Henry Dunbar/01

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 3-19).

CHAPITRE I

Après les heures de bureau dans la maison Dunbar, Dunbar et Balderby.

La maison Dunbar, Dunbar et Balderby, banquiers des Indes orientales, était une des plus riches de la Cité de Londres ; elle était même si riche qu’il serait inutile d’essayer de fixer le chiffre de sa richesse. On disait que c’était quelque chose de fabuleux. Les bureaux étaient situés dans une rue étroite et sombre, qui conduisait dans King William Street, et ils n’offraient rien de merveilleux au regard ; mais les caves au-dessous des bureaux, caves fantastiques qui s’étendaient au loin jusque sous l’église Saint-Gundolph, et qui n’étaient séparées que par des cloisons, des caveaux où reposaient les morts, passaient aux yeux du public pour être pleines de tonnes d’or, de barres de métal empilées comme des bûches, et de coffres-forts à secrets introuvables qui regorgeaient de billets de banque, d’actions de chemin de fer, de rentes sur l’État, de bijoux de famille, et de cent autres bagatelles du même genre, dont la moindre eût fait la fortune d’un pauvre homme.

La maison Dunbar avait été fondée presque aussitôt après que les Anglais eurent commencé à devenir puissants dans l’Inde. Elle était une des plus anciennes de la Cité ; et les noms de Dunbar et Dunbar, peints sur les chambranles, et gravés sur de brillantes plaques de cuivre encadrées dans les portes en acajou, n’avaient jamais été effacés ou changés, quoique le temps et la mort n’eussent pas épargné les propriétaires de ce nom.

Les derniers chefs de cette maison avaient été deux frères, Hugh et Percival Dunbar ; et Percival, le plus jeune des deux, était mort récemment dans sa quatre-vingtième année, laissant son fils unique, Henry Dunbar, seul héritier de son immense fortune.

Cette fortune consistait en un splendide domaine dans le comté de Warwick ; en un second domaine non moins splendide que le premier dans le comté d’York ; en un magnifique hôtel dans Portland Place ; et dans les trois quarts des capitaux de la banque. Le plus jeune associé, M. Balderby, excellent homme, d’âge mûr, père d’un grand nombre de filles et propriétaire d’un bel hôtel situé dans Clapham Commons, n’avait jamais eu plus d’un quart dans les affaires de la maison. Les trois autres quarts avaient été divisés entre les deux frères, et à la mort de Hugh ils étaient devenus la propriété exclusive de Percival.

Dans la soirée du 15 août 1850, trois hommes étaient assis ensemble dans l’un des bureaux, sur le derrière de la maison de banque dans Saint-Gundolph Lane.

Ces trois hommes étaient : M. Balderby, un caissier, homme de confiance, nommé Clément Austin, et un vieux commis âgé de soixante-cinq ans environ, fidèle serviteur de la maison depuis son enfance.

Ce commis avait nom Sampson Wilmot.

Il était vieux, mais il paraissait bien plus vieux qu’il ne l’était réellement. Ses cheveux étaient blancs et descendaient en longues mèches grêles sur le collet de son paletot râpé couleur vert de bouteille. Il portait un paletot d’hiver, quoiqu’on fût au milieu de l’été et qu’il fît une chaleur insupportable. Sa figure était desséchée et ridée, ses yeux bleus, ternes et obscurcis. Il était faible, et ses mains étaient continuellement agitées par un tremblement nerveux. Deux fois déjà il avait eu une attaque de paralysie, et il savait que lorsque la troisième arriverait, elle lui serait fatale.

Il n’avait cependant pas grand’peur de la mort, car sa vie avait été sans plaisirs et s’était écoulée au milieu d’un travail continuel et monotone que n’avaient allégé ni les joies d’un intérieur, ni les distractions de la société. Ce n’était pas un mauvais homme, car il était honnête, consciencieux, industrieux et persévérant. Il habitait un pauvre logement dans une ruelle étroite, près de la banque, et il assistait deux fois par dimanche aux offices de l’église Saint-Gundolph.

À sa mort, il espérait être enterré sous les dalles de cette église et reposer à proximité de l’or que contenaient les caves de la banque.

Les trois hommes s’étaient réunis dans ce triste bureau particulier, après les heures de travail, pour s’y entretenir, malgré la chaleur de la soirée d’août, d’un événement assez important : la réception de Henry Dunbar, le nouveau chef de la maison.

Cet Henry Dunbar était absent d’Angleterre depuis trente-cinq ans, et aucun des employés actuels de la banque, à l’exception de Sampson Wilmot, ne l’avait jamais vu.

Il était parti pour Calcutta trente-cinq ans auparavant, et depuis lors il y avait toujours été employé dans la succursale de la banque, d’abord comme commis, plus tard comme chef et directeur. Il avait été envoyé dans l’Inde à la suite d’une grande faute commise dans sa jeunesse.

Il avait fait un faux. Il avait, ou plutôt son complice avait, d’après ses ordres, contrefait la signature d’un jeune homme de grande famille, officier comme Henry et dans le même régiment, et il avait livré à la circulation de fausses lettres de change dont le total s’élevait à trois mille livres sterling.

Ces traites furent acceptées et dûment payées par les chefs de la maison. Percival paya volontiers trois mille livres pour que son fils ne fût pas déshonoré. Ce qui aurait été un crime chez un homme sans fortune fut envisagé comme une simple folie chez l’élégant cornette de dragons qui avait perdu de l’argent sur le turf, et qui avait préféré contrefaire la signature d’un ami à ne pas payer une dette de jeu.

Son complice, l’homme qui avait à cette époque fabriqué les fausses signatures, était le frère cadet de Wilmot, auquel on avait donné quelques mois auparavant un emploi de garçon de caisse dans la banque ; ce frère était un garçon de dix-neuf ans, presque un enfant ; insouciant et susceptible de subir facilement l’influence de l’élégant officier qui avait besoin de ses services.

L’escompteur qui accepta les billets découvrit facilement qu’ils étaient faux, mais il comprit que l’argent ne serait pas perdu.

Lord Adolphus Vanlorme était le client de la maison Dunbar et Dunbar ; les escompteurs n’ignoraient pas que sa signature était fausse : mais ils surent aussi que la signature du tireur, Henry Dunbar, était vraie.

MM. Dunbar et Dunbar ne se soucieraient pas de voir l’héritier de leur maison au banc des accusés.

Il n’y eut donc pas de saisie, pas de scandale, pas de poursuite. Les traites furent payées ; mais le jeune officier se vit contraint de vendre sa commission, et de recommencer une nouvelle carrière en qualité de dernier commis dans la maison de banque de Calcutta.

Ce fut une terrible mortification pour l’orgueilleux jeune homme.

Les trois hommes réunis dans le paisible bureau sur le derrière de la banque, par cette brûlante soirée d’août, causaient entre eux de cette vieille histoire.

— Je n’ai jamais vu Henry Dunbar, — dit Balderby ; car, ainsi que vous le savez, Wilmot, je n’entrai dans la maison que dix ans après son départ pour l’Inde ; mais j’ai entendu faire allusion à cette histoire parmi les commis à l’époque où j’étais commis moi-même.

— Je ne suppose pas, monsieur, que vous l’ayez entendu raconter telle qu’elle se passa, — répondit Wilmot, tenant dans ses mains tremblantes une vieille tabatière en corne et un mouchoir en coton rouge ; — et je ne crois pas que personne, excepté moi, sache la vérité. Je m’en souviens aussi bien que si cela était arrivé hier ; que dis-je ? mieux même que de bien des choses qui se sont réellement passées hier.

— Contez-nous donc cela, Sampson, — dit Balderby ; — puisque Henry Dunbar est attendu ici dans quelques jours, il vaut autant que nous sachions ce qu’il y a de vrai dans cette histoire. Nous pourrons savoir ainsi quelle espèce d’homme est notre nouveau chef.

— Oh ! certainement, monsieur, certainement, — reprit le vieux commis. — Il y a trente-cinq ans, oui, trente-cinq ans ce mois-ci, que tout cela eut lieu. Si je n’avais pas de raisons personnelles pour me rappeler cette date, il y aurait un autre motif qui m’en ferait souvenir ; car c’était l’année de Waterloo, époque de grandes ruines et de grandes fortunes dans la Cité. C’était en 1815, monsieur, et notre maison avait fait merveille sur la place. M. Henry était alors un très-beau jeune homme, très-beau, très-aristocratique, un peu hautain dans ses manières envers les étrangers, mais affable et ayant son franc parler avec ceux qui lui plaisaient. Il était très-extravagant, généreux et prodigue de son argent, mais emporté et volontaire. Il n’est pas très-étonnant qu’il en fût ainsi, car il était fils unique ; il n’avait ni frère ni sœur pour l’arrêter dans ses écarts ; et son oncle Hugh, qui approchait alors de la cinquantaine, ne devait pas se marier. Henry pouvait donc se considérer comme l’héritier d’une immense fortune.

— Et il commença par gaspiller tout l’argent qu’il put se procurer, n’est-ce pas ? — dit Balderby.

— Oui, monsieur. Son père était très-libéral envers lui ; mais, quelque argent qu’il lui donnât, M. Percival ne pouvait empêcher son fils d’avoir des dettes de jeu et de perdre de fortes sommes sur le turf. Le régiment de M. Henry était en garnison à Knightsbridge, et le jeune homme venait très-souvent dans les bureaux, quelquefois même deux ou trois fois par semaine, et je pense que chaque fois qu’il venait c’était pour chercher de l’argent ou en demander. Ce fut en faisant ces visites qu’il rencontra mon frère, qui était un beau garçon ; oui, aussi beau et aussi distingué que le jeune cornette lui-même, car le pauvre Joseph… c’est le nom de mon frère, messieurs… avait reçu une éducation qui n’était pas en rapport avec sa position. Il était le favori de ma mère et de quinze ans plus jeune que moi. M. Henry remarqua Joseph et causait avec lui d’habitude en attendant qu’il pût voir son oncle ou son père. Enfin, il demanda un jour à mon frère si cela lui plairait de quitter la banque et d’aller vivre avec lui comme serviteur de confiance. « Je ne vous traiterai pas comme un domestique, Joseph, dit-il ; vous serez mon compagnon et vous irez partout avec moi. Vous trouverez ma caserne beaucoup plus agréable que cette vieille maison moisie ; c’est moi qui vous le dis. » Joseph accepta cette offre, malgré toutes les remontrances de ma pauvre mère et les miennes. Il s’en alla vivre avec le cornette au mois de janvier de l’année où les fausses traites furent présentées à notre caisse.

— Et à quelle époque ces traites furent-elles présentées ?

— Pas avant le mois d’août suivant, monsieur. Il paraît que M. Henry perdit cinq ou six mille livres au Derby. Il soutira à son père autant d’argent qu’il put pour couvrir ses pertes, mais il ne réunit que trois mille livres. Il alla donc trouver Joseph dans une situation d’esprit déplorable, lui déclara qu’il parviendrait à arracher à son père la somme qu’il lui fallait dans un mois environ, et que s’il pouvait, pour le quart d’heure, inventer quelque chose qui lui permît de conserver son crédit et de payer les parieurs de la Cité qui le tourmentaient, il arrangerait tout par la suite. Puis enfin, il avoua peu à peu qu’il avait besoin du secours de mon frère, très-habile à imiter les écritures, pour contrefaire la signature de lord Vanlorme. « Je reprendrai mes billets avant l’échange, Joseph, dit-il ; ce n’est qu’un petit expédient pour faire face aux exigences du moment. » Hélas ! messieurs, le pauvre enfant imprudent aimait beaucoup son maître et il consentit à faire le mal.

— Pensez-vous que ce fût la première fois que votre frère eût fait un faux ?

— Je le pense, monsieur. Souvenez-vous qu’il était tout jeune et que très-probablement il trouvait charmant de venir en aide à son jeune et généreux maître. Je l’avais vu plusieurs fois imiter la signature de la maison et d’autres signatures sur une demi-feuille de papier à lettre, tout simplement pour plaisanter : mais je ne crois pas que mon frère Joseph eût fait une action déshonnête avant de fabriquer ces billets. À quoi bon ! il avait à peine dix-huit ans !

— Bien jeune !… bien jeune !… — murmura Balderby d’un ton de compassion.

— Oui, monsieur, trop jeune pour voir son existence perdue. Ce faux pas, cette mauvaise action fut sa ruine ; car, bien qu’il ne fût pas poursuivi, il fut perdu de réputation et n’occupa jamais plus une place honorable. Il alla de mal en pis, et, trois ans après que M. Henry se fut embarqué pour l’Inde, mon frère Joseph se vit traduit en cour d’assises sous l’inculpation d’avoir fabriqué de faux billets de la Banque d’Angleterre, et condamné à la transportation à vie.

— Ah ! — s’écria Balderby, — c’est une triste histoire, très-triste histoire. J’avais ouï dire quelque chose de ce genre, mais je ne savais pas toute la vérité. Votre frère est mort, je suppose ?

— J’ai tout lieu de le croire, monsieur, — répondit le vieux commis essuyant avec son mouchoir de coton rouge les larmes qui remplissaient ses yeux. — Pendant les quelques premières années de sa peine, il nous écrivit de temps en temps en se plaignant amèrement de son sort ; mais depuis vingt-cinq ans, je n’ai plus eu de ses nouvelles. Je ne puis douter de sa mort. Pauvre Joseph !… pauvre garçon !… pauvre garçon ! La douleur tua ma mère. M. Henry fut bien coupable le jour où il entraîna cet enfant au mal, et plus d’un malheur fut engendré par sa faute ; peut-être aura-t-il à en rendre compte quelque jour, que ce soit tôt ou tard. Je suis un vieillard et j’ai quelque expérience du monde. J’ai toujours vu que le châtiment manque rarement de frapper ceux qui font mal.

Balderby haussa les épaules.

— Votre philosophie est en défaut cette fois, mon bon Sampson, — dit-il ; — M. Dunbar a joui longtemps de l’impunité, et je ne vois pas la probabilité d’une expiation tardive.

— Ni moi non plus, monsieur, — répondit le vieux commis, — ni moi non plus. Mais j’ai vu le châtiment arriver très-tard, très-tard, alors que le coupable avait presque oublié sa faute. Les mauvais arbres portent de mauvais fruits, monsieur ; l’Écriture le dit, et, croyez-en ma parole, les mauvaises actions ont de funestes conséquences.

— Mais revenons à l’histoire des faux billets, — dit Austin, le caissier, en consultant sa montre pendant qu’il parlait.

Les divagations du vieux commis commençaient évidemment à l’impatienter.

— J’y reviens, monsieur, j’y reviens, répondit Wilmot. — L’un des billets fut donc présenté à notre caisse, et le caissier ne trouva pas à sa guise la signature de lord Vanlorme. Il porta le billet à l’inspecteur, et l’inspecteur lui dit : « Payez ce billet, mais ne le portez pas au débit de Sa Seigneurie. » Environ une heure après, l’inspecteur présenta le billet à M. Percival, et, dès que celui-ci eut fixé les yeux dessus, il vit comme le caissier que la signature de lord Vanlorme était contrefaite. Il m’envoya chercher, et, lorsque j’entrai chez lui, il était blanc comme un linge, le pauvre monsieur. Il me tendit le billet sans mot dire, et, quand je l’eus regardé, il me dit : Votre frère est au fond de toutes ces affaires, Sampson. Vous rappelez-vous cette demi-feuille de papier que j’ai trouvée un jour dans un buvard ; cette demi-feuille de papier couverte de l’imitation de deux ou trois signatures ? Je demandai qui avait copié ces signatures, et votre frère convint, en riant de sa propre habileté, qu’il en était l’auteur. Dangereuse facilité ! lui dis-je ; et aujourd’hui il vient de prouver la vérité de mes paroles en aidant mon fils à devenir un faussaire et un voleur. On fera honneur à ces signatures, dussé-je sacrifier pour cela la moitié de ma fortune. Dieu sait combien d’autres billets sont en circulation. Il y a certains faux billets qui valent autant que les bons, et les juifs qui les ont escomptés le savaient. Si mon fils vient à la banque ce matin, envoyez-le-moi.

— Et le jeune homme vint-il ?

— Oui, monsieur ; moins d’une demi-heure après que j’eus quitté le cabinet de M. Percival, M. Henry arriva tout fringant et entra dans la maison en faisant autant de vacarme que s’il eût été tout à fait chez lui. « Voulez-vous monter dans le cabinet de votre père, monsieur, lui dis-je. Il tient beaucoup à vous voir. » Le cornette allongea les lèvres, et sa figure devint affreusement pâle en entendant cela, mais il fit semblant de ne pas s’en préoccuper et me suivit dans le cabinet de M. Percival. « Il n’est pas nécessaire que vous vous retiriez, Sampson, me dit M. Hugh, qui était assis en face de son frère au bureau. Vous pouvez tout aussi bien entendre ce que j’ai à dire. Je veux que quelqu’un sur qui je puisse compter soit au courant de toute cette affaire, et je pense que nous pouvons compter sur vous ? — Oui, messieurs, répondis-je, vous pouvez avoir confiance en moi. — Que signifie tout ceci ? » demanda M. Henry, feignant l’innocence et la surprise bien inutilement, car ses lèvres tremblaient si fort que cela faisait mal de le regarder. « Qu’y a-t-il ? » ajouta-t-il. M. Hugh lui tendit le faux billet. « Voilà ce qu’il y a ! » répliqua-t-il. Le jeune homme balbutia en essayant de nier qu’il connût le billet qu’on lui mettait sous les yeux, mais son oncle lui coupa la parole. « N’ajoutez pas le parjure au crime que vous avez déjà commis, dit-il. Combien y a-t-il de ces billets en circulation ? — Combien ? répéta M. Henry d’une voix mal assurée. — Oui, reprit son oncle, combien ?… Pour quelle somme ? — Trois mille livres, répondit le cornette en baissant la tête. J’avais l’intention de les reprendre avant l’échéance, mon oncle, dit-il ; oui, c’était mon intention ; j’espérais gagner un monceau d’or aux courses d’été de Liverpool, et je comptais bien retirer ces billets. Je n’avais pas l’intention de les laisser présenter ; non, je vous le promets. — Henry, dit M. Hugh d’un ton très-solennel, neuf hommes sur dix qui font ce que vous avez fait pensent comme vous avez pensé ; ils croient pouvoir se soustraire aux conséquences de leurs actes. Ils agissent sous la pression du moment. Ils n’ont pas l’intention de malfaire… ils ne songent pas à voler six pence à qui que ce soit. Mais ce premier pas fatal est le point de départ de la grande route qui mène aux galères, et ce qui peut arriver de plus fâcheux à un homme, c’est de réussir dans son premier crime. Heureusement pour vous, vous avez été promptement découvert. Pourquoi avez-vous commis cette mauvaise action ? » Lejeune homme balbutia quelques excuses sans suite sur ses pertes du turf et sur les dettes d’honneur qu’il était forcé de payer. Alors M. Hugh lui demanda si la signature avait été contrefaite par lui ou par un autre. Le cornette hésita un moment et avoua ensuite à son oncle le nom de son complice. Je regardai cet aveu comme lâche et cruel. Il avait tenté mon frère, et le moins qu’il devait faire, c’était de ne pas faire retomber la faute sur lui. On envoya l’un des garçons de la banque, à la recherche du jeune Joseph. Une heure après, mon frère arriva à la maison, et il fut amené tout droit dans le cabinet où nous l’attendions en silence. Il était aussi pâle que son maître, mais il ne tremblait pas. En somme, il avait l’air plus déterminé que M. Henry. M. Hugh lui reprocha ce qu’il avait fait. « Niez-vous, Wilmot ? lui demanda-t-il. — Non, répondit mon frère en regardant le cornette avec mépris ; puisque mon maître m’a trahi, je ne nierai rien. Mais j’espère bien que nous réglerons nos comptes quelque jour, lui et moi. — Je ne vais pas poursuivre mon neveu, reprit M. Hugh, c’est vous dire que vous ne serez pas poursuivi non plus ; mais je crois que vous avez été un mauvais conseiller pour ce jeune homme, et je vous avertis que vous n’aurez de moi aucun certificat. Je respecte votre frère Sampson, et je le garderai à mon service, malgré ce que vous avez fait, mais j’espère ne plus revoir votre figure. Allez ! vous êtes libre ; prenez garde cependant à l’usage que vous ferez à l’avenir des signatures d’autrui, car la prochaine fois vous pourriez ne pas vous en tirer aussi facilement. » Joseph prit son chapeau et se dirigea lentement vers la porte. « Messieurs… messieurs !… m’écriai-je, ayez pitié de lui, songez qu’il est presque enfant encore et que ce qu’il a fait lui a été dicté par son dévouement pour son maître. » M. Hugh secoua la tête. « Je n’ai pas de pitié, répondit-il sévèrement, sans lui son maître n’aurait jamais fait un faux. » Joseph ne souffla mot à ces dures paroles, mais quand sa main se posa sur le bouton de la porte, il se retourna et regarda Henry. « N’avez-vous rien à dire pour ma défense, monsieur ? dit-il tranquillement. Je vous ai été très-attaché, monsieur, et je ne veux pas avoir sur vous de mauvaises pensées au moment de notre séparation. N’avez-vous pas un mot à prononcer en ma faveur ? » M. Henry garda le silence. Il était assis la tête penchée sur sa poitrine, et il semblait ne pas oser lever les yeux sur la figure de son oncle. « Non ! répondit M. Hugh avec autant de sévérité qu’un moment avant, il n’a rien à dire pour vous : allez, et songez que vous l’échappez belle. » Joseph se tourna vers le banquier avec une vive rougeur sur la figure et les yeux flamboyants. « Qu’il songe qu’il l’échappera belle, dit-il en montrant du doigt M. Henry ; qu’il songe qu’il l’échappera belle si à notre première rencontre il n’a rien à payer. » Il était parti avant que quelqu’un lui eût répondu. Alors M. Hugh se tourna vers son neveu. « Quant à vous, dit-il, vous avez été un enfant gâté de la fortune, et vous n’avez pas su apprécier les bonnes choses que la Providence vous a prodiguées. Vous avez commencé la vie au sommet de l’arbre, et il vous a plu de redescendre à terre. Il vous faudra recommencer à monter en partant cette fois du bas de l’échelle. Vous vendrez votre commission et vous partirez pour l’Inde sur le premier navire qui mettra à la voile à Southampton. Nous sommes au 23 du mois d’août, et je vois dans la Gazette maritime que l’Oronoko est en partance au 10 septembre. Vous n’aurez de cette façon qu’un peu plus d’une quinzaine pour faire vos préparatifs. » Le jeune cornette sauta sur sa chaise. « Vendre ma commission ! s’écria-t-il ; aller dans l’Inde ! Vous n’y songez pas, mon oncle, certainement vous n’y songez pas. Mon père, vous ne me contraindrez pas à cela. » Percival n’avait pas une seule fois levé les yeux sur son fils depuis que le jeune homme était entré dans le cabinet. Il était demeuré assis, le coude appuyé sur le bras du fauteuil et la figure cachée dans sa main. Il n’avait pas dit une parole. Il ne parla pas non plus en ce moment, malgré l’appel de son fils. « Votre père m’a donné plein pouvoir en cette affaire, dit M. Hugh. Je ne me marierai jamais, Henry, et vous êtes mon seul neveu et mon héritier reconnu. Mais je ne laisserai jamais ma fortune à un homme déshonnête ou déshonoré, et c’est à vous de prouver que vous êtes digne de mon héritage. Vous recommencerez la vie à nouveau. Vous avez joué l’homme à la mode, et vos aristocratiques compagnies vous ont conduit à ce résultat. Il faut dire adieu au passé, Henry. Je vous reconnais le droit de choisir par vous-même entre ces deux alternatives : vendre votre commission, aller dans l’Inde, et entrer dans la succursale de notre maison à Calcutta en qualité de commis, ou refuser en renonçant à la fortune de votre père et à la mienne. » Le jeune homme garda le silence pendant quelques minutes, puis il dit avec mauvaise humeur : « J’irai ; je trouve qu’on me traite cruellement, mais j’irai. »

— Et il partit ? — demanda Balderby.

— Oui, monsieur, — répondit le commis qui avait manifesté beaucoup d’émotion en racontant cette histoire du temps passé. — Il partit, monsieur… il vendit sa commission et quitta l’Angleterre par l’Oronoko. Mais il ne fit ses adieux à personne, et je crois qu’au fond du cœur il n’a jamais pardonné à son père ni à son oncle. Il fit son chemin comme vous savez, monsieur, dans la banque de Calcutta, et parvint lentement à être le directeur de la succursale indienne. Il s’est marié en 1831, et il n’a eu qu’un enfant, une fille qui a été élevée en Angleterre depuis son enfance par son grand-père, M. Percival.

— Oui, — dit Balderby, — j’ai vu Mlle Laura Dunbar à la maison de campagne de son grand-père. C’est une très-belle jeune fille, et Percival l’idolâtrait. Mais, pour revenir à notre affaire, mon bon Sampson, je crois que vous êtes la seule personne de la maison qui ait jamais vu notre chef actuel, Henry Dunbar.

— Je suis, en effet, le seul à le connaître, monsieur.

— Bien. Il doit arriver à Southampton dans moins de huit jours, et il faut que quelqu’un y soit pour le recevoir. Après trente-cinq ans d’absence, il sera complètement étranger en Angleterre, et aura besoin d’un homme d’affaires pour le débarrasser de tous les tracas et s’occuper des détails pour lui. Ces Anglo-Indiens sont généralement indolents, vous savez, et les fatigues du voyage n’auront fait qu’augmenter sa mollesse. Puisque vous le connaissez, Sampson, vous qui êtes un excellent homme d’affaires et aussi actif qu’un jeune homme, je serais charmé que vous allassiez à sa rencontre. Y voyez-vous quelque empêchement ?

— Aucun, monsieur, — répondit le commis. — Je n’aime pas beaucoup M. Henry, car je le regarde toujours comme la cause de la ruine de mon pauvre Joseph, mais je suis prêt à faire vos volontés, monsieur. Ceci est une affaire et je suis toujours disposé à faire n’importe quoi en matière d’affaires. Je ne suis qu’une espèce de machine, monsieur… une machine presque tout à fait usée maintenant… mais tant que je tiendrai bon, employez-moi comme vous l’entendrez, monsieur. Je suis prêt à faire mon devoir.

— Je n’en doute pas, Sampson.

— Quand dois-je partir pour Southampton, monsieur ?

— Mais je pense que vous ferez bien de partir demain, Sampson. Vous quitterez Londres par le train de l’après-midi qui part à quatre heures. Vous terminerez votre besogne ici dans la matinée et vous arriverez à destination entre sept et huit heures. Je laisse tout à votre disposition. Mlle Laura Dunbar viendra en ville pour voir son père à Portland Place. Il tarde beaucoup à la pauvre enfant de revoir celui qu’elle a quitté depuis l’âge de deux ans à peine. C’est chose étrange que l’effet de ces longues séparations. Laura Dunbar pourrait passer dans la rue à côté de son père sans le reconnaître, et pourtant son affection pour lui n’a pas changé durant ces longues années.

Balderby donna au vieux commis un portefeuille contenant six billets de banque de cinq livres.

— Vous aurez besoin de beaucoup d’argent, — dit-il, — quoique assurément M. Dunbar en soit largement pourvu. Vous lui direz que tout sera prêt pour sa réception ici. Je suis réellement très-curieux de voir le nouveau chef de la maison. Je me demande quelle physionomie il a maintenant. À propos, c’est chose singulière qu’il n’existe pas, je crois, de portrait de Henry Dunbar. On fit son portrait quand il était jeune homme, et on l’exposa à l’Académie royale ; mais le père ne fut pas content de la ressemblance et le renvoya à l’artiste, qui promit de le retoucher. Malheureusement cet artiste, dont le nom m’échappe, retarda de jour en jour l’exécution de sa promesse, et au bout d’un an se rendit d’Angleterre en Italie, emportant avec lui le portrait du jeune homme parmi un grand nombre d’autres toiles sans cadre. Cet artiste ne revint jamais d’Italie, et Percival ne put savoir où il habitait ni s’il était mort ou vivant. J’ai souvent entendu dire que le vieillard regrettait de n’avoir aucun portrait de son fils. Notre chef était beau, je suppose, dans sa jeunesse ?

— Oui, monsieur, — répondit Sampson, — il était très-beau… grand, le teint clair, et les yeux bleus brillants.

— Vous avez vu Mlle Dunbar, ressemble-t-elle à son père ?

— Non, monsieur. Ses traits sont tout différents, et leur expression est plus aimable que celle des siens.

— Ah !… Eh bien, Sampson, nous ne vous retiendrons pas plus longtemps. Vous comprenez ce que vous avez à faire ?

— Oui, monsieur, parfaitement.

— Très-bien alors. Bonsoir. À propos, vous descendrez dans l’un des meilleurs hôtels de Southampton, au Dauphin, par exemple, et vous y attendrez l’arrivée de l’Électre. C’est sur l’Électre que M. Dunbar a pris passage. Encore une fois, bonsoir !

Le vieux commis salua et sortit.

— Eh bien ! Austin, — dit Balderby en se tournant vers le caissier, — nous pouvons nous préparer à voir bientôt notre nouveau chef. Il faut qu’il sache que nous n’ignorons pas complètement l’histoire de ses peccadilles de jeunesse, et il ne pourra guère, j’imagine, se donner de grands airs auprès de nous.

— Je ne suis pas trop sûr de cela, monsieur, — répliqua le caissier. — Si j’ai quelque connaissance de la nature humaine, Henry Dunbar nous détestera à cause de son propre crime, en voyant que nous sommes au courant du secret, et sera d’autant plus désagréable et dédaigneux dans ses rapports avec nous. Il nous traitera du haut de sa grandeur, soyez-en sûr.