Henri Cornélis Agrippa/XIII

La bibliothèque libre.
◄  XII
XIV  ►


XIII

Sa réputation de médecin l’ayant fait appeler en juin et juillet 1529 auprès de certains malades à Louvain et à Malines[1], il échange pendant cette absence une correspondance active avec Jean Wier[2], son élève et son familier. Agrippa s’y montre impatient de se retrouver auprès de sa femme, de ses enfants, de ses serviteurs et de ses chiens[3].

L’homme apparaît ici sous une face inconnue et l’on peut affirmer que si, au dehors, son existence était des plus agitées, le pamphlétaire se plaisait au moins dans les saines jouissances de la vie de famille. Pour emprunter le langage poétique que comporte semblable situation, on peut dire qu’un coin de ce ciel fermé qui, jusqu’ici, a toujours paru si brumeux, s’est inopinément ouvert, et que notre regard surpris a remporté sur Agrippa comme une douce vision. Mais son impitoyable destinée s’accomplit décevante et cruelle il perd sa femme et deux de ses enfants. Une peste a fondu sur Anvers ; Jeanne-Louise en est la première victime. Guy Furbity est aussitôt informé de ce malheur par une lettre qui est une explosion magnifique d’éloquente douleur[4]. Il fait de la morte un portrait si touchant qu’on ne saurait conclure autrement que, pour être aimé d’une aussi angélique créature. Agrippa, à côté de grands défauts, ne pouvait manquer d’inestimables qualités. Le moine augustin Aurélien d’Aquapendente, docteur en théologie, fit sur elle après son trépas une épigramme latine traduite ainsi par M. Charles Boy, de Lyon :

Dans le plus riche écrin bien que l’on eût choisi
Ta beauté que chacun adore,
Moi je l’aimais voilée et te disais : Ainsi,
À mes regards, oh ! reste encore !

D’ailleurs de ta parole et de ton amitié
Et de ta bonté d’ange,
Trésors que nous a pris la Parque sans pitié,
Unanime était la louange.

Mais enfin si sa bouche a violemment soufflé
Sur ce flambeau cher à ma vue,
C’est que de remonter à son ciel étoilé
L’heure pour elle était venue[5].

À la lettre adressée à Furbity par Agrippa, deux autres[6] succèdent : l’une envoyée à Aurélien, l’autre à Chapelain, toutes deux également pleines d’émotion douloureuse et communicative. Mais cette douleur ne lui fait pas oublier que, comme médecin, il a des devoirs à remplir. La plupart des praticiens d’Anvers s’étaient éloignés précipitamment dès l’apparition du fléau. Agrippa reste à son poste. Mais il a dû changer de maison et demeure à présent chez Augustino Fornari[7]. Nuit et jour il est sur pied, se prodiguant, faisant face au fléau, et lui arrachant ou du moins lui disputant avec une noble opiniâtreté le plus grand nombre de victimes qu’il peut. Quoique n’ayant aucune crainte de l’épidémie, il prend cependant quelques précautions ; d’autre part, il a composé, sur les anciennes recettes de Galien et d’autres archiatres célèbres, un remède souverain[8] qu’il applique partout où il en juge l’occasion propice. Le fléau disparu, les médecins qui s’étaient enfuis devant lui rentrent à Anvers, et, pour couvrir leur honteuse défection, ils s’empressent d’attaquer le professeur Jean Thibault comme ayant exercé illégalement leur art. On s’en rapporte au témoignage d’Agrippa qui prononce devant le Conseil Impérial de Malines un réquisitoire virulent contre ces déserteurs du devoir, et tout en faveur de l’accusé qui, lui, est resté à son poste, au milieu des dangers de cette peste terrible : « Thibaut a combattu à mes côtés », dit l’ancien capitaine des premières guerres de l’Empire. À la grande indignation des Hippocrates Anversois, Thibaut gagna son procès.

  1. Epist., V, 71, 73 et 75.
  2. Né en 1515, à Grave-sur-Meuse, ce docteur-médecin mourut en 1588. Ses œuvres ont été réunies en un volume in-4 de plus de mille pages à Amsterdam en mdclx.
  3. Les lettres échangées à cette époque entre Agrippa et les gens de sa maison restés à Anvers permettent de jeter un coup d’œil intéressant sur son intérieur ces genres de tableaux de la vie privée sont rares dans les documents anciens. Epist., V, 72 à 78.
  4. Epist., V, 81. Jeanne-Loyse mourut le 17 août 1529 à Anvers, ainsi que plusieurs serviteurs de sa maison. Agrippa avait reçu à Malines un court billet lui apportant un signal d’alarme (Epist., V, 18) ; il se rendit soudain auprès de sa femme, mais il ne put la sauver. Au lendemain de cette mort, qui brisait le bonheur de sa vie, Agrippa abandonnait l’exercice de la médecine auquel il s’était adonné depuis sept ans. Il accepta alors les offres de la cour des Pays-Bas.
  5. Revue Savoisienne, 1874.
  6. Epist., 72 et 73.
  7. Voir la note XXII de l’ouvrage de M. Aug. Prost, tome II, page 481. Fornari avait à Anvers une maison que gérait et habitait son cousin Nicolas.
  8. On trouve dans ses Opera omnia cet antidote contre la peste ; sa rédaction latine est dédiée à Théodoric, évêque suffragant de Cologne.