Henry Dunbar/02

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 19-30).

CHAPITRE II

Le père de Margaret.

La ville de Wandsworth n’est pas un endroit bien gai. Il règne un air de calme austérité dans ses vieilles rues, quoique d’élégantes voitures les traversent parfois en se rendant à Wimbledon, ou au Parc de Richmond.

Les toits en pente, les pignons, les cheminées bizarrement construites, l’encadrement irrégulier des fenêtres appartiennent à un âge disparu, et le voyageur qui arrive en étranger dans cette petite ville pourrait se croire à cent lieues de la bruyante cité de Londres, quoi qu’il soit à peine en dehors du brouillard fumeux de la grande métropole, et qu’il puisse presque entendre les clameurs des milliers de voix qui y résonnent.

Il y a des ruelles et des sentiers qui mènent de la modeste rue Haute de la petite ville sur le bord de la rivière. Dans l’une de ces ruelles, d’aspect assez agréable, il y a une rangée de vieilles maisonnettes situées au milieu de petits jardins et protégées par de grands arbres de la poussière qui abonde dans la rue par les temps chauds.

Dans l’une de ces maisonnettes vivait avec son père une jeune personne, professeur de piano et de chant. Elle portait des robes fanées et on lui voyait rarement un nouveau chapeau ; mais on la respectait et on l’admirait malgré sa pauvreté ; et les habitants de Godolphin Cottages, les commères du voisinage, qui lui souhaitaient le bonjour quand elle passait dans la ruelle boueuse, tenant à la main son rouleau de musique, déclaraient que c’était une jeune personne de grande famille. Peut-être ces braves gens qui admiraient Margaret Wentworth auraient-ils été plus près de la vérité en disant qu’elle était une dame par droit divin, car elle tirait toute sa distinction d’elle-même : chez elle, la grâce et la gentillesse étaient naturelles, et elles n’avaient jamais eu besoin de lui être inculquées par aucun maître.

Elle n’avait plus sa mère, et elle gardait à peine le souvenir de la femme qui était morte il y avait dix-sept ans, laissant une fille unique âgée de douze mois à la charge de James Wentworth.

Mais Wentworth, qui était un vaurien et un réprouvé, dont les moyens d’existence étaient un secret pour ses voisins, avait beaucoup négligé cette enfant. Il l’avait négligée, quoique à mesure qu’elle grandissait d’année en année elle ressemblât de plus en plus à sa mère, et qu’à l’âge de dix-huit ans elle fût devenue une femme charmante, avec des cheveux et des yeux noirs.

Et pourtant, Wentworth aimait son unique enfant à sa manière. Parfois, il restait à la maison des semaines entières en proie à une sombre mélancolie, sous l’influence de laquelle il passait des heures et des jours entiers à réfléchir au coin du modeste foyer de sa fille.

D’autres fois il disparaissait, tantôt pour quelques jours seulement, et tantôt pour des semaines et des mois consécutivement ; et, pendant son absence, Margaret endurait toutes les angoisses de l’attente.

Quelquefois, il rapportait de l’argent, et quelquefois aussi il vivait sur le maigre salaire de Margaret.

Mais, quelle que fût la manière dont il la traitât, il était toujours fier de sa fille et ne cessait pas de l’imiter et Margaret, suivant l’habitude des femmes en général, l’aimait avec dévouement et le croyait le plus noble et le plus brillant des hommes.

Le travail n’était pas une peine pour elle. Elle ne craignait pas les longues courses et les fastidieuses leçons qu’elle donnait pour le minime salaire que ceux qui l’employaient osaient lui offrir ; ils n’avaient pas honte de marchander les quelques misérables shillings qui étaient si nécessaires à l’infortunée qui mettait tant d’ardeur à les gagner. Son plus grand chagrin était de voir que son père, qui pour elle réunissait toutes les conditions nécessaires à une haute position, était un réprouvé et un pauvre.

Elle le lui disait parfois avec regret et tendresse en s’asseyant à côté de lui et en passant autour de son cou ses bras potelés et caressants ; et il arrivait souvent que l’homme fort pleurait à chaudes larmes sur son existence perdue et sur la ruine qui l’avait accablé dans sa jeunesse.

— Tu as raison, Margaret, — disait-il parfois ; — tu as raison, ma fille. J’aurais dû être quelque chose de mieux. J’aurais dû, et j’aurais pu, peut-être, être quelque chose, sans un homme, non, sans un vil scélérat dont la trahison détruisit ma réputation et me laissa seul au monde pour lutter contre la société. Tu ne sais pas ce que c’est, Margaret, que d’avoir à soutenir une lutte pareille. Un homme qui a commencé la vie avec un nom honnête et un bel avenir se trouve jeté, par une seule erreur, au milieu d’un monde sans pitié qui lui reproche sa chute. Sans nom, sans amis, sans réputation, il faut qu’il recommence de nouveau la vie, ayant contre lui le mépris de tous les hommes. Il est le paria de la société. Les visages qui lui souriaient jadis avec bonté se détournent de lui avec un froncement de sourcils. Les voix qui faisaient son éloge s’élèvent contre lui. Chassé de tous les endroits où il était autrefois bien accueilli, le malheureux se cache parmi des étrangers et tente de détruire son odieuse identité en prenant un faux nom. Il réussit peut-être pendant quelque temps et obtient une certaine confiance ; nature réellement honnête, il se conduit bien, mais il ne peut se soustraire longtemps à son terrible passé. Non ! Au moment où il est le plus fier du nouveau nom qu’il s’est fait et du respect qu’il a conquis, quelque ancienne connaissance, parfois un ami du passé, mais maintenant un ennemi, se rencontre sur son chemin. Il est reconnu et une voix cruelle le trahit. Toutes les espérances qu’il avait caressées s’envolent en un moment. Toutes les bonnes actions qu’il a faites sont autant d’actes d’hypocrisie. Parce qu’il a péché une fois, il ne peut plus rien faire. Tel est l’argument du monde.

— Mais ce n’est pas là ce qu’enseigne l’Évangile, — murmurait Margaret ; — rappelez-vous, père, quel est celui qui a dit à la femme : « Allez, et ne péchez plus ! »

— Oui, ma fille, — répondait Wentworth avec amertume, — mais le monde aurait dit : « Loin d’ici, créature abandonnée, va et pèche de nouveau, car tu ne pourras jamais être honnête ou vivre avec d’honnêtes gens. Repens-toi, et nous rirons de ton repentir comme d’une tromperie. Pleure, et nous ne croirons pas à tes larmes. Travaille et essaye de remonter au faîte dont tu es descendue, et quand tu seras presque à la cime de cette colline si difficile à gravir, nous nous dresserons devant toi pour te rejeter dans l’abîme ! » Voilà ce que dit le monde au pécheur, Margaret, ma chère fille. Je ne connais pas beaucoup l’Évangile, je ne l’ai plus relu depuis mon enfance, alors que j’en lisais à haute voix de longs chapitres à ma mère, pendant les calmes soirées du dimanche. Je vois encore l’antique petit parloir ; j’entends le tic-tac de la pendule qu’on remontait tous les huit jours, et je sens encore le tendre regard que ma mère dirigeait sur moi par instants. Mais aujourd’hui j’ai oublié l’Évangile, et quand tu essayes de me le lire, ma pauvre enfant, quelque mauvais génie s’empare de moi et empêche les mots d’arriver à mes oreilles. Je ne connais pas l’Évangile, mais je connais le monde. Les lois de la société sont inflexibles, mon enfant. Il n’y a pas de pardon pour l’homme qui a failli et dont la faute a été découverte. Il peut commettre tous les crimes connus tant que ses crimes sont profitables et qu’il en partage le bénéfice avec ses voisins. Mais il ne faut pas qu’il soit découvert.

Le 16 août 1850, le jour où Wilmot, le commis de la maison de banque, devait partir pour Southampton, Wentworth passa la matinée dans la petite chambrette de sa fille et resta assis à fumer à côté de la fenêtre ouverte, pendant que Margaret travaillait à une table auprès de lui.

Le père, une longue pipe en terre à la bouche, regardait la jolie figure de sa fille, pendant qu’elle était penchée sur le travail qu’elle tenait sur ses genoux.

La chambre était d’une propreté scrupuleuse, quoique pauvrement meublée. Elle était garnie de ces meubles disparates dont les maisons meublées semblent avoir le monopole. Néanmoins le petit salon avait un aspect de coquetterie rustique qui est peut-être plus agréable à regarder qu’un magnifique ameublement. Les murs étaient ornés de quelques tableaux : aquarelles et gravures à bon marché, et il y avait un bouquet dans un verre sur la table. Les rideaux de mousseline, d’une blancheur de neige, laissaient voir les branches des arbres qui se balançaient au vent.

Wentworth avait été beau autrefois. Il était impossible de l’examiner sans en être convaincu. Il aurait même pu être beau encore, sans l’air de méfiance visible sur sa figure, sans le dédain qui plissait sa lèvre supérieure.

Il avait environ cinquante-trois ans, et ses cheveux étaient gris, mais cette chevelure grise ne vieillissait pas sa physionomie. Sa taille droite, le port de sa tête, sa démarche élégante et même fière lui donnaient l’air d’un homme dans toute la vigueur de l’âge. Il portait sa barbe et une épaisse moustache brune qui grisonnait. Son nez était aquilin, son front haut et carré, son menton massif. La forme de sa tête et de sa figure dénotait une intelligence puissante. Ses membres longs et musculeux accusaient une grande force physique. Le son de sa voix lui-même et sa manière de parler laissaient percer une volonté énergique touchant à l’entêtement.

Il était dangereux d’offenser cet homme ! Résolu et tenace, il n’était pas facile de l’écarter de son but, quelle que fût la distance à parcourir entre le projet et l’exécution.

Tandis qu’il regardait sa fille occupée à coudre, de noires pensées plissaient son front, et jetaient sur sa figure un voile de sombre tristesse.

Et pourtant le tableau qui s’offrait à lui aurait pu difficilement déplaire à l’œil le plus exigeant. La figure de la jeune fille penchée sur son ouvrage était remarquablement belle. Ses traits étaient fins et réguliers comme ceux d’une statue ; ses grands yeux bruns étaient beaux : d’autant plus beaux peut-être qu’une douce mélancolie tempérait leur éclat naturel ; ses cheveux bruns et lisses qui entouraient son front blanc, bas et large, avaient une couleur qu’une duchesse eût enviée. La taille de la jeune fille, élancée et flexible, donnait de la grâce et de la beauté à une pauvre robe de cotonnade et à un col en calicot que plus d’une servante eût refusé de porter ; et le pied, qui passait sous la jupe trop courte, était effilé et arqué comme celui d’une almée.

Il y avait quelque chose dans le visage de Margaret, une expression indéfinie d’une nature vague et changeante qui lui donnait quelque ressemblance avec son père, mais cette ressemblance était bien faible. C’était de sa mère que la jeune fille tenait sa beauté. Elle avait hérité aussi de la nature de sa mère ; mais à sa douceur et à son bon caractère de femme se joignait en partie la résolution de son père, la force d’intelligence et l’énergie indomptable d’un homme décidé.

Margaret était une belle et aimable femme ; mais son ressentiment pour une grande offense devait être profond et durable.

— Madge, — dit Wentworth, déposant sa pipe à côté de lui et regardant sa fille bien en face, — je te contemple quelquefois au point de ne plus savoir que penser de toi. Tu parais contente et presque heureuse, bien que la vie monotone que tu mènes soit de nature à rendre folle plus d’une femme. N’as-tu pas d’ambition, ma fille ?

— Beaucoup, père, — répondit-elle en quittant des yeux son ouvrage et fixant son père avec une expression de tristesse ; — beaucoup… pour vous.

Le père haussa les épaules et poussa un profond soupir.

— C’est trop tard pour moi, ma fille, — dit-il ; — le temps est passé… le temps est passé… et l’occasion avec lui. Tu sais combien j’ai travaillé et lutté ; et comment j’ai vu mes espérances détruites après m’être donné, pour les réaliser, beaucoup plus de mal que s’en donna jamais un homme patient. Tu as été une bonne fille, Margaret… une noble fille ; et tu m’as été fidèle dans la joie comme dans la peine. La joie n’a pas été grande en comparaison de la peine, mais tu as tout supporté, tout enduré. Tu as été, à mon idée, la femme la plus fidèle qui ait jamais existé sur terre, mais il y a une chose pour laquelle tu n’as pas ressemblé aux autres femmes.

— Laquelle, père ?

— Tu n’as pas été curieuse. Tu m’as vu chassé et disgracié chaque fois que j’ai essayé de me fixer quelque part ; tu m’as vu essayer tantôt un métier et tantôt un autre sans jamais réussir dans aucun. Tu m’as vu commis dans les bureaux d’un négociant, acteur, auteur, et simple paysan travaillant à la journée, et tu as assisté à l’insuccès de toutes mes tentatives. Tu as vu tout cela, et tu en as souffert, mais tu ne m’as jamais demandé pourquoi il en était ainsi. Tu n’as jamais cherché à découvrir le secret de ma vie.

Les larmes obscurcissaient les yeux de la jeune fille pendant que son père parlait.

— Si je n’ai pas cherché à savoir, cher père, — dit-elle avec douceur, — ç’a été parce que je comprenais que votre secret devait être pénible à avouer. J’ai passé des nuits entières à me demander quelle pouvait être la cause du malheur qui vous poursuivait partout. Mais pourquoi vous aurais-je adressé des questions auxquelles vous ne pouviez répondre sans souffrir ? J’ai entendu des personnes dire du mal de vous, mais elles n’ont jamais répété en ma présence les paroles qu’elles avaient prononcées une première fois.

Ses yeux flamboyaient à travers ses larmes, en disant cela.

— Oh ! père, cher père, — s’écria-t-elle, jetant tout à coup son ouvrage loin d’elle et s’agenouillant à côté de la chaise de Wentworth, — je ne vous demande pas de confidences s’il vous est pénible de me les faire, je ne veux que votre amour. Mais croyez bien, cher père… croyez bien ceci… que vous ayez, ou non, confiance en moi, rien sur terre ne pourra jamais vous aliéner mon cœur.

Elle mit en parlant sa main dans celle de son père, et il la serra avec tant de force que la pâle figure de la jeune fille devint toute rouge de douleur.

— Es-tu sûre de cela, Madge ? — demanda-t-il en se courbant pour scruter de plus près le visage enthousiaste de son enfant.

— Tout à fait sûre, père.

— Rien ne pourra m’aliéner ton cœur ?

— Rien en ce monde !

— Et si je n’étais pas digne de ton amour ?

— Il m’est impossible de m’arrêter à cette idée, père. L’amour ne se mesure pas sur les mérites de ceux que nous aimons. S’il en était ainsi, il n’y aurait pas de différence entre l’amour et la justice.

Wentworth sourit de dédain.

— Oh ! il n’y a peut-être pas grande différence entre les deux, — dit-il : — l’un et l’autre sont aveugles. Bien, Madge, — ajouta-t-il d’un ton plus sérieux ; — tu es une noble et courageuse jeune fille, et je crois que tu m’aimes. Je m’imagine que si tu ne m’as jamais demandé le secret de ma vie, tu le devines assez, n’est-ce pas ?

Il observa attentivement la figure de la jeune fille. Elle courba la tête, mais ne répondit pas.

— Tu devines mon secret, n’est-ce pas ? Parle sans crainte, ma fille.

— Je crains bien que oui, cher père, — murmura-t-elle à voix basse.

— Parle, alors.

— Je crains que la raison pour laquelle vous n’avez jamais prospéré… pour laquelle tant de personnes sont contre vous… ne provienne de quelque erreur commise il y a longtemps, bien longtemps, à l’époque où vous étiez jeune et insouciant, et où vous saviez à peine l’importance de ce que vous faisiez. Cette erreur, vous l’avez expiée par la douleur et le repentir ; mais quand vous avez voulu changer de genre de vie et revenir au bien, le monde a refusé de vous pardonner cette ancienne erreur. Est-ce cela, père ?

— C’est cela, Margaret. Tu as deviné juste, mon enfant, quoique tu aies oublié un fait important. Quand je commis cette erreur, ce ne fut pas pour moi, mais pour un autre. Je fus poussé au mal par un autre. Je ne profitai pas moi-même de ma faute et je n’espérais pas en retirer aucun profit. Mais lorsque tout fut découvert, ce fut sur moi que tombèrent la ruine et la honte, tandis que l’homme pour qui j’avais fait le mal… l’homme dont j’avais été le jouet… me tourna le dos et refusa de prononcer un seul mot pour me justifier, quoiqu’il ne courût aucun danger lui-même, et qu’une simple parole de lui eût suffi pour me sauver. C’était bien dur, n’est-ce pas, Madge ?

— Dur ! — s’écria la jeune fille les narines frémissantes et les mains crispées ; — c’était cruel… lâche… infâme !…

— Dès ce jour, Margaret, je fus un homme perdu. La société me flétrit de sa réprobation. Le monde ne voulut pas me laisser vivre honnêtement, et l’amour de la vie était trop fort en moi pour songer à la mort. J’essayai de mener une vie déshonnête, une vie dissipée, folle, diabolique, parmi des hommes qui trouvèrent en moi un habile instrument et surent s’en servir. Ils me menèrent à leur guise et m’abandonnèrent au jour du danger. Je fus arrêté pour faux, jugé, reconnu coupable, et condamné à la transportation à vie. Ne tremble pas, enfant, ne pâlis pas ainsi ! Tu as dû entendre bien souvent, avant aujourd’hui, murmurer autour de toi quelque chose de ce genre. Il vaut autant que tu saches toute la vérité. Je fus transporté pour la vie, Madge, et pendant treize ans je supportai les fatigues réservées aux malheureux et coupables esclaves de l’île de Norfolk… c’était, à cette époque, l’endroit où mes pareils étaient envoyés de préférence… Au bout de ce temps, ma conduite ayant satisfait mes geôliers, le gouverneur me fit comparaître devant lui, me donna de bons certificats, et j’entrai en qualité de commis dans une maison de commerce. Mais une fièvre me dévorait ; nuit et jour je ne rêvais qu’à une chose : à la possibilité de m’enfuir. J’y réussis… comment, c’est une trop longue histoire pour te la raconter maintenant… et je revins en Angleterre. J’étais libre. Libre, ai-je dit, Madge, je le croyais, du moins ; mais le monde me parla bientôt autrement. J’étais un forçat, un gibier de galères ; et je n’avais plus le droit de lever la tête parmi les honnêtes gens. Je ne pus endurer cela, Madge, ma fille. Peut-être un homme meilleur eût-il persévéré en dépit de tout et fini par imposer silence aux préjugés du monde. Mais moi je ne pus pas. Je succombai à l’épreuve et je m’abaissai de plus en plus, Et toutes les disgrâces qui m’ont accablé… tous les malheurs que j’ai supportés… tous les crimes que j’ai commis… je les impute au même homme.

Margaret s’était relevée. Elle se tenait alors devant son père, pâle, sans respirer, les lèvres entr’ouvertes et le sein agité.

— Dites-moi son nom, père, — murmura-t-elle ; — dites-moi le nom de cet homme.

— Pourquoi veux-tu savoir son nom, Madge ?

— Peu importe pourquoi, père ; dites-le-moi !… dites-le-moi !

Elle frappa du pied tant son émotion était violente.

— Dites-moi son nom, père !… — répéta-t-elle avec impatience.

— Son nom est Henry Dunbar, — répondit Wentworth. — Il est le fils d’un riche banquier. Au mois de mars dernier, j’ai vu dans les journaux l’annonce de la mort de son père. Son oncle mourut il y a dix ans et il héritera de la fortune du père et de l’oncle. Le monde lui a souri. Il n’a jamais souffert, lui, de ce faux pas dans la vie qui causa ma ruine. Il va revenir de l’Inde maintenant, je pense, et il verra le monde à ses pieds. Il sera riche à millions, j’imagine ; malédiction sur lui ! Si mes souhaits sont exaucés, chacune des guinées qu’il possède se changera en scorpion pour le piquer et le torturer.

— Henry Dunbar ! — murmura Margaret en elle-même ; — Henry Dunbar ! je me souviendrai de ce nom !