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Guy Mannering/54

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 398-402).


CHAPITRE LIV.

LA CAPTURE.


Meurs, prophète, comme ta l’as prédit loi-même ; car ta mort a été, comme tout le reste, ordonnée par moi.
Shakspeare. Henri VI.


Le fermier qui, comme nous l’avons dit, formait l’arrière-garde, fut arrêté dans sa marche par une main qui lui saisit un pied au moment où, silencieux mais un peu inquiet, il traînait après lui ses longues jambes dans le bas et étroit passage qui servait d’entrée au souterrain. L’intrépide cœur du brave Dandie faillit l’abandonner, et il retint avec peine un cri qui lui aurait coûté la vie ainsi qu’à ses deux compagnons, car ils étaient encore dans un lieu et dans une posture qui leur auraient rendu toute défense impossible. Il s’efforça seulement de débarrasser son pied de la main de ce compagnon inattendu. « Soyez tranquille, lui dit par derrière une voix qui le tira d’angoisse, c’est un ami, Charles Hazlewood. »

Ces mots, prononcés extrêmement bas, ne furent pas entendus de Meg Merrilies, qui marchait la première ; mais le bruit qu’ils produisirent suffit pour l’alarmer. Elle atteignit en ce moment l’endroit où la voûte s’élevait, et s’était remise sur ses pieds. Afin qu’il ne pût parvenir à aucune autre oreille que la sienne, elle commença à murmurer, à se parler à elle-même, à chanter très haut, à remuer des broussailles qui étaient entassées dans la caverne.

« Ici, vieille folle, enfant du diable, cria la voix rauque d’Hatteraick du fond de sa retraite : que fais-tu là-bas ? — J’arrange des branches sèches pour vous garantir du vent froid, déterminé vaurien ! Vous êtes bien à votre aise, pour le moment ; mais cela changera bientôt. — M’apportez-vous de l’eau-de-vie et des nouvelles de mes gens ? — Voilà une bouteille d’eau-de-vie. Vos gens ! ils sont dispersés, enfuis, taillés en pièces par les habits rouges. — Diable ! cette côte m’est fatale ! — Vous aurez peut-être encore plus de raison de le dire. »

Pendant ce dialogue, Bertram et Dinmont étaient arrivés dans l’intérieur de la caverne, et s’étaient relevés. La seule lumière qui en éclairât les murs noirs et raboteux était un grand brasier de charbon de bois sur une grille semblable à celles dont on fait usage pour la pêche du saumon pendant la nuit. De temps en temps Hatteraick y jetait une poignée de broussailles et de copeaux ; mais la flamme qu’ils produisaient ne suffisait pas pour éclairer toutes les parties de cette vaste enceinte. Assis au fond de la caverne, le contrebandier ne pouvait distinguer ceux qui se tenant à l’entrée, étaient de plus masqués par les broussailles interposées entre eux et lui. Dinmont avait eu la présence d’esprit de retenir d’une main Hazlewood, jusqu’à ce qu’il eût dit à voix basse à Bertram : « Un ami, le jeune Hazlewood. »

Ce n’était pas le moment de faire connaissance : ils demeurèrent donc immobiles, comme les rochers qui les entouraient, et cachés derrière le tas de ramilles qui avait probablement été placé là pour intercepter le vent de mer sans fermer entièrement le passage à l’air. À travers les interstices que laissaient naturellement ces branches d’arbres, il leur était facile, à la lueur du brasier, de voir ce qui se passait au fond de la caverne ; tandis que la position qu’ils occupaient dans l’ombre leur ôtait toute crainte d’être aperçus.

Cette scène, indépendamment de son intérêt moral, et du danger que couraient ceux qui y prenaient part, offrait un coup d’œil tout-à-fait singulier, par la succession, par le mélange de l’ombre et de la lumière. La caverne n’était éclairée que par cette lueur rougeâtre que répand le charbon de bois en combustion, mais de temps en temps elle faisait place à l’éclat passager d’une flamme plus ou moins vive, suivant que les matières qu’Hatteraick jetait sur le brasier étaient plus ou moins sèches. Une vapeur noire et étouffante s’élevait alors vers la voûte de la caverne, puis il s’en échappait, subitement et comme avec peine, une flamme qui, après avoir erré autour de la colonne de fumée, devenait soudain plus éclatante et plus vive quand quelques rameaux plus secs, ou quelque morceau de sapin résineux, convertissaient la vapeur en flamme. C’était à cette clarté, bien convenable pour une telle scène, qu’ils voyaient plus ou moins distinctement Hatteraick, dont les traits rudes et sauvages, rendus plus féroces encore par les circonstances dans lesquelles il se trouvait, et les sombres réflexions qui occupaient son esprit, étaient en harmonie avec les rochers inégaux et raboteux qui formaient sur sa tête une voûte irrégulière. Meg Merrilies, allant et venant autour de lui, tantôt exposée à la clarté, tantôt disparaissant au milieu de la fumée ou dans l’obscurité, formait un contraste frappant avec Hatteraick qui se tenait constamment immobile et penché sur le feu, tandis que sa compagne, semblable à un spectre, paraissait et disparaissait tour-à-tour.

À la vue d’Hatteraick, Bertram sentit son sang bouillir dans ses veines ; il n’avait pas oublié que, sous le nom de Jansen, qu’il avait pris après le meurtre de Kennedy, ce contrebandier, avec son lieutenant Brown, avait été le plus cruel tyran de son enfance. En rapprochant ses souvenirs imparfaits de ce que lui avaient dit Mannering ainsi que Pleydell, Bertram se dit que cet homme avait été le principal auteur de l’attentat qui, après l’avoir arraché à sa famille et à son pays, l’avait exposé à tant de souffrances, à tant de périls. Mille réflexions irritantes se présentèrent à son esprit ; il éprouvait le plus violent désir de s’élancer sur Hatteraick, de lui faire sauter la cervelle ; mais cette entreprise n’aurait pas été sans danger. La flamme qui éclairait les membres vigoureux et les larges épaules du capitaine, se réfléchissait sur deux paires de pistolets suspendus à sa ceinture, aussi bien que sur la poignée de son sabre. Il n’était pas douteux qu’il ferait une résistance proportionnée à sa force personnelle et à ses moyens de défense. À la vérité, il ne pouvait guère tenir tête à deux ennemis aussi redoutables que Dinmont et Bertram, sans parler de leur nouvel allié, Charles Hazlewood, quoique celui-ci, qui n’avait point d’armes, ne pût, quant à la vigueur, être comparé aux deux premiers. Un moment de réflexion fit comprendre à Bertram qu’il n’y aurait ni prudence ni bravoure à anticiper sur l’office du bourreau, et qu’il était important de s’emparer d’Hatteraick vivant. Il contint donc son indignation, et attendit ce qui allait se passer entre le contrebandier et la Bohémienne.

« Et comment vous trouvez-vous ? dit celle-ci avec sa voix rauque et discordante ; ne vous ai-je pas dit ce qui vous arriverait, et cela dans cette caverne, lorsque vous vous y réfugiâtes après le meurtre ? — Orage et tempête ! Vieille sorcière ! gardez vos antiennes du diable jusqu’à ce qu’on vous les demande. Avez-vous vu Glossin ? — Non. Vous avez manqué votre coup, assassin ; vous n’avez rien à attendre du tentateur. — Par l’enfer ! si je le tenais à la gorge ! Que faut-il donc que je fasse ? — Il faut mourir comme un homme ou être pendu comme un chien. — Pendu ! sorcière ! fille de Satan ! On n’a pas encore semé le chanvre qui servira à me pendre. — Il est semé, il est levé, il est coupé, il est filé. Ne vous ai-je pas dit quand vous enlevâtes le petit Henri Bertram, au mépris de mes prières, qu’il reviendrait vers sa vingt-et-unième année, après avoir accompli son destin en pays étranger ? Ne vous ai-je pas dit que l’ancien feu s’éteindrait, qu’il n’en resterait qu’une étincelle, mais qu’il se rallumerait ensuite ? — Oui, mère, oui, vous m’avez dit tout cela, répondit Hatteraick d’une voix qui avait quelque chose de désespéré ; et, mille tonnerres ! je vois que vous m’avez dit la vérité. Ce jeune Ellangowan a été pour moi, pendant toute ma vie, une pierre d’achoppement. Aujourd’hui, par les maudites inventions de Glossin, mon équipage est taillé en pièces, mes barques détruites, et sans doute mon lougre pris. Il n’était pas resté assez d’hommes à bord pour manœuvrer, à plus forte raison pour se battre ; un bateau dragueur l’aurait forcé de se rendre. Enfer et tempête ! je n’oserai jamais retourner à Flessingue ! — Vous n’en aurez pas besoin. — Eh qui vous fait dire cela ? »

Pendant ce dialogue, Meg Merrilies avait rassemblé quelques bouts de cordes, et les avait arrosés d’une liqueur spiritueuse ; elle les jeta sur le brasier, une brillante pyramide de flamme s’élança jusqu’à la voûte de la caverne. Répondant alors d’une voix ferme et rassurée à la question du contrebandier, « C’est que, dit-elle, l’heure et l’homme sont arrivés. »

À ce signal, Bertram et Dinmont se précipitèrent sur Hatteraick, Hazlewood, qui ne connaissait pas le plan d’attaque, les suivit presque aussitôt. Le scélérat voyant qu’il était trahi, tourna d’abord sa vengeance contre Meg Merrilies, sur laquelle il déchargea un de ses pistolets. Elle tomba en poussant un cri perçant et effroyable, qui tenait le milieu entre une exclamation de désespoir et un rire forcé et comme suffocant. « Je savais, dit-elle, que cela finirait ainsi. »

Bertram, dans sa précipitation, se heurta contre une inégalité du roc qui formait le sol de la caverne ; ce fut pour lui un grand bonheur, car Hatteraick lui adressait un coup de pistolet si bien ajusté, qu’il lui aurait brisé la tête si ce mouvement ne la lui avait fait baisser. Avant qu’il eût le temps de saisir un troisième pistolet, Dinmont se jeta sur lui, et tâcha de le saisir à bras-le-corps ; mais telle était la vigueur du scélérat, et tels furent les efforts de son désespoir, que malgré la force extraordinaire avec laquelle Dinmont le serrait, il renversa celui-ci sur le foyer, réussit à se dégager, et porta la main à sa ceinture pour saisir de nouveau un de ses pistolets. C’en était fait de l’honnête fermier si Bertram et Hazlewood n’étaient venus à son secours. Réunissant leurs forces, ils renversèrent Hatteraick à terre, le désarmèrent et le garrottèrent. Cette lutte dura moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour la retracer. Ainsi garrotté, le brigand fit encore un ou deux efforts convulsifs et désespérés, puis il resta immobile et en silence.

« Le voilà pris comme un renard ; je l’aime mieux comme cela, » dit l’honnête Dinmont, tout en secouant les flammèches de chanvre qui s’étaient attachées à sa grosse redingote et à ses cheveux, dont plus d’une mèche avait été brûlée dans la lutte.

« Il est tranquille maintenant, dit Bertram ; restez auprès de lui, et ne lui permettez pas de faire un mouvement, pendant que je vais m’assurer si cette pauvre femme est morte ou vivante. » Avec l’aide d’Hazlewood, il releva Meg Merrilies.

« Je savais que cela finirait ainsi, murmura-t-elle, et c’est ainsi que cela devait finir. »

La balle avait pénétré dans la poitrine au-dessous du gosier ; peu de sang sortait de la plaie ; mais Bertram, accoutumé à voir les blessures faites par les armes à feu, ne l’en jugea que plus dangereuse.

« Bon Dieu ! que pourrons-nous faire pour cette pauvre femme ? » dit Hazlewood, qui ne pensait pas, dans une telle circonstance, à offrir ou à demander des explications à Bertram. « Mon cheval, continua-t-il, est attaché dans le bois ; je vous ai suivis pendant deux heures… Je vais le prendre et aller chercher du secours. Vous défendrez l’entrée de la caverne contre ceux qui voudraient y pénétrer, jusqu’à ce que je sois revenu. »

Bertram, après avoir pansé la blessure de Meg Merrilies du mieux qu’il lui fut possible, se mit en faction à l’entrée de la caverne, un pistolet à la main, prêt à faire feu. Dinmont continua de veiller sur le captif, tenant sur sa poitrine une main forte comme celle d’Hercule. Un profond silence régnait dans la caverne, interrompu seulement par les gémissements sourds et étouffés de la malheureuse Meg, et par la respiration pénible du prisonnier.