Guy Mannering/57

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 418-423).


CHAPITRE LVII.

LE SUICIDE.


Incapable de vivre ou de mourir… Ô cœur de marbre ! qu’on le conduise à l’échafaud.
Shakspeare. Mesure pour mesure.


La prison du comté de… était un de ces antiques donjons, qui, il y a quelques années, surchargeaient encore le sol de l’Écosse. Quand les prisonniers, escortés de leurs gardes, y furent arrivés, Hatteraick, dont la force et la violence étaient bien connues, fut enfermé dans ce qu’on appelait la chambre des condamnés. C’était un grand appartement presque sous les combles de la prison. Une barre de fer arrondie, de la grosseur du bras d’un homme au-dessus du coude, le traversait horizontalement à la hauteur de six pouces environ du plancher : les bouts en étaient solidement scellés dans le mur[1]. On enferma les jambes d’Hatteraick, au-dessus de la cheville, dans des anneaux de fer attachés à une chaîne longue de quatre pieds, au bout de laquelle était un anneau dans lequel passait la barre de fer dont nous avons parlé. On conçoit qu’un prisonnier ainsi enchaîné pouvait se promener d’un bout à l’autre de l’appartement, dans toute la longueur de la barre, mais qu’il ne pouvait s’en éloigner davantage que ne le permettait l’étendue de la chaîne. Après lui avoir passé ces anneaux autour des pieds, le geôlier lui ôta les menottes, et lui laissa, à cela près, l’entière liberté de sa personne.

Glossin arriva à la prison peu de temps après Hatteraick : par considération pour son rang et pour son éducation, on le traita avec plus d’égards. On ne lui mit point les fers ; et il fut placé dans une chambre assez propre, sous la surveillance de Mac-Guffog, qui, depuis la destruction de la prison de Portanferry, était descendu au rang de porte-clefs. Laissé à lui-même dans sa prison solitaire, Glossin eut le loisir d’examiner toutes les chances qui existaient pour et contre lui. Il ne put s’empêcher de croire qu’il n’était pas perdu sans ressource.

« Le domaine est perdu, se dit-il ; il n’y faut plus penser, Pleydell et Mac-Morlan n’auront pas de peine à m’évincer. Ma réputation… Mais que je me tire d’affaire, que l’on me laisse la vie et la liberté, je saurai m’enrichir de nouveau, et avec l’argent la considération ne manque jamais. Je n’ai eu connaissance de l’assassinat du douanier qu’après que le crime fut consommé ; j’ai bien retiré quelque avantage de la contrebande, mais cela ne constitue pas la félonie. Mais la soustraction de l’enfant… c’est ici que mon affaire devient embarrassante : cependant, voyons un peu. Bertram, à cette époque, n’était qu’un enfant ; son témoignage ne mérite pas grande confiance ; Gabriel est un déserteur, un Égyptien, un homme sans aveu ; Meg Merrilies, que l’enfer la reçoive ! est morte. Mais ces infernales lettres de change… Hatteraick les avait sans doute apportées avec lui pour me faire peur et m’extorquer de l’argent. Il faut tâcher de voir ce coquin, il faut le décider à persister dans ses dénégations, ou à donner quelque autre couleur à l’affaire. »

L’esprit absorbé dans la combinaison de nouvelles ruses pour couvrir ses friponneries passées, Glossin resta plongé dans ses méditations et ses réflexions jusqu’à l’heure du souper. Mac-Guffog, en sa qualité de porte-clefs, entra alors dans sa prison. C’était, comme on sait, une ancienne et intime connaissance du prisonnier maintenant sous sa garde. Après lui avoir donné un verre d’eau-de-vie, accompagné de deux ou trois propos flatteurs, Glossin lui fit part du désir qu’il avait de voir Hatteraick

« Impossible, absolument impossible ! c’est contraire aux ordres de M. Mac-Morlan, et le capitaine (c’est ainsi qu’en Écosse on appelle le geôlier en chef) ne me pardonnerait jamais. — Mais comment le saura-t-il ? » dit Glossin en lui glissant une couple de guinées dans la main.

Le porte-clefs fit sauter l’or dans sa main, et lança à Glossin un regard pénétrant.

« Allons, monsieur Glossin, vous connaissez les usages ! Écoutez : à l’heure où l’on ferme les portes, je reviendrai, et je vous ferai monter dans sa prison : mais vous serez obligé d’y passer la nuit, car il faut que je porte les clefs au capitaine, qui les garde jusqu’au jour ; je ne pourrai donc vous faire sortir que demain matin. Je ferai ma visite une demi-heure plus tôt que de coutume, et vous serez revenu dans votre chambre quand le capitaine fera sa ronde. »

Quand dix heures eurent sonné au clocher voisin, Mac-Guffog arriva, une petite lanterne sourde à la main. Il dit à voix basse à Glossin : « Ôtez vos souliers et suivez-moi. » Quand il fut sorti de la chambre, Mac-Guffog, pour faire croire qu’il remplissait son devoir comme de coutume, cria à haute voix : « Bonsoir, monsieur ; » et ferma la porte en faisant un grand bruit avec ses clefs. Il le conduisit alors par un escalier noir et étroit, vers la porte de la salle des condamnés, l’ouvrit, remit sa lanterne à Glossin, lui fit signe d’entrer, puis repoussa les verroux et tourna la clef avec le même bruit.

Dans le vaste et sombre appartement où se trouvait Glossin, il ne put d’abord, avec sa faible lumière, distinguer aucun objet. Enfin il aperçut de la paille étendue sur le plancher à côté de la barre de fer : un homme était étendu sur cette misérable couche. Glossin s’approcha de lui.

« Dirk Hatteraick ! — Tonnerre et enfer ! c’est sa voix ! » dit le prisonnier en se levant sur son séant et en secouant ses fers ; « mon songe est donc vrai ! Retirez-vous, laissez-moi en repos ! Vous n’avez rien de bon à attendre de moi. — Comment, mon bon ami, la perspective de quelques mois de prison suffit pour vous abattre ainsi ? — Oui, sacredié ! quand je ne dois en sortir que pour être pendu ! Laissez-moi ; arrangez vous-même vos affaires ! Détournez votre lumière de mes yeux ! — Allons, mon cher Dirk Hatteraick, ne perdez pas courage ; j’ai un plan superbe à vous communiquer. — Allez au diable, vous et vos plans ! Ce sont vos plans qui m’ont fait perdre mon navire, ma cargaison, et qui me coûteront la vie. À ce moment je rêvais que Meg Merrilies vous traînait ici par les cheveux, qu’elle me donnait le long couteau qu’ordinairement elle portait suspendu à son côté… Savez-vous ce qu’elle me disait ?… Orage et tempête ! ne me provoquez pas. — Hatteraick, mon bon ami, levez-vous et parlez-moi ! — Non ! C’est vous qui avez causé tout le mal, c’est vous qui n’avez pas voulu laisser emmener cet enfant par Meg Merrilies. Elle l’aurait rendu quand il aurait eu tout oublié. — Mais, mon cher Hatteraick, vous avez perdu la tête. — Orage ! Nierez-vous que cette maudite attaque à Portanferry, où nous avons perdu navire et équipage, n’avait été imaginée par vous que dans votre intérêt personnel ? — Mais vous oubliez que les marchandises… — Le diable les emporte ! J’en aurais eu d’autres et bien encore ; mais, nom d’un diable, perdre mon navire, mes braves compagnons, ma vie, pour un lâche, un coquin qui ne peut faire ses mauvais coups que par la main des autres ! Ne me parlez pas davantage,… je suis dangereux pour vous ! — Mais, Dirk…, mais, Hatteraick, écoutez-moi ; deux mots seulement. — Non, par l’enfer ! pas un. — Une seule phrase ! — Mille malédictions : pas une. — Eh bien, va-t’en au diable, obstiné, brute hollandaise ! » dit Glossin perdant patience et le poussant du pied.

« Tonnerres et éclairs ! » dit Hatteraick se levant et saisissant Glossin, « tu veux donc l’avoir ? »

Glossin fit assez bonne résistance ; mais le mouvement du contrebandier avait été si impétueux, qu’il eut à peine le temps de se reconnaître ; il fut renversé, et le derrière de son cou porta avec violence sur la barre de fer. Hatteraick ne lâcha prise que lorsqu’il le vit mort. La chambre située immédiatement au-dessous de la salle des condamnés, étant celle de Glossin, se trouvait vide ; les prisonniers logés à l’étage plus bas entendirent le bruit de la chute de Glossin, suivie de gémissements. Mais, dans ce séjour d’horreur, les plaintes et les cris étaient choses trop ordinaires pour qu’on y prêtât grande attention.

Le lendemain matin, Mac-Guffog, fidèle à sa promesse, arriva de bonne heure. « Monsieur Glossin ! » dit-il à voix basse.

« Appelle-le plus haut ! dit Hatteraick. — Monsieur Glossin, pour l’amour de Dieu, venez-vous ? — Il faudra le porter pour sortir d’ici, répliqua Hatteraick. — Que marmottez-vous là, Mac-Guffog ? cria au même instant le capitaine de la prison. — Venez-vous-en, pour l’amour de Dieu, monsieur Glossin ! » répéta le porte-clefs.

À ce moment le capitaine entra, une lumière à la main. Son étonnement égala son horreur en voyant le corps de Glossin couché en travers sur la barre, dans une position qui prouvait assez qu’il avait cessé de vivre. Hatteraick était tranquillement assis sur son lit, à un pas de sa victime. En relevant Glossin il fut aisé de reconnaître qu’il était mort depuis plusieurs heures. Son cadavre portait des traces extraordinaires de violence. Les vertèbres cervicales avaient été presque entièrement brisées dans la première chute. Diverses marques de strangulation autour de la gorge expliquaient la couleur violette du visage. La tête était tournée sur l’épaule gauche, comme si on lui avait tordu le cou avec une force extraordinaire. Il était évident que l’implacable Hatteraick avait serré avec un acharnement horrible le gosier du malheureux, et qu’il n’avait pas lâché prise avant d’être certain qu’il ne respirait plus. La lanterne foulée aux pieds et mise en pièces était par terre à côté du cadavre.

Mac-Morlan, qui était dans la ville, vint sur-le-champ pour procéder à l’examen du corps de Glossin.

« Qui a amené Glossin ici ? dit-il à Hatteraick. — Le diable. — Et c’est vous qui l’avez tué ? — Je l’ai envoyé en enfer avant moi. — Misérable ! vous avez consommé, par le meurtre du complice de vos crimes, une vie pendant laquelle vous n’avez pas montré une seule vertu. — Une seule vertu ! s’écria le prisonnier ; tonnerre ! j’ai toujours été fidèle à mes armateurs,… toujours j’ai rendu compte de la cargaison jusqu’au dernier sou. À propos ! faites-moi donner une plume et de l’encre, afin que je les instruise de ce qui vient de se passer. Qu’on me laisse seul pendant une heure, et qu’on enlève ce cadavre, mille tonnerres ! »

Mac-Morlan donna l’ordre de faire ce que demandait ce scélérat ; on lui donna tout ce qu’il fallait pour écrire, et on le laissa seul. Mais quand on rentra dans sa chambre, on trouva que ce déterminé brigand avait prévenu la justice. Après avoir détaché une sangle de son lit, il l’avait attachée à un os, reste de son dîner de la veille, qu’il avait enfoncé entre deux pierres, aussi haut qu’il avait pu en s’élevant sur la barre de fer. Puis, ayant glissé son cou dans un nœud coulant, il avait eu le courage de se tenir suspendu en l’air, dans la position d’un homme à genoux, jusqu’au moment où les forces lui avaient manqué. La lettre qu’il avait écrite à ses armateurs, bien que principalement relative à des affaires de commerce, contenait beaucoup de passages relatifs au jeune Ellangowan, comme il l’appelait, et elle confirma pleinement les dépositions de Meg Merrilies et de son neveu.

Pour en finir avec ces misérables, j’ajouterai que Mac-Guffog perdit sa place, malgré la déclaration (qu’il offrait de confirmer par serment) qu’il avait enfermé Glossin dans sa chambre. Ce récit obtint foi de M. Skriegh, et autres personnes amoureuses du merveilleux, qui maintinrent toujours que l’ennemi des hommes avait réuni ces deux misérables, afin qu’ils comblassent la mesure de leurs crimes, et qu’ils reçussent leur juste châtiment par le meurtre et le suicide.

  1. Ce mode de s’assurer des prisonniers après la condamnation était généralement pratiqué en Écosse. Après qu’un homme avait entendu sa sentence de mort, on le mettait sur le had, c’est-à-dire qu’on le fixait à une barre de fer. a. m.