Aller au contenu

Henri Cornélis Agrippa/VIII

La bibliothèque libre.
◄  VII
IX  ►

VIII

Quant au Connétable de Bourbon, Agrippa, pendant son séjour à Fribourg, avait été déjà sollicité d’entrer à son service par la plupart de ses intimes, qui tenaient le parti de l’empereur. Lui-même inclinait plutôt à être l’allié de Charles-Quint que de François Ier mais il refusa les propositions qui lui furent faites à ce moment. Peut-être les trouvait-il trop modestes ; peut-être attendait-il mieux de la cour de France. Les déceptions qu’il éprouva auprès de Louise de Savoie et du roi son fils lui firent prêter l’oreille à d’autres ouvertures.

Dans ses correspondances avec ses amis, il trouva moyen de prophétiser au Connétable[1] quelques succès que celui-ci réalisa sans peine. Il avait donc ainsi un pied dans les deux camps. De quelque manière qu’on envisage la conduite d’Agrippa, l’impartialité exige que l’on condamne sa conduite politique. On peut cependant invoquer pour lui des excuses : vaniteux, irritable à l’excès, ayant toujours vécu en nomade, sans racines profondes en aucun pays, étant dans un milieu où les plus honteuses défections passaient pour des mécomptes selon les ambitions déçues, ou pour des vengeances quand les services rendus avaient été payés d’ingratitude ou de dédain, Agrippa devait ressentir plus vivaces les injustices dont on l’abreuvait et l’indifférence avec laquelle on accueillait ses plaintes, ses menaces et jusqu’à ses soumissions. Enfin n’était-il pas Allemand ; il ne trahissait pas son pays. Pour bien juger les hommes, il ne faut pas les sortir de leur époque. Le temps où ils vivent forme autour d’eux comme un cadre indispensable. Une preuve que l’auteur de la Philosophie occulte ne fut pas si mal apprécié par la reine mère devenue bientôt Régente, c’est qu’elle se contenta de n’avoir pour le nécromancien indocile qu’une rancune féminine. On ne récriminait pas qu’il donnât des consultations divinatoires au Connétable[2] ; on constatait simplement qu’il les refusait à Louise de Savoie.

Mais ce n’est pas peu de chose qu’une rancune de femme ; le docteur de Cologne, qui ne voulait pas être un devin et qui aurait donné beaucoup pour pénétrer plus avant dans la politique royale, devait en faire la cruelle expérience. Ses cornues lui restaient comme consolation à ses déboires, mais la reine Louise poussait l’oubli jusqu’à ne plus alimenter les fourneaux. En vain, pour la fléchir, consacra-t-il à la princesse Marguerite son opuscule sur le Sacrement de mariage[3]. Ce développement de rhétoricien fut loin de plaire à son entourage ; cela résulte des lettres écrites à ce sujet par Chapelain[4] à Agrippa. Ses ennemis ne manquèrent pas d’en profiter pour le calomnier auprès d’elle comme bourboniste, à tel point qu’il vit lui échapper ce puissant appui et que, faute de secours, il tomba dans la plus extrême misère. Aussi sa correspondance prend-elle tour à tour une tournure pleine d’orgueil ou d’humilité, au gré de ses espoirs ou de l’amertume de son découragement.

Pour comble d’infortune la reine-mère quitte Lyon avec sa fille et une grande partie de la cour pour se rendre à la frontière d’Espagne au-devant de son fils. Le pauvre Agrippa reçoit alors l’ordre de ne pas bouger de place[5] mais, pour ne pas donner à cette disgrâce un éclat trop désastreux, on lui laissa entendre qu’on l’appellera sous peu dans une ville de France où ses talents seront mis à l’épreuve. Quant aux appointements de sa charge de médecin de la reine-mère et à la pension qui lui avait été promise par François Ier, silence absolu. Il faut pourtant vivre. Ses meilleurs amis, n’étant pas fortunés, ne peuvent lui être utiles que dans une modeste mesure. Le médecin doit néanmoins mener un certain train de vie, il a femme, enfants et un domestique assez nombreux. Que faire pour subvenir à ces charges ?

Le parti bourbonien lui avait fait des offres ; mais, se refusant à croire que tout fût fini à la cour de France, il n’osait pas encore faire ouvertement défection. Se contentant d’adresser à Bourbon des pronostics, il le fit avec tant d’imprudence que ces relations n’étaient un secret pour personne. Il s’en défendait avec plus d’énergie que de franchise, et, pour prouver l’invraisemblance de cette félonie, il excipa d’un certain service qu’il aurait rendu au roi en empêchant 4.000 fantassins que commandaient des capitaines de sa famille, les d’Yllens de Grolée[6], de passer à l’ennemi. Dans plusieurs de ses lettres, il fait allusion aux offres bourboniennes, et il les « acceptera si on l’y force ». Le connétable poursuivait le cours de ses succès et s’apprêtait à mettre le siège devant Rome. Comme c’était là un événement décisif, ce prince rebelle crut devoir consulter les devins. C’est à notre philosophe qu’il s’adresse. Agrippa lui répond avec une solennelle assurance que le hardi assiégeant n’aurait qu’à sonner de la trompette pour faire tomber les murailles de la Ville Éternelle[7]. Mais le prophète omit un trait qui avait son importance, c’est de prédire que le Connétable y serait tué. Il est vrai que cette prédiction avait son côté délicat qui ne dut pas échapper à sa sagacité. Nul doute que ses bons offices envers Bourbon ne fussent à ce point désintéressés qu’il n’en reçut quelques munificences ; mais il n’en parle jamais dans ses lettres, et, s’il est vrai qu’il tira des ressources de ce côté, il n’en obtint pas assez pour mettre ordre à ses affaires.

C’était le cas ou jamais d’appliquer ses connaissances alchimiques à la transmutation en or des plus vils métaux et de découvrir cette pierre philosophale qu’il cherche et fait chercher par ses adeptes dans toute l’Europe. Mais sa science occulte est elle-même insuffisante à conjurer la détresse. Délaissant cornues et alambics, qui ne répondent pas à son attente, il a recours aux supplications afin d’obtenir ce pain quotidien « qu’il n’aura un jour plus qu’à toucher pour le convertir en le plus précieux des métaux[8] ». Cette lutte d’Agrippa avec les trésoriers et les payeurs royaux ne laisse pas que d’avoir son côté pittoresquement historique. Elle édifie sur le singulier état où étaient à cette époque les finances, sur leur gestion, et en même temps sur les procédés dont usaient les banquiers de la cour vis-à-vis de leurs créanciers.

  1. On a prétendu que les relations d’Agrippa avec le connétable remontaient à 1523 ; il faut fixer la date de 1524, époque à laquelle Bourbon lui fit faire des propositions. (Voir Epist., IV, 53, 62, 65 ; VII, 21.) La lettre d’Agrippa à Christophe Schilling, en 1523, ne prouve rien. (Epist., III, 40.)
  2. Epist., V, 4 et 6. Voir plus loin, pp. 95 et 96.
  3. Imprimé dans les Opera omnia, éd. à Lyon en 1600, chez les Béring, pp. 543 et suiv., tome 1.
  4. Epist., III, 2. Conf. Herminjard, tome I, p. 421. La corresp. entre Agrippa et Jehan Chapelain se compose de 54 lettres, dont 12 sont de Chapelain.
  5. Aussi Agrippa n’accompagna point la Régente dans le voyage de Bayonne entrepris pour aller au deyant de François Ier sorti de captivité le 18 mars 1526. Mais Chapelain fit partie de l’escorte royale.
  6. Charvet, notes sur cette famille dans la Revue Savoisienne, 1874, pp. 85-88.
  7. Epist., V, 4 et 6. C’est le 30 mars 1527 qu’Agrippa prédit au connétable ses triomphes, et c’est le 6 mai suivant que ce prince périt au siège de Rome.
  8. Epist., IV, 56. Conf. id., V, 3.