires ne pourraient plus se dire chez eux.

Enfin l’éloquent raisonneur, qui avait grand intérêt à ce que le pont fût construit aussi près que possible d’une de ses fermes, en eût été pour ses frais d’éloquence s’il n’eût dit par hasard que la direction projetée était approuvée par « ce drôle de Glossin, « qui prétendait tout faire à sa guise dans le comté : son auditeur devint alors très attentif, s’informa avec chaleur du plan qu’approuvait Glossin, et donna l’assurance que ce ne serait pas sa faute si son père ne jugeait pas l’autre meilleur. Tous ces contre-temps employèrent la matinée : Hazlewood ne monta à cheval qu’au moins trois heures plus tard qu’il n’avait compté, maudissant les belles dames, les chiens d’arrêt, les petits chiens et les projets de route, car il vit qu’il lui était décemment impossible de se présenter à Woodbourne.

Il avait donc dépassé la route qui conduisait au château, ne pouvant voir que la fumée blanchâtre qui s’en élevait et se dessinait au loin dans les airs au milieu du pâle crépuscule d’une soirée d’hiver, quand il crut apercevoir Dominie prendre un sentier à travers le bois et se diriger de ce côté. Il l’appela, mais en vain ; car l’honnête garçon, ordinairement fort peu sensible aux impressions étrangères, venait de quitter Meg Merrilies, et était trop profondément enfoncé dans ses réflexions au sujet des prophéties qu’elle avait débitées, pour rien entendre. Hazlewood fut donc obligé de le laisser poursuivre sa route, sans pouvoir s’informer de la santé des jeunes demoiselles ou lui faire quelque autre question oiseuse qui aurait pu amener, par un heureux hasard, le nom de miss Bertram dans sa réponse. N’ayant plus aucun motif de se hâter, il laissa tomber la bride sur le cou de son cheval, et lui permit de monter aussi lentement qu’il voulut un chemin rapide et sablonneux pratiqué entre deux collines d’une hauteur extraordinaire, d’où la vue s’étendait au loin sur la campagne. Mais bien que le paysage dût avoir pour lui un attrait tout particulier, puisqu’une grande partie de ces domaines appartenait à son père et qu’il devait les posséder lui-même un jour, Hazlewood le voyait avec indifférence et tournait plutôt les yeux vers les cheminées de Woodbourne, quoiqu’à chaque pas que faisait son cheval il lui fût difficile de les apercevoir. Il fut soudain tiré de la rêverie dans laquelle il était tombé par une voix trop forte pour être celle d’une femme, mais trop criarde pour appartenir à un homme : « Pourquoi donc tarder si long-temps ? faut-il que d’autres travaillent pour vous ? »

Il porta ses regards sur la personne qui lui parlait : c’était une femme d’une taille démesurée ; elle avait la tête enveloppée d’un large mouchoir d’où s’échappaient des mèches de cheveux gris, un long manteau rouge sur le dos, et elle tenait à la main un bâton garni d’une espèce de pointe ; en un mot, c’était Meg Merrilies. Hazlewood n’avait jamais vu cette singulière figure : étonné d’une pareille apparition, il saisit la bride de son cheval et l’arrêta court. « Je pensais, continua-t-elle, que ceux qui s’intéressent à la famille d’Ellangowan ne dormiraient pas cette nuit. J’ai chargé trois hommes de vous chercher, et vous allez vous étendre dans votre lit ! Croyez-vous que si le frère souffre, la sœur ne souffrira pas aussi ?… Non, non !… — Je ne vous comprends pas, bonne femme ; si vous parlez de miss… je veux dire de quelqu’un de l’ancienne famille d’Ellangowan, dites-moi ce que je puis faire pour lui être utile ? De l’ancienne famille d’Ellangowan ! répéta Meg avec indignation ; l’ancienne famille !… Et quand s’est-elle éteinte ? Et quelle famille portera jamais le nom d’Ellangowan, qui est celui des braves Bertram ? — Mais que voulez-vous dire, bonne femme ? — Je ne suis pas une bonne femme ; tout le pays sait que je ne vaux rien : peut-être ne serai-je jamais meilleure ; mais je peux faire ce que bien des bonnes femmes ne pourraient et n’oseraient faire. Je puis suspendre le cours du sang dans les veines de celui qui vit dans l’opulence après avoir dépouillé l’orphelin, après avoir voulu l’écraser dans son berceau… Écoutez-moi… Par ordre de votre père, on a retiré les troupes qui étaient à la douane de Portanferry, et elles sont venues au château d’Hazlewood, parce qu’il craint que sa maison ne soit attaquée cette nuit par des contrebandiers. Personne ne songe à toucher à sa maison : son sang est bon, son sang est noble… Je ne parle pas de lui particulièrement ; mais, encore une fois, on n’a nul dessein de lui nuire. Renvoyez promptement les cavaliers à leur poste. Ils peuvent avoir de la besogne cette nuit… Oui, ils en auront, les coups de fusil vont retentir, les sabres vont briller au clair de la lune. — Bon Dieu ! que voulez-vous dire ? Vos paroles et vos manières me feraient croire que vous êtes folle, et cependant il y a quelque sens caché dans vos discours. — Je ne suis pas folle ! s’écria l’Égyptienne ; on m’a emprisonnée comme folle, fouettée comme folle, bannie comme folle ; mais je ne suis pas folle. Écoutez, Charles Hazlewood d’Hazlewood : gardez-vous rancune à celui qui vous a blessé ? — Non, femme. Dieu m’en préserve ! Mon bras est guéri, et j’ai toujours dit que le coup était parti par accident. Je voudrais pouvoir le dire à ce jeune homme lui-même. — Alors suivez mes conseils, et vous lui ferez plus de bien qu’il ne vous a fait de mal ; car si on l’abandonne à ses ennemis, ce sera demain matin un cadavre sanglant, ou un homme banni. Mais il y a quelqu’un là-haut. Faites ce que je vous conseille, renvoyez les soldats à Portanferry. Il n’y a pas plus à craindre pour le château d’Hazlewood que pour celui de Crufel-Fell. » Et elle disparut avec sa vitesse ordinaire.

Il semble que la vue de cette femme, que le mélange de bizarrerie et d’enthousiasme de toutes ses actions, manquaient rarement de produire la plus forte impression sur ceux à qui elle s’adressait. Ses paroles, quoique singulières, étaient trop claires et trop intelligibles pour qu’on la crût folle, mais aussi trop véhémentes, trop bizarres, pour être dictées par un esprit sain. Elle semblait agir par l’influence d’une imagination fortement agitée plutôt que dérangée, et il est étonnant combien, dans ces deux cas, était grand l’effet qu’elle produisait sur ses auditeurs. On peut expliquer ainsi comment on prêtait attention à ses demi-mots bizarres et mystérieux, comment même on suivait ses conseils. Il est certain, du moins, que le jeune Hazlewood fut profondément ému de son apparition subite et de son ton impératif : il hâta le pas de son cheval. Il faisait déjà nuit quand il arriva à Hazlewood. Ce qu’il vit en y entrant confirma pleinement les paroles de la sibylle.

Trente chevaux de dragons étaient sous un hangar près des cuisines, encore tout bridés ; trois ou quatre soldats montaient la garde, tandis que les autres se promenaient en long et en large devant la maison avec leurs grands sabres et leurs grosses bottes. Hazlewood demanda à l’officier qui les commandait d’où ils venaient.

« De Portanferry. — Y avez-vous laissé une garde ? — Non ; nous sommes venus tous ici par ordre de sir Robert Hazlewood, pour défendre sa maison contre une attaque dont le menacent les contrebandiers. »

Charles Hazlewood alla sur-le-champ trouver son père. Après lui avoir présenté ses respects, il s’enquit du motif pour lequel il avait envoyé chercher la force armée : sir Robert l’assura que, d’après des renseignements, des avis, des nouvelles, qui lui avaient été communiqués, exposés, il avait les meilleures raisons de penser, de croire, d’être convaincu qu’une attaque serait tentée, exécutée cette nuit contre le château d’Hazlewood par une bande de contrebandiers, d’Égyptiens et d’autres bandits.

« Et pourquoi, mon cher père, la fureur de ces gens-là se dirigerait-elle plutôt sur notre maison que sur toute autre du voisinage ? — Mais je pense, monsieur, je suppose, je présume, avec tous les égards dus à votre sagesse, à votre expérience, que la vengeance de ces gens-là s’exerce, se dirige particulièrement contre les personnes les plus importantes, les plus distinguées par le rang, les lumières, la naissance et la fortune, qui ont arrêté, réprimé, puni leurs forfaits, leurs tentatives illégitimes, illégales et criminelles. »

Le jeune Hazlewood, qui connaissait le faible de son père, répondit que sa surprise venait d’un motif autre que celui que sir Robert supposait, mais qu’il s’étonnait seulement qu’on songeât à attaquer une maison où il y avait tant de domestiques, et où une foule de voisins viendraient, au moindre signal, apporter du secours. Il ajouta qu’il craignait que la réputation de sa famille ne souffrît un peu de ce qu’on appelait pour la protéger les soldats qui devaient garder la douane, comme si les Hazlewood n’étaient pas en état de se défendre eux-mêmes. Il donna même à entendre que leurs envieux feraient un sujet d’éternelles plaisanteries d’une précaution qui aurait été inutile.

Sir Robert fut surtout frappé de cette dernière objection ; car, comme tous les esprits étroits, il ne craignait rien tant que le ridicule. Il se recueillit, et, laissant paraître son embarras sous une apparence de fierté, il affecta de dédaigner l’opinion publique, devant laquelle cependant il reculait presque toujours.

« En vérité, j’aurais cru, dit-il, que l’injure qui a déjà été faite à ma maison en votre personne, comme héritier et représentant de la maison d’Hazlewood après ma mort ; j’aurais cru et pensé, dis-je, que cette injure aurait suffisamment justifié aux yeux des gens les plus respectables, aux yeux du plus grand nombre, des mesures qui ne sont prises que pour prévenir et empêcher un nouvel outrage. — En vérité, mon père, je dois vous répéter ce que j’ai déjà dit bien des fois : je suis sûr que le coup de fusil n’est parti que par accident. — Non, monsieur, ce n’est point par accident ; mais vous voulez être plus capable de juger que ceux qui sont plus âgés que vous. — Mais, mon père, une circonstance qui me concerne si personnellement… — Monsieur, elle ne vous concerne que bien secondairement ; c’est-à-dire qu’elle ne vous concerne pas, en tant que vous êtes un jeune écervelé qui prend plaisir à contrarier son père ; mais elle concerne le pays, monsieur, tout le public, monsieur, le royaume d’Écosse, monsieur, en tant que l’intérêt de la famille d’Hazlewood est compromis, menacé, exposé en vous, par vous, à cause de vous, monsieur. Au surplus, le coupable est en lieu sûr, et M. Glossin pense… — M. Glossin ! mon père ? — Oui, monsieur, le gentilhomme qui a acheté Ellangowan… Vous le connaissez, je suppose ?… — Oui, mon père ; mais je ne m’attendais guère à vous entendre citer une pareille autorité. Comment ! ce drôle… que tout le monde connaît si sordide, si bas, si fourbe, et que je soupçonne d’être plus encore que cela !… Et depuis quand, mon cher père, donnez-vous le nom de gentilhomme à un pareil coquin ? — Mais, Charles, je ne dis pas gentilhomme dans le sens précis, dans la signification rigoureuse du mot ; je n’emploie pas ce terme dans l’acception qu’on doit proprement et légitimement lui donner ; mais je m’en sers d’une manière relative, comme pour désigner le rang auquel il s’est élevé, poussé comme pour marquer, en un mot, une sorte d’homme honnête, riche, estimable. — Permettez-moi de vous demander si c’est par ses ordres que la garde a été retirée de Portanferry. — Monsieur, je ne présume pas que M. Glossin puisse avoir l’audace de donner des ordres, ou même son avis, dans une affaire où le château d’Hazlewood et la maison d’Hazlewood (j’entends par la première expression l’édifice où demeure ma famille, et par la seconde, figurément, métaphoriquement et paraboliquement la famille elle-même) ; dans une affaire, dis-je, où le château et la maison d’Hazlewood courent de si grands risques. — Je crois pourtant, mon père, que Glossin a approuvé cette mesure. — Monsieur, j’ai jugé bon, juste et convenable de le consulter, comme le magistrat le plus voisin, dès que le bruit de l’attaque projetée est venu à mes oreilles ; et quoiqu’il ait refusé, par égard, par respect pour mon rang, de placer sa signature à côté de la mienne, il a hautement approuvé l’ordre que j’ai donné. »

En ce moment on entendit un cheval arrivant au galop dans l’avenue. Bientôt la porte s’ouvrit, et M. Mac-Morlan entra. « Je vous prie de m’excuser, sir Robert, si je vous importune, mais… — Monsieur Mac-Morlan, dit sir Robert en le saluant d’une manière gracieuse, vous n’êtes nullement importun ; car obligé, par votre place de substitut du shérif, de veiller à la paix du comté, et vous proposant sans doute de défendre avant tout la maison d’Hazlewood, vous avez le droit reconnu, admis et incontestable d’entrer sans invitation chez le premier gentilhomme d’Écosse… en supposant toujours que vous y venez à l’occasion de vos fonctions… — C’est le désir de remplir mes fonctions, dit Mac-Morlan impatient de prendre la parole, qui m’oblige à vous importuner. — Vous n’êtes pas importun, » répéta le baronnet en lui présentant gracieusement la main.

« Permettez-moi de vous dire, sir Robert, que je ne viens pas avec l’intention de m’arrêter ici, mais de ramener ces soldats à Portanferry ; je réponds que votre maison n’est aucunement menacée. — Ôter au château d’Hazlewood les troupes qui doivent le défendre ! » s’écria le baronnet avec autant d’indignation que de surprise ; « et vous répondez que ma maison n’est aucunement menacée ! Qui êtes-vous, je vous prie, monsieur, pour que je reçoive votre assurance, votre caution, votre garantie officielle ou personnelle, pour la sûreté du château d’Hazlewood ? Je pense, monsieur… je crois, monsieur, j’imagine, monsieur, que, si un seul de ces portraits de famille était lacéré, détruit, insulté, il vous serait difficile de réparer une telle perte, malgré la garantie que vous m’offrez si obligeamment. — Si la chose arrivait, j’en serais désolé, sir Robert ; mais je me flatte que je n’aurai pas à me reprocher d’avoir été la cause d’un tel malheur ; car je puis vous assurer qu’aucune attaque ne sera tentée contre ce château : j’ai reçu des avis qui me portent à croire que ce bruit sans fondement a été répandu dans le dessein de faire éloigner les soldats de Portanferry. C’est donc d’après cette intime conviction, qu’en ma qualité de substitut du shérif, et comme chargé de la police du comté, j’ordonne à cette troupe, du moins à la majeure partie, de repartir sur-le-champ. Je regrette beaucoup que, par mon absence momentanée, nous ayons perdu déjà plusieurs heures, car nous ne pourrons arriver que fort tard à Portanferry. »

Comme M. Mac-Morlan était le magistrat supérieur, et qu’il exprimait avec force la résolution |de faire respecter ses droits, le baronnet, quoique mortellement offensé, ne put que lui dire : « C’est bien, monsieur, c’est fort bien, monsieur ; emmenez-les tous ; je désire qu’il n’en reste pas un seul ici, monsieur ; nous pourrons, monsieur, nous défendre nous-mêmes. Mais ayez la bonté de faire attention, monsieur, que vous agissez à vos risques et périls, monsieur, sous votre responsabilité, monsieur, s’il arrive malheur ou accident au château d’Hazlewood, monsieur, à ses habitants, monsieur, au mobilier, monsieur. — Sir Robert, répondit Mac-Morlan, j’agis comme je crois que l’exigent la prudence et mon devoir, d’après les avis qui me sont parvenus ; je vous prie de le croire. Pardon si je pars sans plus de cérémonies ; j’ai déjà perdu beaucoup de temps, et je crains d’arriver trop tard. »

Sir Robert ne l’écoutait plus, et se mit aussitôt en devoir d’armer ses domestiques et d’assigner son poste à chacun. Le jeune Charles eût bien voulu accompagner les soldats, qui, déjà à cheval, étaient prêts à partir pour Portanferry au premier signal de M. Mac-Morlan ; mais c’eût été véritablement affliger et offenser son père que de le quitter dans un moment où il croyait lui et sa maison en danger. Cachant donc son mécontentement et son regret, il se contenta de regarder les dragons par une fenêtre, jusqu’à ce qu’il eût entendu l’officier donner l’ordre du départ. « À droite par quatre ; marche ! Au trot ! » Tout le détachement partit au grand trot, disparut bientôt derrière les arbres, et le bruit des chevaux se perdit peu à peu dans l’éloignement.