Guy Mannering/55

La bibliothèque libre.
Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 403-411).


CHAPITRE LV.

LA BOHÉMIENNE.


Séduit et détourné du bon chemin, tu as voyagé bien loin et erré bien long-temps ; mais ton Dieu a tenu les yeux sur toi pendant tes égarements ; il a vu tous les pas qui pouvaient le conduire au précipice.
Crabbe. Le Palais de Justice.


Après trois quarts d’heure que l’incertitude et le péril de leur situation leur firent trouver trois fois plus longs, Bertram et Dandie entendirent au dehors la voix d’Hazlewood. « Me voici avec du renfort, criait-il. — Entrez, lui répondit Bertram enchanté de se voir relevé de faction.

Hazlewood entra, suivi d’un officier de la justice de paix et de deux ou trois paysans. Ils levèrent Hatteraick, et le portèrent aussi loin que le permit la hauteur du passage qui servait d’entrée à la caverne ; là ils le couchèrent sur le dos, et le tirèrent comme ils purent, car rien ne put le décider à faire un mouvement pour aider à sa sortie. Il restait entre leurs mains, silencieux et impassible comme un cadavre tiré de son tombeau ; on le remit sur ses jambes. Quand on l’eut porté au milieu de trois ou quatre autres paysans qui étaient restés en dehors, les autres retournèrent auprès de Meg Merrilies pour la transporter. Étourdi et comme ébloui par la vive clarté qui succédait tout-à-coup à l’obscurité de la caverne, Hatteraick parut ne pouvoir se soutenir. Les hommes à la garde desquels il était confié s’en aperçurent, et lui proposèrent de le faire asseoir sur un fragment de rocher qui se trouvait au bord de la mer. Mais, saisi d’un frisson convulsif, il résista à leurs efforts : « Pas là ! s’écria-t-il… Par l’enfer, vous ne me ferez pas asseoir là ! »

Ce furent les seuls mots qu’il prononça ; mais l’accent de profonde horreur avec lequel il les avait proférés fit comprendre ce qui se passait dans son esprit.

Quand on eut retiré Meg Merrilies de la caverne, avec toutes les précautions possibles, on se demanda où on la transporterait. Hazlewood avait envoyé chercher un chirurgien, et il proposait qu’en attendant on la déposât dans la chaumière la plus voisine. Mais elle s’écria avec une vivacité extraordinaire ; « Non, non, non. À la tour de Derncleugh… À la tour de Derncleugh… C’est là seulement que l’esprit pourra se débarrasser de la chair. — Il faut, je crois, dit Bertram, faire ce qu’elle désire ; autrement son imagination troublée aggraverait la fièvre causée par sa blessure. »

On la transporta donc à la tour. Pendant le trajet, son esprit semblait plus occupé de la scène qui venait d’avoir lieu que de sa mort prochaine. « Ils étaient trois, disait-elle ; et je n’en avais amené que deux… Quel est donc le troisième… Est-ce lui-même qui est revenu pour travailler à sa vengeance ? »

Il était évident que la présence inattendue d’Hazlewood, que la blessure qu’elle avait reçue avait empêché Meg de reconnaître, ébranlait vivement son imagination. Elle revenait sans cesse sur ce sujet.

Hazlewood expliqua à Bertram comment il s’était trouvé là dans un moment où on ne l’attendait guère ; il les avait suivis pendant quelque temps, à portée de la vue, par l’ordre de Mannering ; les voyant entrer dans la caverne, il s’était mis à ramper à leur suite ; il allait leur annoncer sa présence et leur dire pourquoi il était venu, quand sa main rencontra dans l’obscurité la jambe de Dinmont, ce qui avait failli amener une catastrophe que la présence d’esprit et le courage du brave fermier avaient seuls prévenue.

Quand elle fut arrivée à la tour, la Bohémienne en donna la clef. On entra ; et l’on allait la déposer sur le lit, quand elle dit d’une voix troublée : « Non, non ! pas comme cela ; les pieds du côté de l’orient. » Elle parut satisfaite quand on eut fait ce qu’elle demandait.

« Ne pourrait-on pas trouver un ecclésiastique pour assister de ses prières cette pauvre femme ? » demanda Dinmont.

Le ministre de la paroisse, qui avait été le précepteur du jeune Hazlewood, avait été informé, comme plusieurs autres personnes, par la rumeur publique, que le meurtrier de Kennedy venait d’être arrêté à l’endroit même où le crime avait été commis, et qu’une femme avait reçu une blessure mortelle. Poussé par la curiosité, ou plutôt par le sentiment de son devoir, il s’était rendu à Derncleugh, et il entrait dans la tour en ce moment. Le chirurgien arriva en même temps, et se préparait à sonder la blessure ; mais Meg Merrilies refusa les soins de l’un et de l’autre. « L’homme ne peut rien pour guérir mon corps ou sauver mon âme. Laissez-moi dire ce que j’ai à dire ; vous ferez ensuite ce que vous voudrez. Qu’on ne s’oppose point à ma volonté. Où est Henri Bertram ? » Les assistants, qui n’avaient pas depuis long-temps entendu ce nom, se regardèrent avec étonnement. « Oui, » reprit-elle d’une voix plus forte et plus rude, « je dis Henri Bertram d’Ellangowan. Retirez-vous de la lumière, que je le voie. »

Tous les yeux se tournèrent sur Bertram, qui s’approcha du lit de la mourante. Elle lui prit la main. « Regardez-le, vous tous qui avez vu son père ou son grand-père, et déclarez si ce n’est pas leur vivante image ? » Un murmure parcourut l’assemblée ; la ressemblance était trop frappante pour qu’on pût la nier. « Maintenant écoutez-moi ; et que cet homme (montrant Hatteraick qui était assis, au milieu de ses gardiens, sur un coffre, à quelque distance) conteste, s’il le peut, ce que j’avance. Voici Henri Bertram, fils de Godefroi Bertram, baron d’EUangowan ; voici l’enfant que Dirk Hatteraick enleva dans le bois de Warroch, le jour où il assassina le douanier. J’étais là comme un esprit errant. Je voulais visiter ce bois avant de quitter le pays. Je sauvai la vie à l’enfant. Combien je priai, combien je suppliai pour qu’ils me le laissassent !… mais ils l’emmenèrent avec eux. Il a été long-temps sur mer, et maintenant le voilà revenu pour reprendre possession de son bien. Qui oserait l’en empêcher ?… J’avais juré de garder le secret jusqu’à ce qu’il eût atteint sa vingt-et-unième année… Je savais que jusqu’à cet âge il devait obéir au destin. J’ai été fidèle à mon serment ; mais je me promis aussi à moi-même que, si je vivais jusqu’à son retour, je le rétablirais sur le siège de son père, dût chaque échelon être un cadavre… J’ai tenu aussi ce serment, je serai moi-même un de ces degrés… Celui-ci (montrant Hatteraick) en sera bientôt un autre, et il y en aura bientôt un troisième. »

Le ministre prit la parole, et fit remarquer combien il était à regretter que cette déposition ne fût pas régulièrement reçue et consignée par écrit ; le chirurgien insista pour qu’on examinât la blessure de cette femme avant de l’épuiser par des questions. Mais quand elle vit qu’on faisait sortir tout le monde de la chambre et Hatteraick lui-même, pour laisser le chirurgien plus libre dans l’exercice de ses fonctions, elle poussa un grand cri, et se tenant sur son séant : « Dirk Hatteraick, nous ne nous retrouverons plus qu’au jour du jugement… Reconnaissez-vous que j’ai dit la vérité, ou bien osez-vous le nier ? « Il tourna vers elle son front sauvage, avec un regard menaçant et féroce. « Dirk Hatteraick, vous dont les mains sont teintes de mon sang, osez-vous nier un mot de ce que ma voix mourante a prononcé ? » Il la regarda avec la même expression de férocité mêlée de satisfaction, remua les lèvres, mais ne proféra pas une parole. « Alors, adieu… Que Dieu vous pardonne !… Votre main a donné la force à mon témoignage. Vivante, j’étais une misérable folle de Bohémienne ; j’ai été fouettée, bannie, marquée du fer rouge ;… j’ai mendié mon pain de porte en porte ;… j’ai été chassée, comme une bête fauve, de paroisse en paroisse… Qui eût voulu donner la moindre confiance à mes paroles ? Mais maintenant je suis une femme mourante, et mes paroles ne tomberont pas plus à terre que la terre ne couvrira votre dernier crime. »

Ici elle s’arrêta : tout le monde sortit, excepté le chirurgien et deux ou trois personnes. Après avoir examiné sa blessure, le docteur secoua la tête, et céda sa place au ministre.

Un constable avait arrêté sur la grande route une chaise de poste qui retournait à vide à Kippletringan, pensant qu’elle serait utile pour transporter Hatteraick à la prison. Le postillon, apprenant ce qui se passait à Derncleugh, laissa ses chevaux à la garde d’un enfant, se confiant sans doute davantage à leur sagesse, finit de leurs longues années, qu’à celle de leur nouveau gardien, et courut à toutes jambes pour voir, comme il le disait, « quelle farce se jouait là-bas. » Il arriva au moment où les paysans et les fermiers, dont le nombre s’accroissait d’un moment à l’autre, las de contempler les traits sauvages de Hatteraick, tournaient leur attention sur Bertram. Presque tous, les plus âgés surtout, qui avaient vu Ellangowan dans sa jeunesse, confirmaient les déclarations de Meg Merrilies. La circonspection est une qualité innée chez l’Écossais ; en songeant qu’un autre était en possession du domaine d’Ellangowan, ils se bornèrent à se communiquer, à voix basse, le résultat de leurs réflexions. Le postillon (c’était notre ami Jack Jabos) s’ouvrit un passage au milieu du groupe ; il n’eut pas plus tôt fixé les yeux sur Bertram, qu’il recula frappé d’étonnement, et s’écria d’une voix solennelle : « Aussi sûr que j’existe, c’est le vieux Ellangowan sorti du tombeau ! »

Cette déclaration publique d’un témoin désintéressé fut l’étincelle qui devait faire éclater l’enthousiasme populaire ; cet enthousiasme s’exprima par trois exclamations distinctes : « Bertram pour toujours !… Longue vie à l’héritier d’Ellangowan !… Que le ciel le rétablisse dans ses biens, pour vivre au milieu de nous, comme ses ancêtres ont fait ! »

« J’ai été soixante ans sur leur domaine, » dit l’un.

« Moi et les miens, nous y avons été soixante ans, et puis soixante encore auparavant, répondit l’autre. Je dois connaître la figure d’un Ellangowan. »

« Moi et les miens, nous y sommes depuis trois cents ans, ajouta un troisième ; et je vendrais jusqu’à ma dernière vache pour voir le jeune laird rétabli dans ses droits. »

Les femmes, qui aiment toujours les aventures romanesques, surtout quand un beau jeune homme en est le héros, joignirent leurs voix perçantes à la clameur générale… « Bénédiction sur lui ! c’est le portrait de son père… Les Bertram ont toujours été les protecteurs du pays. »

« Ah ! pourquoi sa pauvre mère, qui est morte du chagrin de l’avoir perdu, n’a t-elle pas vécu jusqu’à ce jour ! » s’écriaient quelques voix de femmes.

« Oui, disaient d’autres, oui, nous l’aiderons à rentrer dans ses biens ; et si Glossin veut rester en possession du château d’Ellangowan, nous l’en chasserons avec nos ongles. »

D’autres formaient un cercle autour de Dinmont, qui n’était pas eu reste de raconter ce qu’il savait de son ami, et de se glorifier de l’honneur qu’il avait eu de contribuer à le faire reconnaître pour ce qu’il était. Comme il était connu des principaux fermiers, son témoignage vint accroître l’enthousiasme général. En un mot, c’était un de ces moments d’émotion entraînante, où la froideur écossaise se fond comme la neige, et où le torrent débordé emporte dans sa course digues et écluses.

Ces clameurs soudaines interrompirent les prières du ministre ; et Meg, qui était dans un de ces accès d’assoupissement léthargique qui précèdent la fin de la vie, se réveilla en sursaut : « Entendez-vous ?… entendez-vous ?… il est reconnu, il est reconnu ! je ne vivais plus que pour cela… Je ne suis qu’une pécheresse ; mais si ma malédiction a attiré le malheur sur lui, ma bénédiction l’en a éloigné. Et maintenant, je voudrais en avoir dit davantage ; mais cela ne se peut. Un moment, » continua-t-elle en tournant la tête vers la faible clarté qui pénétrait dans la chambre à travers une petite ouverture qui tenait lieu de fenêtre, « n’est-il pas ici ? retirez-vous du jour ; laissez-moi le voir une fois encore. Mais les ténèbres sont dans mes yeux, » ajouta-t-elle en tombant à la renverse après avoir lancé un dernier regard qui se perdit dans le vide… « C’est fini : maintenant,

Esprit, va-t’en ;
Mort, approche. »

Et s’étendant sur son lit de paille, elle expira sans pousser un seul

gémissement. Le ministre et le chirurgien dressèrent un procès-verbal circonstancié de tout ce qu’elle avait dit, regrettant beaucoup tous deux qu’on ne l’eût pas interrogée juridiquement, mais moralement convaincus de la vérité de ses déclarations.

Hazlewood fut le premier à complimenter Bertram sur la prochaine espérance qu’il pouvait concevoir d’être remis en possession de sa fortune et de son rang dans la société. Les spectateurs, instruits par Jack Jabos que Bertram était celui qui avait blessé Hazlewood, admirèrent la générosité de ce dernier, et joignirent son nom à celui de Bertram dans leurs cris d’allégresse.

Quelques personnes demandèrent au postillon comment il n’avait pas reconnu Bertram quand il l’avait vu quelque temps auparavant à Kippletringan ; il leur répondit très naturellement : « Qui pensait alors à Ellangowan ?… C’est en entendant dire que le jeune laird était retrouvé, que j’ai cru apercevoir de la ressemblance… On ne pouvait pas s’y tromper, une fois prévenu. »

La férocité d’Hatteraick, pendant la dernière partie de cette scène, sembla, jusqu’à un certain point, ébranlée. On remarqua qu’il fronçait les sourcils… Il essaya de soulever ses mains garrottées, pour enfoncer son chapeau sur son front. Il regardait avec un air d’impatience du côté de la grand’route, comme s’il eût désiré voir arriver la voiture qui devait l’emmener, car il appréhendait que la fermentation populaire ne se tournât contre lui. Enfin Hazlewood ordonna qu’on le fît monter dans la chaise de poste pour le conduire à Kippletringan, où il serait mis à la disposition de M. Mac-Morlan, à qui il avait déjà expédié un exprès pour l’informer de ce qui venait de se passer.

« Monsieur, dit- il à Bertram, je serais heureux si vous vouliez bien m’accompagner à Hazlewood-House ; mais comme je crois que cela vous sera plus agréable dans quelques jours que maintenant, vous me permettrez de retourner avec vous à Woodbourne. Mais vous êtes à pied !… — Si le jeune laird voulait prendre mon cheval !… ou le mien… ou le mien, s’écrièrent une douzaine de voix. — Acceptez le mien ; il fait dix milles à l’heure, sans qu’il soit besoin de lui faire sentir l’éperon ou le fouet ; il est à vous dès ce moment, si vous voulez le prendre comme un herezeld[1], » dit un vieillard respectable.

Bertram accepta volontiers le cheval, mais à titre de prêt, et remercia ces bons villageois des marques d’attachement qu’il avait reçues d’eux, leur promettant en échange son amitié et sa bienveillance.

Pendant que l’heureux propriétaire du cheval envoyait un enfant chercher la selle neuve, un autre pour bien bouchonner la bête avec du foin sec, un troisième pour emprunter à Dan Dukieson ses étriers argentés, et qu’il exprimait ses regrets de ce qu’on n’avait pas le temps de faire manger sa bête, pour que le jeune laird pût connaître tout ce qu’elle valait, Bertram prit le ministre par le bras, entra avec lui dans la tour, et en ferma la porte. Il fixa un moment les yeux, en silence, sur le corps de Meg Merrilies, dont les traits, quoique rendus plus sombres par la mort, conservaient encore cette expression d’autorité et d’énergie qui l’avait rendue, pendant sa vie, la dominatrice de la tribu errante dans laquelle elle était née. Le jeune officier essuya les larmes qui coulaient involontairement de ses yeux à la vue des restes de cette femme, victime volontaire de son dévoûment et de sa fidélité envers lui et envers sa famille. Prenant la main du ministre, il lui demanda d’un ton solennel si elle lui avait paru en état de donner à ses prières l’attention qui convient à une personne mourante.

« Mon cher monsieur, répondit celui-ci, j’espère que cette pauvre femme avait encore assez de connaissance pour comprendre mes prières, et pour s’y associer. Mais confions-nous humblement dans la pensée que nous serons jugés d’après nos connaissances religieuses et morales. On peut, en quelque sorte, considérer cette femme comme une païenne ignorante au milieu d’un pays chrétien ; souvenons-nous que les fautes et les erreurs d’une vie passée dans les ténèbres de la foi ont été rachetées par des traits de désintéressement et d’affection qui sont allés jusqu’à l’héroïsme. Abandonnons-la avec crainte, mais non sans espérance, à celui qui, seul, peut faire entrer en balance nos crimes et nos erreurs avec nos efforts vers la vertu.

— Puis-je vous prier, demanda Bertram, de veiller à ce que les funérailles de cette pauvre femme soient faites d’une manière convenable ? J’ai dans les mains différents effets qui lui appartiennent ; et, en tout cas, je me charge de la dépense… Vous me trouverez à Woodbourne. »

Dinmont, à qui un fermier de sa connaissance venait de prêter un cheval, vint dire que tout était prêt pour le départ. Bertram et Hazlewood, après avoir bien recommandé à la foule, qui maintenant se montait à plusieurs centaines de personnes, de ne pas trop s’abandonner à ce premier mouvement de joie, attendu que le moindre excès d’un zèle inconsidéré pourrait nuire aux intérêts du jeune laird, comme ils le nommaient, s’éloignèrent au milieu de leurs acclamations.

Comme ils passaient près des cabanes détruites de Derncleugh, « Je suis sûr, dit Dinmont, que quand vous serez rentré dans votre domaine, capitaine, vous n’oublierez pas de bâtir là une petite chaumière. Le diable m’emporte ! je le ferais moi-même, si cela n’était en de meilleures mains… Cependant je ne voudrais pas y demeurer, après ce qu’elle a dit ; mais j’y établirais la vieille Elspeth, la veuve du bedeau. Les gens comme elle n’ont pas peur des tombeaux, des ombres et du reste. »

Grâce à la célérité de leur marche, ils arrivèrent bientôt à Woodbourne. La nouvelle de leur expédition les y avait précédés, et tous les habitants du château, rassemblés sur la pelouse, s’empressèrent de les féliciter. « Si vous me voyez encore en vie, » dit Bertram à Lucy, qui était accourue la première à sa rencontre, mais que les yeux de Julia avaient devancée, — vous le devez à ces braves amis. »

Lucy, avec une rougeur qui exprimait le plaisir, la reconnaissance et l’embarras, salua Hazlewood ; mais elle tendit la main à Dinmont. L’honnête fermier, dans le transport de sa joie, imprima les marques de sa reconnaissance sur les joues de la jeune demoiselle ; mais tout-à-coup, s’apercevant de cette extrême familiarité : « Pour l’amour de Dieu, madame, lui dit-il, je vous demande pardon, je vous prenais pour une de mes filles… Le capitaine est si bon ! cela fait qu’on s’oublie ! »

Le vieux Pleydell s’avança alors : « Eh bien, dit-il, si les honoraires se paient maintenant en cette monnaie… — Halte-là, monsieur Pleydell, halte-là, dit Julia : vous avez reçu vos honoraires d’avance ; rappelez-vous de la soirée d’avant-hier. — Je ne le nie pas. Mais si demain matin je ne gagne pas des honoraires doubles, en interrogeant le capitaine Halteraick… Par Dieu, je le rendrai souple, et de la belle manière ! Vous verrez, colonel… et vous, petites méchantes, si vous ne le voyez pas, vous l’entendrez. — C’est-à-dire si nous voulons l’entendre, monsieur Pleydell, répondit Julia. — Et n’y a-t-il pas deux à parier contre un, que vous le voudrez ?… La curiosité ne vous apprend-elle pas l’usage de vos oreilles ? — Je vous assure, monsieur Pleydell, que de malicieux garçons comme vous nous apprendraient à faire usage de nos mains. — Réservez-les pour la harpe, ma belle demoiselle ; tout le monde y trouvera son compte. »

Pendant cet échange de plaisanteries, Mannering présenta à Bertram un homme à l’air respectable, en redingote grise et en habit de même couleur, en culotte de peau et en bottes : « Mon cher monsieur, voici M. Mac-Morlan… — De qui ma sœur a reçu un asile, quand elle était abandonnée de tous ses parents et de tous les amis de notre famille, » dit Bertram en l’embrassant.

Dominie s’avança, il grimaçait, il riait aux éclats ; il voulut tenter une aimable plaisanterie, mais ne produisit qu’un sifflement effroyable ; enfin, ne pouvant contenir son émotion, il se retira pour soulager son cœur en pleurant.

Nous n’essaierons pas de dépeindre l’allégresse, le bonheur dont jouirent nos amis pendant cette délicieuse soirée.

  1. Ce mot, fort peu connu maintenant, est mis, observe l’auteur, dans la bouche de quelque vieux fermier. Dans les redevances féodales, le herezeld était une convention par laquelle le meilleur cheval, ou autre animal, sur la terre du vassal, appartenait au seigneur. Le seul reste de cette coutume est ce qu’on appelle maintenant la saisine, espèce d’honoraire que les vassaux de la couronne paient au shérif du comté qui les met en possession. a. m.