Hellé/17

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 65-76).

XVII


Un mois plus tard, j’entrai dans la bibliothèque, où Genesvrier et mon oncle s’étaient réfugiés pour causer.

— Oncle, dis-je, prêtez-moi monsieur Genesvrier pour cinq minutes. Je veux lui montrer quelque chose.

— Allez, Antoine, dit mon oncle en souriant ; je sais ce dont il s’agit.

Genesvrier, surpris, me suivit jusqu’au premier étage. Trois portes donnaient sur le palier : celles des chambres et celle du vaste cabinet, de toilette qui les séparait. J’ouvris cette porte.

— Regardez.

C’était une pièce un peu longue, tendue d’une grosse toile dont le bleu tendre, le doux bleu lavé, seyait à mon teint de blonde.

Près de la fenêtre, une femme cousait, les pieds appuyés à une chaise qui supportait une corbeille remplie de linge. Tout à côté d’elle, dans un berceau d’osier très bas, dormait un petit enfant. Genesvrier eut une exclamation :



PRÈS DE LA FENÊTRE UNE FEMME COUSAIT…

— Marie !… Et l’enfant !…

— Préféreriez-vous qu’il fût à la crèche ? Mon filleul, notre filleul, est vraiment trop jeune pour qu’on puisse le séparer de sa mère. Je vous assure qu’il est très bien ici, et que Marie peut l’allaiter sans presque quitter son ouvrage. Trois fois par semaine, nous avons le plaisir de le recevoir.

Marie Lamirault s’était levée.

— Ah ! fit-elle, mademoiselle Hellé et vous, monsieur Antoine, vous nous avez sauvés tous les deux. J’ai du travail chez moi quand je ne viens pas ici. Je puis me nourrir comme il faut, et c’est tout profit pour le petit Pierre… Voyez, monsieur, est-il beau !

Elle écarta le rideau d’étamine, et Genesvrier admira le bébé, qui dormait serrant ses menottes roses, tout frais dans sa robe de piqué blanc.

— Vous osez le toucher, maintenant ? dit-il, et ses yeux me couvraient d’une douceur de caresse. Il ne vous fait plus peur ? J’avais remarqué votre répugnance, la première fois.

— Répugnance faite d’ignorance et de surprise. J’ai l’habitude de manier ce petit être maintenant. D’ailleurs, il n’a plus sa mine renfrognée. Il prend un aspect humain.

— Mademoiselle Hellé s’en amuse beaucoup, dit Marie.

— Vous commencez à l’aimer, peut-être ? fit Genesvrier.

— Il me serait difficile de ne pas m’y attacher, mais surtout il m’intéresse. Sa lente éclosion me rappelle mes curiosités de petite fille. J’observais passionnément les fleurs… et, bien que je ne sois pas une âme tendre…

— Qu’en savez-vous ? Cette émotion de tendresse que vous subissez, c’est le prime éveil de l’instinct maternel… Un jour…

Il se tut. Je secouai la tête.

— Ne me jugez pas meilleure que je ne suis. Autrefois je n’aimais pas les enfants, par ignorance. Si j’aime celui-ci, je n’en éprouve pas davantage ce désir, ce besoin de la maternité, si vif chez certaines jeunes filles de mon âge.

— Votre heure viendra, dit Genesvrier.

Nous redescendîmes en silence. Sur le palier du rez-de-chaussée, mon compagnon s’arrêta.

— Vous avez fait plus que je n’espérais, dit-il. Je ne saurais vous dire la joie que j’éprouve en voyant Marie Lamirault heureuse, bien portante, conciliant, grâce à vous, ses devoirs, ses droits de mère, et la nécessité du travail. J’ai vu tant d’abominations et d’injustices, depuis quelques années, que ce spectacle m’a réconforté comme un verre d’eau pure par un midi brûlant… Ah ! Hellé, que de miracles on accomplit avec un peu de bonne volonté ! J’ai connu d’amers découragements, en comparant mon impuissance à l’immensité du mal, mais chaque grain de blé contribue à la future moisson. Je sais que toute semence ne lève pas, qu’une grande part en est perdue… Mais il n’est pas de terre si aride qu’elle ne donne au moins un épi.

— Et l’on vous croit pessimiste ! dis-je, frappée par l’exaltation de ses yeux.

— Pessimiste, moi ? Je ne crois pas que tout soit mal ni bien nécessairement. Nous devons créer le bien, sans cesse, à mesure que les fatalités naturelles, les vices des sociétés et des individus le détruisent. J’ai beaucoup souffert, Hellé ; oui, j’ai souffert du doute et du désespoir… Mais j’en suis arrivé, par un ferme propos, à ne plus m’interroger sur la valeur et l’effet de mon effort. On m’a dit : « Pourquoi ne pas vivre paisible, inoffensif, bienveillant même, mais paisible ?… » Paisible !… je pourrais vivre paisible, après ce que j’ai vu, entendu, senti ! Je pourrais, oublier !… Jamais. Certains me prennent pour un fou. Je suis un révolté, seulement, poussé par une force que je subis en l’adorant, une surhumaine, une torturante aspiration vers la Justice. J’ai la foi, Hellé, j’ai l’espoir ; eux seuls me soutiennent. Oui, après les heures de lassitude et d’inertie, je me sens soulevé par un espoir insondable, immense, fort comme l’Océan.

La lumière de ses yeux flamboya et s’éteignit sous un voile. Il murmura :

— Quelle femme se fût livrée à ce courant formidable ? J’ai vécu, je vivrai seul.


Ainsi, peu à peu, s’ouvrait à moi l’âme de cet homme. De la région sereine où je me complaisais à vivre, je me penchais sur elle, invinciblement attirée par la flamme, l’ombre, la lave de ce volcan dont les étrangers, les amis eux-mêmes, n’apercevaient que les parois de granit. Ce n’était plus de l’effroi qu’il m’inspirait, ce n’était pas encore de l’affection. C’était plus et moins : une vénération bientôt craintive, des attractions et des répulsions singulières, des sentiments obscurs et confus, où parfois, à la lueur d’un éclair, je sentais s’ébaucher quelque chose de divin et de terrible, je me rejetais dans le clair passé, dans le doux présent, toute frémissante, épouvantée par le mystère à venir.

Déjà je ne me refusais plus à l’influence de Genesvrier. Il me mettait en face de la misère, de la maladie, de la mort. Il suscitait des êtres qui étaient les vivants témoignages du mal sans cesse perpétué autour de ma vie heureuse, autour de ma vie close comme un palais enchanté. Et pour échapper à cette obsession poignante, je me réfugiais vainement dans la poésie, dans l’art. L’assaut de la réalité avait brisé les portes d’ivoire de ma citadelle. Moi non plus, je ne pouvais oublier.

Désormais je ne goûtai de repos réel et de vrais rafraîchissements qu’auprès de Marie Lamirault et de son fils. L’enfant me représentait la nature innocente, réjouie, qui ne soupçonne ni la douleur, ni le mal, — et j’aimais la simplicité, la résignation de la mère. J’écoutais parfois cette humble femme que la vie avait façonnée et qui, presque aussi jeune que moi, savait déjà l’amour, la souffrance, la maternité. L’enseignement qu’elle me donnait à son insu complétait les enseignements que j’avais reçus de mon oncle et de Genesvrier.

Quand le moment fut venu de partir pour la Châtaigneraie, je persuadai mon oncle d’emmener Marie Lamirault. Babette vieillissait, Marie lui serait d’une aide efficace, car son fils, robuste et bien réglé, lui laissait quelques loisirs. L’oncle Sylvain ne refusa pas. Souvent il m’observait dans un étrange silence, gros de pensées et d’espoirs inconnus.

Autant que l’année précédente, le séjour à la Châtaigneraie me parut délicieux. Je saluai le vieux figuier, le puits où la mousse s’épaississait sur la margelle disjointe, les fleurs éclatantes, les premiers fruits des espaliers. L’enfant de Marie dormait dans une couchette rustique, abrité du soleil par une mousseline d’azur que tachetait l’ombre des feuilles flottantes. La mère, redevenue forte, étendait les toiles blanches des lessives sur des ficelles tendues au-dessus du potager. Babette régnait sur les cuivres somptueux et les faïences fleuries de la cuisine. Mon oncle lisait ou rêvait. Alors je m’évadais vers la forêt chérie, vers la source où, par une incantation mystérieuse, j’avais cru éveiller une nymphe jeune et vierge comme moi.

J’étais heureuse. Pourtant je ne retrouvais pas cette sensation d’épanouissement et de plénitude que m’avaient donnée les derniers étés. Au fond de ma gaieté passait parfois une obscure nostalgie. Ni la naïade du bois, ni la Cérès féconde ne me suffisaient plus. Il y avait en moi des regrets, des aspirations indéfinissables.

Août s’achevait. L’oncle Sylvain eut un jour la curiosité d’aller à quelques kilomètres de Castillon, à Gillac, visiter un tumulus celtique récemment découvert et presque intact. Les journaux annonçaient d’autres fouilles dirigées par un savant de Paris. Tout le pays était en rumeur.

La route était longue. Babette loua un cheval pour l’oncle Sylvain Il partit dès l’aube. La journée s’annonçait radieuse, un peu trop chaude, sans doute, mais pourvu qu’il eût des habits légers, M. de Riveyrac ne redoutait pas le bon soleil. À midi, le ciel parut s’embraser : l’azur devint blanc comme le métal à l’extrême ardeur des fournaises. Vers quatre heures, sur les champs moissonnés, sur les troupeaux et les hommes haletants, pesa la menace de l’orage.

J’étais à la fenêtre de ma chambre, qu’agrandissait un balconnet de bois. Mon peignoir de batiste collait à mes épaules trempées de sueur. J’entendais, au rez-de-chaussée, crier l’enfant de Marie Lamirault, énervé par cette atmosphère saturée d’électricité. L’espace immense que je découvrais était vide, car bêtes et gens s’étaient enfuis vers les fermes ou cachés en des abris de hasard. Les oiseaux mêmes et les insectes se taisaient, et l’effrayant silence régnait, précurseur de cataclysmes.

Bientôt tout un côté du ciel sembla noircir ; l’obscurité gagna de place en place. Un grondement de tonnerre roula très loin, puis se propagea, s’accrut en se rapprochant, pendant que de vastes éclairs ouvraient et refermaient des perspectives phosphorescentes. Un fracas terrible éclata soudain, un zigzag de feu zébra l’espace, tomba sur un châtaignier isolé dont la cime s’enflamma. Puis les cataractes de l’averse croulèrent.

— Ah ! le pauvre monsieur ! Pourvu qu’il soit rentré à Gillac ! s’écria Babette qui se cachait la face dans son tablier.

— Mon oncle a dû prévoir l’orage, Babette. S’il n’est pas à Gillac, il s’est mis à l’abri dans quelque maison.

— C’est le déluge, c’est le jugement dernier ! gémissait la pauvre paysanne, prise d’un effroi superstitieux. Ah ! si j’avais un cierge et un buis bénit, ça protégerait la maison.

Pendant plus d’une heure, la pluie et le vent firent rage. Clouée derrière les


AUTANT QUE L’ANNÉE PRÉCÉDENTE, LE SÉJOUR À LA CHÂTAIGNERAIE ME PARUT DÉLICIEUX.

vitres, le cœur étreint d’angoisse, je regardais

la plaine disparue dans un brouillard d’eau. À six heures, l’averse cessa presque aussi brusquement qu’elle était venue. J’aperçus le jardin ravagé, des rigoles d’eau jaunâtre dévalant par les allées et noyant dans un limon sale des pétales de fleurs, des brindilles, des petits fruits verts, et les ailes souillées d’un grand papillon blanc que, le matin même, j’avais vu frémir au cœur des roses. À l’horizon, des gazes grises s’élevaient lentement, découvrant la ligne des coteaux. Un tronçon d’arc-en-ciel émergeait, comme l’arche mutilée d’un pont céleste, détruit par la foudre.


CLOUÉE DERRIÈRE LES VITRES.

Je descendis sur la route. Une fraîcheur montait de la terre humide, et je frissonnai sous mon léger peignoir. Babette m’apporta un châle. Anxieuse, je regardais du côté de Gillac, souhaitant que mon attente fût trompée, et que l’oncle Sylvain ne revînt pas avant la nuit. Bientôt je vis paraître un cavalier que je n’avais pas entendu venir, car le sol mouillé amortissait le trot de sa monture. Mon oncle mit pied à terre. Ses vêtements ruisselaient ; ses dents claquaient. Il était livide.

— Vite, du feu, dit-il, des habits secs, du linge. Qu’on prépare un verre de vin chaud.

J’avais fait mettre dans la chambre de mon oncle un fagot qui s’enflamma rapidement. Pendant que M. de Riveyrac changeait de costume, je fis chauffer le vin sucré, avec un brin de cannelle et une tranche de citron.

— Merci, dit l’oncle Sylvain, Je suis glacé. L’averse m’a saisi en pleins champs, et je n’ai pas voulu me réfugier sous les arbres comme certain berger imbécile que j’ai vu foudroyer avec ses moutons… Ma bête tremblait de peur et avançait tant bien que mal… Bref, je suis revenu, mouillé jusqu’aux os. Heureusement je suis solide, Hellé. J’en serai quitte pour une courbature.

— Il faut vous coucher, mon oncle. Vous frissonnez. Je vais bassiner votre lit.

— Me coucher, moi, en plein jour ? Me prends-tu pour une femmelette ? Laisse, Hellé… Dans un instant je serai tout à fait réchauffé.

— Mon oncle, vous êtes pâle. Vos dents claquent. Je vous en prie, couchez-vous une heure ou deux.

— Ça va se passer. Ne t’inquiète pas, ma bonne petite.

Ne pouvant vaincre son obstination, je remis un fagot dans la cheminée et je jetai une couverture sur les genoux de mon oncle. Peu après je vis qu’il frissonnait encore, tandis qu’une rougeur ardente couvrait ses pommettes. Je pris sa main, elle était sèche et brûlante ; le pouls montait avec rapidité.

— Oncle, dis-je, vous avez la fièvre… Si vous m’aimez, obéissez-moi. Vous allez vous mettre au lit et Babette ira chercher le médecin.

— Soit, je me coucherai puisque tu l’exiges et puisque j’ai la fièvre, mais pas de médecin, Hellé ! Si tu m’amènes cet âne, je le flanque à la porte… Que j’aie bien chaud, que je dorme une bonne nuit, et demain il n’y paraîtra plus.

Le lendemain, mon oncle délirait, et le médecin, appelé à son insu, diagnostiquait une pleurésie.

Bien que ce mot seul m’épouvantât, je ne perdis point l’espérance. Assistée de Babette et de Marie Lamirault, je suivis les prescriptions du docteur avec une ponctualité qui impatientait parfois mon oncle. La maladie ne l’effrayait pas, ni la mort, — mais se sentir immobile, impuissant, livré à cet âne de médicastre qu’il injuriait dès que le pauvre homme avait quitté sa chambre, — cela mettait en rage l’oncle Sylvain. Il m’aimait trop pour se refuser à mes soins, à mes prières ; mais quand, vers le milieu du jour, la fièvre lui laissait un peu de lucidité et de répit, il s’affligeait de ma pâleur, de ma fatigue.

Une semaine s’écoula sans apporter aucune amélioration, et, vers le neuvième jour, comme le médecin me quittait en hochant la tête, mon oncle me fit appeler. C’était dans un de ces intervalles, entre les accès de fièvre, où, malgré le bienfait d’un repos relatif, l’extraordinaire faiblesse du malade apparaissait. Mon cœur se serra quand je remarquai la maigreur du beau visage romain enfoncé dans les oreillers, le sifflement qui interrompait les paroles de mon oncle. Je sentis trembler mes lèvres et des sanglots me monter à la gorge. Mais il fallait réprimer ces signes d’une inquiétude que je n’osais me formuler à moi-même. Avec un effort d’énergie, je me domptai.

— Hellé… balbutia l’oncle Sylvain, Écoute… je suis très malade… Tu vas… écrire…

Une quinte de toux l’arrêta. Il étouffait. Je le soulevai, je le soutins dans mes bras, contre ma poitrine.

— Mon oncle, je vous en conjure. Ne parlez plus. Cela vous fait du mal.

— Il faut… écrire…

— Dites un nom seulement. Vous désirez voir quelqu’un ? Vous craignez que je ne suffise pas à vous soigner ? C’est cela, n’est-ce pas ?…

Il fit un signe d’assentiment, et un souffle passa entre ses lèvres :

— Genesvrier.

— Vous voulez que j’écrive à monsieur Genesvrier ?…

— Genesvrier, reprit l’oncle… notre ami…

— Je vais écrire tout de suite, je vais même télégraphier, parce que je n’ai pas le temps d’expliquer par lettre ce qui vous est arrivé. Soyez sûr que monsieur Genesvrier viendra.

Il sourit faiblement et, fermant les paupières, plus calme, il parut s’assoupir.

Babette courut au télégraphe. La réponse de Genesvrier arriva bientôt. Il annonçait son départ.

Quand il entra dans la maison, le lendemain, je descendis le recevoir, toute pâle, brisée d’une nuit épouvantable, oubliant ma robe froissée, mes cheveux dont la longue natte, à demi dénouée, tombait sur mon dos. À voir ce ferme visage, ces yeux où je lisais clairement une anxiété presque égale à la mienne, je sentis l’espoir et la faiblesse m’envahir à la fois. Je fondis en pleurs.



JE DESCENDIS LE RECEVOIR…

— Oh ! merci, merci d’être venu… Il est bien mal…

— Ne pleurez pas, chère Hellé ! Nous ferons l’impossible. Pourquoi ne pas m’avoir prévenu plus tôt.

— Je n’osais pas… C’est lui qui vous a demandé.

— Et vous n’avez pas songé que je serais heureux de partager vos fatigues ! murmura-t-il d’un ton de reproche.

— Venez, dis-je. Il nous attend.

Nous montâmes au premier. Une joie éclaira les yeux de mon oncle lorsque Genesvrier serra doucement la main qu’il n’avait plus la force de soulever. D’un mouvement de tête, il me fit signe de me retirer. Je les laissai seuls.

— Babette reste auprès de monsieur de Riveyrac, me dit Antoine Genesvrier. quand il sortit de la chambre. Votre oncle repose. Il souhaite que vous me fassiez visiter le jardin et la maison. Feignons d’accéder à son désir.

— Comment le trouvez-vous ?

Il hésita :

— Pas bien… Ne vous désolez pas, Hellé. Son état est grave, mais il n’est pas désespéré… Venez. Racontez-moi en détail les phases de sa maladie.

Tout en parcourant le jardin, je fis à mon compagnon le récit qu’il me demandait. Bien qu’il se composât un visage impénétrable, je devinai qu’il était profondément inquiet.

Ensemble, au chevet de mon oncle, nous veillâmes de longues nuits, et, quand mes forces défaillaient, il suffisait d’un mot de Genesvrier pour me rendre sinon l’espoir, du moins le courage. À peine nous parlions-nous : dans le silence de la chambre, où parfois je sentais passer la mort, nous avions appris à nous comprendre par le geste et le regard.

À travers la première léthargie qui précède le sommeil, entre mes cils lourds, je voyais Antoine, immobile au pied du lit, dans le tremblant reflet de la veilleuse ; je sentais la douceur de ses yeux graves qui ne se détournaient du malade que pour se reposer sur moi.

Un matin, à l’éveil blanchissant du jour, mon oncle parut soulagé. La fièvre avait presque disparu ; l’oppression diminuait, la respiration était moins sifflante.

Tandis que Genesvrier, penché sur lui, prenait sa température, je respirai, envahie d’un joyeux espoir.

— Monsieur de Riveyrac s’assoupit, dit Antoine en se relevant. Appelez Babette ou Marie pour nous remplacer un instant. Je voudrais vous parler, Hellé.

Marie Lamirault s’assit dans mon fauteuil, Genesvrier lui dit quelques mots, puis il m’emmena.

Nous entrâmes dans l’ancienne chambre de tante Angélie, que j’avais attribuée à notre hôte.

— Eh bien ! dis-je, il est mieux, il va guérir ?

— Hellé, murmura Genesvrier, il est temps de vous avertir… l’heure est proche où vous aurez besoin de tout votre courage…

— Mon oncle !

— Il est très mal… Cette accalmie m’inquiète plus que les crises d’hier… Soyez forte, Hellé.

Il me sembla que la maison croulait. Je ne criai pas ; je ne pleurai pas. Muette, je regardai Antoine avec des yeux qui voulaient l’interroger encore.

Il me prit la main.

— Hellé, ma pauvre chère Hellé, que j’ai pitié de vous !

— Mon oncle… mourir…

J’éclatai en sanglots déchirants.

— Il va mourir… lui qui était tout pour moi, mon père, mon maître, mon ami… lui que je chérissais, lui que je vénérais… Oh ! faites quelque chose, Antoine, tentez l’impossible, je vous en prie, sauvez-le !

Il posa sa main sur mon épaule, et je me trouvai appuyée contre sa poitrine, comme dans le seul refuge où l’instinct pût me jeter. Et pendant que mes larmes coulaient, j’entendis sa voix près de mon oreille :

— Pleurez maintenant, Hellé, pleurez sans contrainte, car il ne faudra pas pleurer devant lui. Je ne vous donnerai pas de consolations banales, mais au moins vous sentirez que vous n’êtes pas seule, qu’un ami vous reste et qu’il partage votre deuil… Chère Hellé, je souffre de l’amitié qui va se briser, mais je souffre aussi de votre souffrance.

— Vous êtes bon… balbutiai-je sans savoir ce que je disais.

Nous demeurâmes ainsi un long moment, lui silencieux, moi gémissante, presque dans les bras l’un de l’autre. Soudain, je m’écartai, j’essuyai mes yeux.

— Puisqu’il le faut, je serai forte. Je veux que mon cher oncle finisse en paix, comme il a vécu… Moi seule…

Les larmes encore une fois m’étouffèrent.

— Je ne pleurerai pas devant lui… je vous obéirai… Mais, Antoine, quelle douleur !

Le jour s’écoula, puis la nuit. Si je n’avais pas cru aveuglément Genesvrier, j’aurais confondu dans mon inexpérience le répit annonciateur de la mort avec l’apaisement qui promet une proche convalescence. La fièvre avait brisé les ressorts de la vie : mon oncle mourait de faiblesse, calme, affranchi des souffrances, presque gai parfois ; et sans que ni Genesvrier ni moi eussions laissé percer notre inquiétude, il comprit que c’était la fin.

Toute la nuit je veillai, sortant quelquefois sur le palier, pour appuyer mon front aux murailles et sangloter à cœur perdu. Au matin, je n’avais plus de larmes. J’entrais peu à peu dans ce demi-songe qui succède aux crises extrêmes de l’angoisse, où la sensation de la réalité s’amortit, où le désespoir épuisé s’ennoblit de silence grave. J’étais debout au chevet de l’oncle Sylvain. Genesvrier se tenait de l’autre côté du lit, et le malade, abandonnant ses mains à l’étreinte des nôtres, parla tout à coup d’une voix distincte, avec un accent inexprimable

— Hellé, mon enfant bien-aimée, je vais mourir.



IL POSA SA MAIN SUR MES ÉPAULES…

Je bénis la nature de me laisser ferme et lucide pendant les derniers instants que je passerai près de toi… J’aurais beaucoup de choses à te dire : il faut les résumer en peu de mots. J’ai une prière à t’adresser, Hellé : reste fidèle à mon rêve ; réalise en toi la femme que j’ai tenté de former. Fuis le médiocre, ne déchois point, redoute la passion avec ses sophismes et ses mirages, et donne le trésor de ton âme à celui seul qui le méritera.

— Ah ! m’écriai-je en baisant son front déjà perlé de moiteur froide, qui me consolera de vous perdre, où retrouverai-je un maître tel que vous ?

— Un maître, Hellé ? Tu n’as plus besoin de maître. Il te faut un guide et un ami. Tu le trouveras, je le sais, et cette certitude m’est douce… Ne pleure pas, chère petite. Tu as été la couronne de ma vieillesse, ma joie, ma lumière, mon rêve vivant… Et je ne te laisse pas seule abandonnée…

Ses yeux désignèrent Genesvrier :

— Un ami… Antoine, je vous la confie… Remplacez-moi auprès d’elle… Soyez…

Il suffoqua. Genesvrier lui fit boire un cordial. Par un effort de volonté, il parut rappeler à lui la vie déjà fuyante.

— Hellé sera ma sœur, dit Antoine en se redressant.

Un éclair avait brillé dans ses yeux. Les yeux du moribond reflétèrent cette flamme. Comme fortifié soudain, allégé, soulagé, il nous fit signe de rehausser sa tête affaissée dans les coussins. Sa voix vibra plus claire, ses lèvres s’essayèrent à sourire.



ENFIN, DIT MON ONCLE…

— Pensez-vous, dit-il à Antoine, que je pourrai vivre jusqu’au jour ? J’aimerais à voir la lumière ; je suis un vieux païen, cher ami, et il me plaît que mon âme s’unisse à l’Âme universelle sous les beaux auspices du soleil. Éteignez la lampe. Ouvrez la fenêtre. Il me semble que le ciel blanchit.

L’aube allait naître. Vénus déclinait dans une brume déjà tout imprégnée de lumière. Une fraîcheur délicieuse, comme l’odeur même de la rosée évaporée sur les fleurs, montait du jardin invisible.

— Enfin, dit mon oncle, je vais savoir le mot de la grande énigme… à moins que je n’aille de planète en planète et de mystère en mystère découvrir la vérité. J’aime à me rappeler le grand rêve des anciens sages, et je veux croire que je franchis un des degrés de l’échelle infinie par laquelle l’animalité arrive à l’humanité et l’humanité au divin… Voyez comme cette étoile est blanche et belle ! Je ne l’ai jamais contemplée sans penser qu’elle doit être le séjour des poètes, des sages, qui y satisfont leur amour de la Beauté… C’est là que je serai demain, peut-être, et, fausse ou vraie, cette rêverie enchantera ma mort.

Il se tut, à bout d’haleine ; mais ses yeux souriants ne se voilaient pas. Je sentis sous mes doigts, peu à peu, son pouls décroître, son poignet se refroidir… Cependant je ne pleurais plus, et Genesvrier, qui tenait l’autre main du malade, semblait participer comme moi à l’admirable sérénité de cette agonie, qui nous pénétrait de respect.

Le disque glorieux dépassa les crêtes des collines. Mon oncle fit un mouvement.



JE REGARDAIS CRÉPITER…

Je vis ses traits se figer dans une extase suprême. Antoine, incliné, lui ferma les yeux.

La mort était venue avec le jour, et l’aube, ouvrant les portes d’or d’un mystérieux Olympe, accueillait l’Esprit triomphant.