Henri Cornélis Agrippa/Lettre XLVIII

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XLVIII
Agrippa à Guillaume Furbity, son parent.

Anvers, 1529[1].

Plût à Dieu, cher parent et ami, que je n’eusse que de bonnes nouvelles à vous annoncer et que je ne fusse pas forcé de vous en annoncer de tristes, de déplorables, de navrantes. Pendant longtemps, le coup qui me frappe m’a empêché d’écrire ; je suis perdu, je suis mort, fini, complètement fini. J’ai perdu, aurai-je le courage de le dire ? j’ai perdu celle qui m’adoucissait l’amertume de mes labeurs ; j’ai perdu mon épouse chérie. Hélas ! elle est perdue pour moi, elle est morte, mais elle vit assurément dans l’éternelle Gloire.

Vous savez, mon cher Guillaume, qu’aussitôt après Pâques elle tomba très sérieusement malade ; sa maladie était accompagnée de tout un cortége de maladies secondaires. Je n’ai pas voulu que rien lui manquât ; on a employé tous les remèdes, tous les médecins, tous les garde-malades nécessaires. Ni l’argent, ni les soins, ni les consolations de tout genre ne lui ont manqué. Trois fois elle est entrée en convalescence ; trois fois elle a rechuté, trois fois elle a été ramenée à la santé. Pendant un mois presque tout entier, elle a paru jouir d’une bonne santé ; elle vivait joyeusement au milieu de l’abondance, car la Fortune nous souriait de toutes parts ma maison renouvelée et plus opulente s’augmentait de jour en jour et s’embellissait d’un mobilier nouveau. Voici que tout à coup, le lendemain de la Saint-Laurent, elle fut saisie d’une grosse fièvre pernicieuse, avec abcès dans l’aine ; aussitôt on emploie tous les remèdes nécessaires ; rien de ce qu’on pouvait faire tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ne fut épargné ; les gardes et le service furent doublés ; ni pendant le jour, ni pendant la nuit, je ne me suis jamais éloigné d’elle, pas même d’un pas ; personne n’a voulu la quitter, tant tout le monde l’aimait ; vers le quatrième jour se manifesta même un mieux sensible ; mais, hélas ! aucun remède n’a abouti et le septième jour, le 7 août, vers neuf heures du matin, après beaucoup de souffrances, mais conservant son intelligence tout entière, sa confiance en Dieu inébranlable, elle a rendu saintement le dernier soupir en notre présence. Aussitôt la violence du mal marbrait de taches énormes toute la surface de son corps.

Elle est morte. Immense est ma douleur ! Comment réparer cette perte ? Que vont devenir mes pauvres petits enfants ? Les regrets de tous ceux qui la connaissaient l’ont accompagnée. Elle n’avait que 26 ans moins 23 jours. Elle fut toujours et partout chérie et respectée par tout le monde à cause de ses nombreuses vertus, de sa pureté extraordinaire. Elle a vécu huit ans moins un mois avec moi, vous le savez, et toujours dans l’union, dans la concorde la plus profonde ; jamais brouille entre nous n’a duré plus d’un jour. Elle a supporté héroïquement avec moi toute ma mauvaise fortune, la pauvreté, l’exil, la fuite, les dangers. Déjà nous avions surmonté tous les obstacles et nous devions désormais vivre d’une vie heureuse et tranquille. La princesse Marguerite[2] elle-même la recherchait déjà à cause de sa réputation si répandue d’honnêteté. Elle avait déjà entre les mains beaucoup d’occasions d’acquérir et la fortune et les honneurs. Mais à quoi bon tout cela ? Si elle eût vécu seulement deux heures de plus, elle aurait vu qu’on nous proposait une nouvelle affaire des plus lucratives. Rien ne nous aurait manqué de ce qui fait le bonheur ici-bas, si seulement elle eût vécu. Elle est morte, ô douleur, morte pour moi, emportant avec elle tout mon bonheur ; tout mon courage est tombé, mon âme anéantie ; ma vie elle-même est encore exposée à la contagion ; il ne me reste plus personne pour me consoler.

Ma maison est confiée à la surveillance d’une servante et d’Hercule, surveillance insuffisante. Mes fils, placés dans une maison voisine avec une jeune servante nommée Marie, ont été congédiés quelques jours après à cause de l’inconduite notoire de celle-ci ; ils sont forcés de chercher gîte ailleurs. Je suis avec un seul domestique et il est malade, couché dans une auberge quelconque. Je reste isolé, nuit et jour, pleurant ma bonne et chère femme, me consumant dans la douleur. Je reçois tous les jours la visite d’Augustin[3] et d’Aurélien[4] qui ne nous ont jamais abandonnés ni moi ni ma femme, dans tous les malheurs, dans tous les dangers, au milieu même de la peste qui sévit. Voilà, mon cher parent, le récit de la mort lamentable et tragique de ma chère épouse, de la catastrophe qui me frappe. Je vous l’ai décrite aussi succinctement que possible dans un style funèbre. Oh plût à Dieu que vous eussiez été là ! Quel soulagement votre présence ne lui aurait-elle pas procuré ! Combien de fois ne vous a-t-elle pas réclamé, invoqué, exigé ! Elle m’a prié de vous transmettre son dernier adieu, de vous écrire tout ceci, afin que vous intercédiez pour elle auprès de Dieu. Du reste, dès les premiers jours de sa maladie, elle fit le vœu d’aller en pèlerinage à Saint-Claude. Elle vous a chargé de vous en acquitter pour elle, vous suppliant à mains jointes que, lorsque vous aurez le bonheur de revoir votre patrie, ou de passer dans le voisinage de ces lieux saints, vous vous détourniez un peu de votre route pour aller vous prosterner dans ce sanctuaire que vous y fassiez pour elle de saintes prières et qu’ayant même offert les images de cire vous la délivriez de son vœu. Moi-même, je me joins à elle pour vous faire les mêmes recommandations pour ce vœu, et, si je vis, je ferai aussi un pèlerinage semblable. De plus, je voudrais que, pour cette chaîne d’or dont vous deviez lui faire cadeau, vous en réserviez le prix pour des offices ou de bonnes œuvres, ce sera le meilleur emploi. Il reste beaucoup de choses, cher Furbity, que nous devrions traiter, et examiner ensemble. Comment disposerai-je du peu de vie qui me reste ? Que ferai-je de mes malheureux enfants ? Toutes les autres questions peuvent être résolues par lettres ; mais celles-ci réclament votre présence. J’ai bien ici, il faut le dire, des amis fidèles qui veillent à mes nombreux et divers intérêts ; mais ma confiance pleine et entière ne repose qu’en vous seul. Du reste, ce sont les recommandations dernières de mon épouse expirante : elle me recommandait de n’agir dorénavant que d’après vos conseils, de vous prendre comme conseiller pour moi-même et comme tuteur de mes enfants. Je m’attache donc fermement à ses dernières volontés et j’aspire au moment où il me sera permis d’user de vous. Il me reste encore beaucoup de choses importantes à vous communiquer, cher Guillaume, mais il n’en est pas l’heure. Tâchez donc de m’écrire aussitôt si vous devez venir nous voir quelque jour. Je n’ai pas répondu aux quelques dernières lettres que vous m’avez fait tenir par F. Jacob Chalcus. Je me suis trouvé pas mal de temps absent. Étant allé à Malines[5], je les ai tardivement reçues ; en second lieu, la maladie de ma femme bien aimée m’a tellement troublé que je n’ai pu vous répondre. Du reste, ma personne, tout ce qui est à moi, tout est perdu. Il ne peut y avoir désormais de bonheur, d’agrément dans ma vie depuis la perte de ma compagne chérie. Elle me maintenait seule ; seule elle était la consolation de ma vie, me conciliait l’amitié de tous, m’aidait en tout. Adieu. Priez l’Éternel pour moi-même, priez-le ardemment pour le salut de ma chère épouse, votre parente, quoique je sois cependant bien loin de douter de son salut. J’en doute si peu que je la supplierai d’intercéder pour moi pieusement et assidûment auprès du Christ. Encore une fois, adieu.

  1. Après la mort de sa deuxième épouse à Anvers, pendant l’épidémie. Jeanne Loyse mourut le 7 août 1529.
  2. Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas au nom de Charles-Quint.
  3. Augustin Fornari.
  4. Aurelio d’Aquapendente, moine augustin à Anvers.
  5. Agrippa avait des malades de marque à soigner à Malines et à Louvain.