Guy Mannering/Notes

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Guy Mannering, ou l’astrologue
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 6p. 427-431).


NOTE ADDITIONNELLE.
À GUY MANNERING.



des lieux et des personnages qu’on a cru reconnaître dans ce roman.


Un vieux proverbe dit que Tom Fool est connu de plus de gens qu’il n’en connaît ; la vérité de cet adage semble s’étendre aux ouvrages composés sous l’influence capricieuse de quelque planète favorable aux rêves de l’imagination. Les lecteurs ont fait, à propos de ce roman, beaucoup de rapprochements dont l’auteur était bien loin de soupçonner la possibilité. Il ne s’en plaint point : c’est à ses yeux le plus flatteur des éloges, qu’en racontant des faits imaginaires il ait assez heureusement approché de la vérité pour qu’on les prît comme véritables. Il relève donc avec plaisir quelques histoires ou traditions locales entre lesquelles on a cru apercevoir de la coïncidence avec les personnages, les incidents, la disposition des scènes, que l’auteur de Guy Mannering a tirés de son imagination.

On a cru que l’idée première de Dirk Hatteraick avait été prise d’un capitaine de navire hollandais appelé Jawkins. Cet homme était bien connu sur la côte de Galloway et sur celle du comté de Dumfries, comme propriétaire unique d’un buckkar ou lougre contrebandier, appelé le Prince noir. Renommé, comme il l’était, par son habileté maritime et par son intrépidité, son navire était souvent frété et ses services employés par les compagnies pour la contrebande, françaises, hollandaises, de l’île de Man et de l’Écosse.

Un homme connu sous le nom de Buckkar-Tea, qui lui avait été donné parce qu’il passait souvent du thé en fraude, ou sous celui de Bogie-Bush, nom de l’endroit où il demeurait, a affirmé à un de mes amis, qui me l’a rapporté, M. Train, qu’il avait vu maintes fois environ deux cents hommes de Lingtown se réunir et pénétrer dans l’intérieur du pays, chargés de marchandises prohibées.

Dans ces beaux jours de la contrebande, le prix fixé pour transporter une caisse de thé, ou une balle de tabac, de la côte de Galloway à Édimbourg, était de 15 shellings, et un homme avec deux chevaux transportait quatre caisses ou balles. Le trafic fut entièrement détruit par la fameuse loi de M. Pitt, qui, réduisant les droits sur les marchandises, mit en état de soutenir la concurrence avec les contrebandiers. Cette loi fut appelée dans le Galloway et le comté de Dumfries, par ceux qui vivaient de ce commerce interlope : « Loi de feu et de famine. »

Assuré de trouver sur cette côte une telle assistance, Jawkins faisait des entreprises si hardies que son nom seul était la terreur des officiers de la douane. Il tirait parti de l’effroi que son nom inspirait. Une nuit qu’il se trouvait seul sur le rivage à garder une quantité considérable de marchandises, une troupe nombreuse de douaniers vint à lui. Au lieu de fuir, Jawkins marcha vers eux en criant : « Arrivez, mes enfants ; Jawkins est là. » Les hommes de la douane, saisis de frayeur, abandonnèrent une prise qui n’était défendue que par la présence d’esprit et l’intrépidité d’un seul homme. Sur mer, Jawkins n’était pas moins heureux. Une fois, il débarquait sa cargaison, près de Kirkcudbright, sur le lac Manxman, quand deux cutters de la douane, le Pigmée et le Nain, parurent en vue de deux différents côtés, l’un tournant les îles de Fleet, l’autre s’avançant entre la pointe de Rueberry et Muck-Ron. L’intrépide contrebandier leva l’ancre à l’instant même et passa entre les deux lougres, mais si près qu’il jeta son chapeau sur le premier et sa perruque sur le second, hissa un tonneau sur son grand mât pour montrer quel commerce il faisait, et s’enfuit à force de voiles sans avoir reçu le moindre dommage. Cet exemple de bonheur miraculeux et beaucoup d’autres semblables accréditèrent parmi le peuple la croyance superstitieuse que Jawkins avait fait assurer son lougre par le diable, moyennant une prime du sixième de chaque cargaison. Comment se payait cette prime ? c’est ce que chacun est libre d’imaginer. Le buckkar fut peut-être nommé le Prince noir, en l’honneur de son terrible assureur.

Le capitaine du Prince noir avait coutume de décharger sa cargaison à Luce, à Ralcarry, ou sur quelque autre point de la côte ; mais son lieu favori de débarquement était à l’entrée du Dee et de la Cree, près du vieux château de Rueberry, à six milles au dessous de Kirkcudbright. Il y a dans les environs de Rueberry une caverne d’une immense étendue, que l’habitude qu’avait Jawkins de s’y réfugier pour cacher ses relations avec les contrebandiers de la côte, a fait surnommer la Grotte de Dirk Hatteraick. On montre aux étrangers qui visitent cet endroit, l’un des plus romantiques qui se puissent voir, sous le nom de Saut du Douanier, un précipice effroyable, le même, assure-t-on, où Kennedy fut précipité.

On croit dans le Galloway que Meg Merrilies doit son existence aux traditions relatives à la célèbre Flora Marshal, l’une des royales parentes de Willie Marshal, plus communément appelé le Caird de Barullion, roi des Égyptiens des basses terres de l’Ouest. Ce roi mérite de fixer l’attention : voici sur son compte quelques particularités. Il naquit dans la paroisse de Kirk-Michael, vers l’an 1671, et mourut, dit-on, à Kirkcudbrisht en 1792, dans sa cent vingt-deuxième année. On ne peut pas dire que cette longue vie ait été bien régulière et remplie de respectables habitudes. Willie fut pressé on enrôlé six fois dans l’armée de terre, et déserta tout autant de fois ; sans compter qu’à trois reprises différentes il quitta le service naval. Il contracta seize mariages légitimes ; et malgré cette part suffisante des plaisirs matrimoniaux, il sévit, après sa centième année, père de quatre enfants naturels. Il subsistait, vers la fin de sa longue vie, d’une pension que lui faisait le grand-père du comte de Selkirk actuel. Willie Marshal est enterré dans l’église de Kirkcudbright. On y montre son tombeau, décoré d’un écusson dont les armes conviennent bien à la profession du défunt, deux cornes de bélier et deux cuillères.

Dans sa jeunesse il se promenait ordinairement le soir sur la grande route pour rendre service aux voyageurs en les débarrassant du poids de leur bourse. Une fois, le caird de Barullion dévalisa le laird de Bargally, entre Carsphairn et Dalmellington. Le laird, avant de se laisser voler, résista courageusement, et dans sa lutte, l’Égyptien perdit son bonnet, qu’obligé de fuir il abandonna sur la grande route. Un respectable fermier, venant à passer, aperçut le bonnet, mit pied à terre, le ramassa, et le mit imprudemment sur sa tête. En ce moment le laird survint avec quelques hommes de renfort ; il reconnut le bonnet, dénonça le fermier de Bantoberick comme son voleur et le fit arrêter. Comme celui-ci avait quelques traits de ressemblance avec Willie Marshall, le laird persista dans son accusation, et malgré sa probité reconnue ou attestée, le fermier fut mis en jugement. Le fatal bonnet était placé Sur le bureau de la cour : Bargally fit serment que c’était celui que portait l’homme qui l’avait volé ; les autres témoins déposèrent qu’ils avaient trouvé l’accusé à la place où le crime avait été commis, avec ce bonnet sur la tête. L’affaire se présentait d’une manière alarmante pour l’accusé, l’opinion des juges lui semblait contraire ; mais il y avait dans l’auditoire une personne qui savait bien quel était l’auteur du vol : c’était le caird de Barullion. Il s’approcha de la barre, à côté de Bargally, saisit le bonnet, le mit sur sa tête, et regardant le laird en face, il lui dit d’une voix assez haute pour attirer l’attention de la cour et de tous les assistants : « Regardez-moi, et, sous le serment que vous avez prêté, dites si je ne suis pas l’homme qui vous a volé entre Carsphairn et Dalmellington ? — Par le ciel, c’est bien vous ! s’écria Bargally, confondu d’étonnement. — Vous voyez, dit le bénévole défenseur, quel fond on peut faire sur la mémoire de monsieur ; il juge d’après le bonnet, n’importe le visage qui soit dessous. Si vous-même, milord, vous le mettiez sur votre tête, il prêterait, sans hésiter, serment que c’est par vous qu’il a été volé entre Carsphairn et Dalmellington. » Le fermier de Bantoberick fut acquitté à l’unanimité. Ainsi Willie Marshall sauva un innocent sans courir lui-même aucun danger, le témoignage de Bargally ayant paru trop peu certain pour qu’on y ajoutât foi.

Pendant que le roi des Égyptiens était si noblement occupé, sa royale épouse Flora tâchait de voler le galon du bonnet d’un juge. Ce crime, et sa réputation comme Égyptienne, la firent déporter à la Nouvelle- Angleterre, d’où elle n’est jamais revenue.

Je ne puis convenir que l’idée première du caractère de Meg Merrilies ait été empruntée de Flora Marshall, puisque j’ai déjà dit que c’était Jeanne Gordon qui m’avait servi de modèle ; et je n’ai pas l’excuse du laird de Bargally pour attribuer le même fait à deux individus différents. En définitive, je ne m’oppose pas à ce que Meg Merrilies soit regardée comme la représentante de sa secte, de sa classe en général… de Flora comme des autres.

Les autres circonstances où mes lecteurs gallwégiens m’ont obligé en donnant


À des êtres chimériques
Un asile aussi bien qu’un nom,


seront sanctionnées autant qu’il sera possible à l’auteur de le faire. On raconte du facétieux Joe Miller un bon mot qui, je crois, est applicable à la circonstance. Le gardien d’un musée montrant, dit-il, l’épée avec laquelle Balaam avait failli tuer son ânesse, fut interrompu par un des curieux qui lui fit observer que Balaam n’avait pas d’épée, mais qu’il en demandait une : « C’est vrai, répondit le cicérone, homme de ressource ; mais cette épée est celle qu’il désirait. » L’auteur laisse à faire l’application de cette anecdote ; il ajoute seulement, que bien qu’il ignorât les rapports de certaines fictions de son roman avec des événements réels, il se résout à croire qu’il y a pensé, ou du moins qu’il y a rêvé pendant qu’il composait Guy Mannering.


FIN DE GUY MANNERING.