Guy Mannering/58

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 423-426).


CHAPITRE LVIII.

CONCLUSION.


Pour conclure… la fin de toute l’histoire.
Le doyen Swift.


Glossin étant mort sans héritier, et sans avoir payé le prix du domaine d’Ellangowan, ce domaine retomba dans les mains des créanciers de M. Godefroi Bertram, dont les droits étaient pourtant sujets à contestation, au cas que Henri Bertram se fît reconnaître pour héritier substitué. Ce jeune homme confia la direction de ses affaires à messieurs Mac-Morlan et Pleydell, en leur disant que, dût-il retourner aux Indes, il voulait que toute dette légitimement contractée par son père fût payée aux créanciers. Mannering, qui était présent, lui serra cordialement la main, et de ce moment la plus parfaite intelligence ne cessa de régner entre eux. La succession de mistress Marguerite Bertram, et les généreux secours du colonel, mirent facilement le nouveau propriétaire en état de faire face à tout. Les recherches et l’habileté de ses amis les avocats leur avaient fait découvrir dans les comptes des créanciers, et notamment dans ceux de Glossin, tant de fraudes et de doubles emplois, que la masse des dettes s’était considérablement réduite. Dans ces circonstances, les créanciers n’hésitèrent pas à reconnaître les droits de Bertram, et à lui restituer le château et les domaines d’Ellangowan. Tous les habitants de Woodbourne assistèrent à la prise de possession, qui se fit au milieu des acclamations des fermiers et de tous les habitants du voisinage. Le colonel était si empressé de voir exécuter certaines améliorations qu’il avait recommandées à Bertram, qu’il alla s’établir à Ellangowan avec toute sa famille, quoique, pour le moment, le séjour en fût moins commode que celui de Woodbourne.

Le pauvre Dominie avait presque perdu la tête. En arrivant au château, il grimpa les escaliers, enjambant trois marches à la fois, jusqu’à une petite cellule sous les toits, jadis son cabinet de travail et sa chambre à coucher, que son bel appartement de Woodbourne ne lui avait jamais fait oublier. Mais une pensée désolante vint tout-à-coup troubler la joie du pauvre homme… Ses livres !… il lui fallait plus de trois chambres pour les contenir !… Pendant que cette importante réflexion occupait son esprit, il fut mandé par Mannering ; il s’agissait de l’aider à calculer les proportions d’une vaste et belle maison qu’il allait faire construire à côté du château neuf d’Ellangowan, dans un style qui correspondrait à la magnificence des ruines voisines. Parmi les différents appartements indiqués sur le plan, Dominie en remarqua un d’une très grande dimension, appelé Bibliothèque ; à côté une chambre bien proportionnée était désignée sous le nom de Appartement de M. Sampson : « Prodi-gi-eux ! Pro-di-gi-eux ! » s’écria-t-il hors de lui-même.

M. Pleydell avait quitté ses amis en leur promettant de leur faire une nouvelle visite pendant les vacances de Noël. Lorsqu’il arriva à Ellangowan, tout le monde était à la promenade, excepté le colonel qu’il trouva occupé de ces plans dont un propriétaire homme de goût aime souvent à s’entourer.

« Ah, ah ! vous êtes seul ? dit l’avocat. Et où sont ces demoiselles ?… où est la belle Julia ? — À la promenade avec le jeune Hazlewood, Henri et le capitaine Delaserre, un des amis de Bertram qui est ici depuis quelques jours. Ils sont allés à Derncleugh pour arrêter le plan d’une chaumière… Mais avez-vous terminé les affaires de notre ami ? — Oui, en un tour de main. Les vacances approchaient ; la chancellerie allait suspendre son service : j’ai fait juger son affaire par le tribunal des massiers. — Les massiers ! que voulez-vous dire ? — C’est une espèce de saturnale judiciaire. Il faut d’abord vous apprendre qu’une qualité requise pour être massier ou assesseur de notre cour suprême de justice, est l’ignorance la plus complète. — Fort bien. — Or, les législateurs écossais, pour se divertir, je suppose, ont constitué ces assesseurs, gens parfaitement ignorants, comme je vous l’ai dit, en cour spéciale pour décider les questions d’état et de filiation, comme celle relative à Bertram, qui sont pour la plupart du temps hérissées des plus graves et des plus épineuses difficultés. — Mais c’est une extravagance ! — Oh ! la pratique corrige les absurdités de la théorie. Un ou deux juges, dans cette occasion, servent d’assesseurs à ces singuliers juges, et remplissent auprès d’eux l’emploi de souffleurs. D’ailleurs vous savez ce que dit Cujas : multa sunt in moribus dissentanea, multa sine ratione[1]. Quoi qu’il en soit, cette cour a très bien fait notre affaire ; et nous avons bu, au sortir de l’audience, une bonne quantité de Bordeaux. Mac-Morlan demeurera confondu à la vue du mémoire. — Soyez sans inquiétude ; nous soutiendrons le choc, si Mac-Morlan se fâche ; et nous régalerons tout le comté chez mon amie mistress Mac-Candlish. — Et vous choisirez Jack Jabos pour votre grand-écuyer ? — Cela se pourrait bien. — Et où est Dandie, le redoutable seigneur de Charlies-Hope ? — Reparti pour les montagnes ; mais il a promis à Julia de faire une descente ici, cet été, avec la bonne femme, comme il l’appelle, et je ne sais combien d’enfants. — Les petits coquins ! je viendrai jouer avec eux à colin-maillard et à cligne-musette. Mais qu’est-ce que tout cela ? » ajouta Pleydell en prenant les plans : « La tour du centre sera une imitation de la tour de l’Aigle de Caernarvon ; corps-de-logis, ailes… Diable ! des ailes !… mais cette maison prendra le domaine d’Ellangowan sur son dos, et s’envolera avec. — Non ! non ! nous aurons soin de le lester de quelques sacs de roupies des Indes. — Ah ! le vent souffle-t-il de ce côté ? Je vois que le jeune coquin m’enlève ma charmante maîtresse miss Julia. — Vous l’avez deviné. — Ces coquins, ces post nati[2] nous dament le pion à chaque coup, à nous autres gens de la vieille école. Mais miss Julia, par forme de compensation, emploiera en ma faveur son crédit sur miss Lucy.

— À vous dire vrai, je crains que là encore l’ennemi ne vous ait prévenu. — Comment !… — Sir Robert Hazlewood est venu faire une visite à Bertram, et pensant, estimant, considérant… — Pour l’amour de Dieu ! épargnez-moi les synonymes du baronnet. — J’y consens. En un mot, sir Robert a découvert que la propriété de Singleside étant située entre deux fermes qui lui appartiennent, une vente, un échange, un arrangement, pourrait se conclure à la mutuelle satisfaction des deux propriétaires. — Et qu’a répondu Bertram ? — Il a répondu qu’il regardait comme valable le premier testament de mistress Bertram, et que le domaine de Singleside était la propriété de sa sœur. — Le coquin ! il me dérobera mon cœur, comme il m’a dérobé celui de ma maîtresse ! Et puis ? — Sir Robert s’est retiré après maintes paroles flatteuses ; mais bientôt il s’est remis en campagne et s’est présenté en forces, dans son carrosse à six chevaux, avec son gilet rouge à galons d’or, et sa plus belle perruque : en grande tenue, comme on dit. — Et quel était l’objet de sa visite ? — Il a parlé, avec son éloquence officielle, du grand attachement de Charles Hazlewood pour miss Bertram.

— Oui, oui, il respecte le petit dieu Cupidon depuis qu’il le voit perché sur la tour de Singleside. Cette pauvre Lucy va donc demeurer avec ce vieux fou et sa femme, qui n’est que le baronnet lui-même en jupons ! — Non. Nous avons paré le coup : Singleside va être réparé pour servir d’habitation aux jeunes gens, et on l’appellera à l’avenir Mont-Hazlewood. — Et vous, colonel, résiderez-vous toujours à Woodbourne ? — Seulement jusqu’à ce que ces plans soient exécutés. Voyez celui de mon appartement ; je pourrai être séparé ou en compagnie, selon qu’il me plaira. — Il est situé, à ce que j’aperçois, tout auprès du vieux château. ’Vous pourrez faire réparer la tour de Donagild, pour y contempler, pendant la nuit, les corps célestes. — Non, non, mon cher Pleydell ; c’est ici que finit l’Astrologue. »

  1. « Dans les coutumes, on rencontre beaucoup de choses contradictoires et beaucoup d’autres qui sont dénuées de raison. » — Le singulier et ridicule usage auquel il est fait allusion ici est presque entièrement aboli. a. m.
  2. Les plus jeunes. a. m.