Henry Dunbar/09

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 86-100).

CHAPITRE IX

Comment Dunbar attendit son dîner.

Le vieux bedeau, qui flânait encore au même endroit, se chauffait aux rares rayons d’un soleil resplendissant qui pénétraient dans cet endroit obscur, lorsque l’un des deux gentlemen qui lui avaient parlé se montra de nouveau. Il fumait un cigare et balançait sa canne à pomme d’or en marchant.

— Vous pouvez tout aussi bien me montrer la cathédrale, — dit-il au bedeau : — je ne voudrais pas quitter Winchester sans l’avoir vue, ou plutôt sans l’avoir revue. Je vins ici il y a quarante ans, à l’époque où j’étais enfant, mais j’ai depuis habité trente-cinq ans l’Inde où je n’ai vu que des temples païens.

— Et sont-ils très-beaux, ces temples païens, monsieur ? — demanda le vieillard en ouvrant une porte basse qui donnait accès dans une des ailes de la cathédrale.

— Oh ! oui, magnifiques, certainement. Mais, comme je n’étais pas soldat et que je n’avais aucune occasion de m’emparer de quelqu’une de leurs merveilles, telles que pierreries, etc., je ne m’en occupais pas beaucoup.

Ils étaient alors dans l’aile sombre, et Dunbar regardait tout autour de lui, tenant son chapeau à la main.

— Vous n’êtes donc pas allé aux Fougères, monsieur ? — dit le bedeau.

— Non, j’y ai envoyé mon domestique s’informer si la vieille dame est chez elle. Si elle y est, je coucherai à Winchester ce soir, et demain matin j’irai en voiture lui faire une visite. Son mari était un de mes vieux amis. Combien y a-t-il d’ici aux Fougères ?

— Deux milles, monsieur.

Dunbar regarda sa montre.

— Alors mon domestique devra être de retour dans une heure, — dit-il. — Je lui ai recommandé de venir me rejoindre ici. Je l’ai quitté à moitié chemin d’ici à Sainte-Cross.

— Cet autre gentleman est-il donc votre domestique ? — demanda le bedeau d’un air de surprise.

— Oui, ce gentleman, comme vous l’appelez, est, ou plutôt était mon valet de confiance. C’est un homme intelligent, et j’en fais mon compagnon. Voyons maintenant les chapelles, si vous voulez bien.

Dunbar désirait évidemment couper court à la bavarde curiosité du bedeau.

Il traversa l’aile d’un pas léger, et releva la tête pour tout examiner autour de lui en marchant ; mais tout à coup, pendant que le bedeau était occupé à ouvrir la porte de l’une des chapelles, Dunbar chancela comme un homme ivre et tomba lourdement sur un banc en chêne auprès de la porte de la chapelle.

Le bedeau se retourna pour le regarder, et le vit essuyer la sueur de son front avec son foulard de soie parfumé.

— Ne vous effrayez pas, — dit-il en souriant au guide dont la figure exprimait l’épouvante, — mes habitudes indiennes m’ont rendu impropre à toute espèce d’exercice. Cette promenade au soleil par une chaude après-midi m’a complètement abattu, ou peut-être encore le vin que j’ai bu à Southampton y est-il pour quelque chose, — ajouta-t-il en riant.

Le bedeau s’aventura à rire aussi, et les éclats de voix des deux hommes retentirent dans le lieu solennel.

Pendant plus d’une heure, Dunbar s’amusa à visiter la cathédrale. Il voulait tout voir et se faire tout expliquer. Il regarda dans tous les coins et recoins et se promena d’un monument à l’autre, traînant sur ses talons le bedeau bavard. Il lui adressait des questions sur tout ce qui frappait ses regards, il essayait de déchiffrer des inscriptions à moitié effacées sur des tombes depuis longtemps oubliées, il fit l’éloge de William de Wykeham, et admira les châsses splendides, les reliques saintes du passé, avec la joie d’un savant et d’un antiquaire.

Le vieux bedeau pensa qu’il n’avait jamais eu de tâche aussi agréable que celle de montrer sa cathédrale bien-aimée à cet aimable gentleman à peine de retour de l’Inde et tout disposé à admirer les merveilles que renfermait son pays natal.

Le bedeau fut encore plus charmé quand Dunbar lui donna un demi-souverain en récompense de la peine de son après-midi.

— Merci, monsieur, et de tout mon cœur, — dit le vieillard avec reconnaissance, — ce n’est pas souvent que je suis aussi largement payé de ma peine, monsieur. J’ai montré cette cathédrale à un duc, mais le duc n’a pas été aussi généreux que vous, monsieur.

Dunbar sourit.

— Peut-être, — dit-il, — que le duc n’était pas aussi riche que moi, malgré son duché.

— Oh ! non, sans doute, — répondit le vieillard regardant le banquier avec admiration et poussant un soupir plaintif ; — c’est un grand bonheur d’être riche, un bien grand bonheur, et quand on a douze petits enfants et une femme alitée, on trouve la pauvreté gênante, oh ! très-gênante.

Peut-être le bedeau avait-il un vague espoir de recevoir un second demi-souverain des mains de ce riche gentleman.

Mais Dunbar s’assit sur un banc auprès de la porte basse par laquelle il était entré dans la cathédrale, et regarda sa montre.

Le bedeau regarda aussi la montre ; c’était un chronomètre de cent guinées venant de chez Benson, et les armoiries de Dunbar étaient gravées sur la boîte. Il y avait un médaillon attaché à la chaîne en or massif ; ce médaillon renfermait la miniature de Laura Dunbar.

— Sept heures ! — s’écria le banquier, — mon domestique devrait être de retour en ce moment.

— Oui, monsieur, il devrait être de retour, — répéta le bedeau qui était tout disposé à abonder dans le sens de Dunbar ; — s’il n’avait qu’à se rendre aux Fougères, monsieur, il a eu du temps de reste pour revenir.

— Je vais fumer un cigare en l’attendant, — dit le banquier en sortant dans la cour, — il viendra certainement me chercher à cette porte, car je le lui ai particulièrement recommandé.

Dunbar finit son cigare, puis un autre, et l’horloge de la cathédrale sonna sept heures trois quarts, mais Wilmot ne revint pas des Fougères. Le bedeau restait à la disposition du visiteur et lui tenait compagnie, bien qu’il eût bonne envie d’aller boire son thé qu’il prenait d’habitude à cinq heures.

— Réellement, c’est par trop fort ! — s’écria le banquier en entendant sonner les trois quarts, — Wilmot sait que je dîne à huit heures et que je l’attends pour dîner avec moi. Je crois avoir droit à un peu plus d’égards de sa part. Je vais retourner à l’Hôtel George. Peut-être serez-vous assez bon pour rester ici et lui dire de venir me rejoindre.

Dunbar s’éloigna en marmottant, et le bedeau, renonçant à son thé, attendit consciencieusement. Il attendit jusqu’à ce que l’horloge de la cathédrale sonnât neuf heures et que les étoiles fussent dans tout leur éclat sur la voûte bleu sombre du ciel au-dessus de sa tête ; mais il attendit en vain, Wilmot ne revint pas des Fougères.

Le banquier rentra à l’Hôtel George. Une petite table ronde était dressée dans un joli salon du premier étage. Les verres et l’argenterie étincelaient à la lueur de cinq bougies brûlant dans un candélabre en argent, et le garçon commençait à s’inquiéter à cause du poisson.

— Vous pouvez contremander votre dîner, — dit Dunbar avec une contrariété visible, — je ne dînerai pas tant que M. Wilmot, qui est mon domestique de confiance…, je pourrais presque dire mon ami… ne sera pas de retour,

— Est-il allé loin, monsieur ?

— Aux Fougères, à un mille au-delà de Sainte-Cross. Je retarderai mon dîner à cause de lui. Placez deux bougies sur cette table et apportez-moi mon buvard.

Le garçon obéit ; il plaça deux bougies sur la table et apporta le buvard, ou plutôt le pupitre qui avait coûté quarante livres et était garni de tout ce qui peut être utile à un homme d’affaires, et de tous les objets élégants et coûteux que le voyageur le plus ambitieux puisse désirer. Ce nécessaire, comme tout ce que possédait Dunbar, était marqué au coin d’une richesse incalculable.

Dunbar tira de sa poche un trousseau de clefs et ouvrit le pupitre. Cette opération demanda un peu de temps, car il eut de la difficulté à trouver la bonne clef. Il releva la tête et regarda en souriant le garçon qui rôdait autour de lui en cherchant à se rendre utile.

— Il faut que j’aie bu trop de Moselle à déjeuner, — dit-il en riant, — ou du moins mes ennemis pourraient m’en accuser s’ils me voyaient embarrassé pour choisir la clef de mon pupitre.

Il avait alors ouvert le pupitre, et il examinait l’un des nombreux cahiers de papier qui étaient arrangés méthodiquement, liés ensemble avec soin et proprement annotés.

— Je dois donc retarder le dîner, monsieur ? — demanda le garçon.

— Certainement ; j’attendrai mon ami, dût-il tarder beaucoup à venir. Je n’ai pas grand appétit, car j’ai parfaitement déjeuné à Southampton. Je sonnerai si je change d’idée.

Le garçon se retira en soupirant, et Dunbar resta seul en face de la table où le contenu du nécessaire était étalé à la lumière des bougies.

Pendant deux heures environ il resta dans la même attitude, examinant les papiers les uns après les autres et les remettant en place.

Il fallait que Dunbar fût possédé de l’esprit de l’ordre et de la précision, car bien que les papiers fussent déjà très-proprement arrangés, il les arrangea tous de nouveau, lia les paquets, lut chacune des lettres, et prit des notes sur un agenda au fur et à mesure.

Il ne laissa rien percer de cette impatience naturelle chez un homme qui en attend un autre. Il était si complètement absorbé par son occupation qu’il avait peut-être oublié l’absent ; mais à neuf heures il ferma à clef le pupitre, se leva et agita la sonnette.

— Je commence à m’alarmer au sujet de mon ami, — dit-il, — voulez-vous aller prier le maître d’hôtel de monter.

Dunbar s’approcha de la fenêtre et regarda au dehors pendant que le garçon s’acquittait de sa commission. La rue Haute était très-calme, un réverbère brillait par-ci par-là et les pavés étaient argentés par la lune. Les pas d’un passant résonnèrent dans la rue paisible avec presque autant de bruit que sous les voûtes de la vieille cathédrale.

Le maître d’hôtel accourut sur la demande du voyageur.

— Puis-je vous être de quelque utilité, monsieur ? — demanda-t-il d’un ton respectueux.

— Vous me rendrez un très-grand service si vous pouvez retrouver mon ami. Je commence à m’inquiéter réellement.

Dunbar expliqua comment ils s’étaient séparés dans le bosquet sur la route de Sainte-Cross après avoir arrêté que Wilmot irait aux Fougères et rejoindrait son ancien maître à la cathédrale. Il dit ce que c’était que Wilmot et dans quelle position il se trouvait auprès de lui.

— Je ne pense pas qu’il y ait réellement de quoi s’effrayer, — dit le banquier en terminant ; — Wilmot m’a avoué qu’il n’avait pas été très-sobre pendant ces dernières années. Il est peut-être entré dans quelque auberge sur le bord de la route, où il se trouve encore en ce moment en société d’une bande de campagnards. Ce n’est pas bien de sa part.

Le maître d’hôtel secoua la tête.

— Ma foi non, monsieur, mais j’espère que vous n’attendrez pas plus longtemps pour dîner.

— Non, non, vous pouvez faire servir. Je crains bien de ne pas faire honneur à votre cuisine, car j’ai parfaitement déjeuné à Southampton.

Le maître d’hôtel apporta lui-même la soupière en argent et déboucha la bouteille de vin que Dunbar avait commandée. Il y avait dans les manières du banquier quelque chose qui annonçait un personnage d’importance, et le propriétaire de l’Hôtel George voulait lui témoigner des égards.

Dunbar avait dit vrai en annonçant qu’il manquait d’appétit. Il avala quelques cuillerées de soupe, deux ou trois bouchées de poisson, puis il repoussa son assiette.

— C’est inutile, — dit-il en se levant et s’approchant de la fenêtre, — l’absence de mon compagnon m’inquiète sérieusement.

Il fit deux ou trois tours dans la chambre et revint de nouveau à la fenêtre, La nuit d’août était chaude et calme, l’ombre des vieux pignons de construction bizarre se projetait sur les pavés qu’éclairait la lune. La croix de pierre, la colonnade basse, et les tours solennelles de la cathédrale donnaient à la tranquille cité un air antique et vénérable.

Neuf heures et demie sonnèrent à l’horloge de la cathédrale pendant que Dunbar était à la fenêtre, à regarder dans la rue.

— Je coucherai ici ce soir, — dit-il tout à coup sans se retourner pour regarder le maître d’hôtel qui était derrière lui. — Je ne quitterai pas Winchester sans Wilmot. Il abuse réellement de moi avec trop de sans façon ; ce gaillard-là oublie dans quelle position il est auprès de moi.

Le banquier parlait du ton offensé d’un homme fier et égoïste qui se sent outragé par un inférieur. Le maître d’hôtel murmura quelques phrases toutes faites pour exprimer qu’il s’associait à l’indignation de Dunbar et désapprouvait tout à fait la conduite de son serviteur.

— Non, je ne partirai pas pour Londres ce soir, — reprit Dunbar, — quoique ma fille, ma fille unique, que je n’ai pas vue depuis seize ans, m’attende à ma maison de ville. Je ne m’éloignerai pas de Winchester sans Wilmot.

— Vous êtes bien bon, monsieur, — murmura le maître d’hôtel, — vous êtes bien bon de tant vous préoccuper de ce… hum !… de cette personne.

Il avait hésité un peu avant de prononcer ce dernier mot, car bien que Dunbar parlât de Wilmot comme d’un inférieur et d’un domestique, le maître de l’Hôtel George se souvenait que l’absent avait autant l’air d’un gentleman que son compagnon.

Le maître d’hôtel continua à servir Dunbar. Les plats sur la table étaient toujours cachés sous des couvercles en argent étincelant.

Assurément, jamais dîner aussi déplorable n’avait été servi à l’Hôtel George.

— Je n’y tiens plus d’inquiétude, — s’écria enfin Dunbar, — pouvez-vous envoyer un messager aux Fougères pour savoir si Wilmot y est allé ?

— Certainement, monsieur. L’un des garçons d’écurie va seller un cheval et s’y rendre immédiatement. Voulez-vous écrire un mot à Mme Marston, monsieur ?

— Un mot ! Non, Mme Marston est une étrangère pour moi. Mon vieil ami, Michael Marston, ne s’est marié qu’après mon départ d’Angleterre. Un messager suffira. Le garçon d’écurie n’a qu’à demander si quelqu’un de la part de M. Dunbar a paru aux Fougères, et, dans ce cas, à quelle heure il en est reparti. C’est tout ce que je veux savoir. Quelle route suivra le garçon, celle des prairies ou le grand chemin ?

— Le grand chemin, monsieur ; dans les prairies il n’y a qu’un sentier qui sert de raccourci pour aller aux Fougères, et qui commence au bosquet entre la ville et Sainte-Cross.

— Oui, je sais, c’est là que j’ai quitté mon domestique… ce Wilmot.

— C’est un joli endroit, monsieur, mais plus solitaire encore la nuit que le jour.

— Oui, il m’a semblé. Envoyez tout de suite votre garçon, — vous serez bien aimable. Wilmot est peut-être attablé à l’office avec les domestiques des Fougères.

Le maître d’hôtel fit exécuter l’ordre du voyageur.

Dunbar se jeta dans un fauteuil et prit un journal. Mais il ne lut pas une ligne de la page qu’il avait sous les yeux. Il était dans cette situation d’esprit commune aux personnes nerveuses quand elles sont dans l’attente, par suite de quelque événement inexplicable. L’absence de Wilmot devenait de plus en plus inconcevable, et son ancien maître n’essayait pas de cacher son inquiétude. Le journal lui échappa des mains, et il demeura assis la figure tournée vers la porte. Il écoutait.

Il resta plus d’une heure sans bouger, et au bout de ce temps, le maître d’hôtel reparut.

— Eh bien ?… — s’écria Dunbar.

— Le garçon d’écurie est revenu, monsieur. Aucun messager de vous ou de n’importe qui n’a paru aux Fougères cette après-midi.

Dunbar bondit tout à coup sur ses pieds et regarda le maître d’hôtel bien en face. Après un examen de quelques minutes, et d’un air pensif, il dit lentement et délibérément :

— J’ai peur qu’il ne soit arrivé quelque chose.

Le maître d’hôtel joua avec son énorme chaîne de montre et haussa les épaules avec un geste d’incertitude.

— Ma foi, c’est étrange, monsieur, pour ne pas dire plus ; mais vous ne pensez pas que ?…

Il regarda Dunbar, sans trop savoir comment achever sa phrase.

— Je ne sais que penser, — s’écria le banquier. — Souvenez-vous que je suis presque aussi étranger dans ce pays que si je n’avais jamais, avant aujourd’hui, foulé le sol anglais. Cet homme peut m’avoir joué un tour et s’être éloigné dans un but quelconque le concernant, quoique je n’aie aucune idée de ce que peut être ce but. Il aurait mieux servi ses intérêts en restant avec moi. D’un autre côté, quelque chose a pu lui arriver. Et pourtant, que diable a-t-il pu lui arriver ?

Le maître d’hôtel suggéra que Wilmot pouvait s’être trouvé malade ou s’être égaré après la tombée de la nuit et avoir rencontré quelque courant où il était tombé.

— Les endroits profonds ne manquent pas entre la cathédrale de Winchester et les Fougères, — dit le maître d’hôtel.

— Qu’on fasse des recherches demain matin au point du jour, — s’écria Dunbar. — Peu m’importe ce que cela me coûtera, je veux éclaircir ce mystère avant de quitter Winchester. Qu’on fouille partout d’ici aux Fougères dès qu’il fera jour, qu’on…

Il n’acheva pas sa phrase, car un bruit de voix et de pas se fit entendre tout à coup dans le vestibule au-dessous. Le maître d’hôtel ouvrit la porte et s’avança sur le large palier, suivi de Dunbar.

Le vestibule était envahi par les domestiques de l’hôtel et par des curieux qui arrivaient du dehors, et les deux hommes, debout, au sommet de l’escalier, entendirent un murmure qui semblait ne provenir que d’une voix, mais qui provenait en réalité d’un grand nombre de personnes qui parlaient à la fois. Ce murmure grossit de plus en plus jusqu’à ce qu’il laissât entendre le terrible mot « Meurtre. »

Dunbar entendit ce mot et le comprit, car sa belle figure devint d’une pâleur livide semblable à celle de la neige vue au clair de lune, et il appuya sa main sur la rampe en chêne.

Le maître d’hôtel passa devant Dunbar et descendit rapidement l’escalier. Ce n’était pas le moment de faire des cérémonies.

Il remonta en moins de cinq minutes presque aussi pâle que le voyageur.

— Je crains bien que votre ami… votre domestique… ne soit retrouvé, monsieur, — dit-il.

— Vous n’affirmez pas qu’il est…

— J’ai peur que si, monsieur. Il paraît que deux moissonneurs irlandais, revenant de chez le fermier Matfield à cinq milles au-delà de Sainte-Cross, ont trouvé un homme étendu dans un petit ruisseau sous les arbres.

— Sous les arbres !… où ?…

— À l’endroit même où vous vous êtes séparé de ce Wilmot, monsieur.

— Oh ! mon Dieu !… Après ?…

— L’homme était mort, monsieur, bien mort. Ils l’ont transporté à l’auberge des Armes du Forestier, monsieur. C’était l’endroit le plus rapproché de celui où ils l’ont trouvé ; et, là, on a envoyé chercher un médecin. L’événement a fait sensation ; mais le docteur, M. Cricklewood, un gentleman très-respectable, monsieur, a dit que l’homme était resté longtemps dans l’eau et que le meurtre avait été commis depuis plusieurs heures.

— Le meurtre ! — s’écria Dunbar ; — mais il n’a peut-être pas été assassiné. Sa mort a pu être accidentelle. Il est peut-être tombé dans l’eau.

— Oh ! non, monsieur, ce n’est pas cela. Il n’a pas été noyé, car le ruisseau dans lequel on l’a trouvé n’a pas trois pieds d’eau. Il a été étranglé, monsieur ; étranglé avec un nœud coulant ; étranglé par derrière, car le nœud coulant était serré sur le derrière du cou. M. Cricklewood, le médecin, est en bas dans le vestibule ; si vous voulez le voir, il vous racontera tout. Il paraît, d’après ce qu’ont dit les deux Irlandais, que le corps a été traîné dans l’eau à l’aide de la corde. La trace de son passage existe encore sur l’herbe. Je suis désolé, monsieur, désolé qu’un pareil malheur soit arrivé à… à la personne qui vous servait.

Dunbar avait besoin de sympathie. Sa figure pâle était tournée vers le maître d’hôtel et ses yeux regardaient sans voir. Il n’avait pas eu l’air d’écouter le récit du crime qui avait été commis, et pourtant il devait évidemment avoir tout entendu, car il dit tout à coup d’une voix rauque et étouffée :

— Étranglé !… et le corps traîné… dans l’eau… Qui… qui a pu… commettre ce crime ?

— Ah ! voilà la question, monsieur. Tout cela doit avoir été fait pour de l’argent, je suppose ; car il y avait sur le bord du ruisseau un portefeuille vide. Le comté est plein de vagabonds en cette saison de l’année, et parmi eux il y en a qui ne reculent devant aucun crime pour quelques livres. Je me souviens, il y a quarante ans et plus de cela, qu’à l’époque où j’étais enfant et portant encore des tabliers, il y eut un gentleman assassiné sur la route de Twyford, et on disait…

Mais Dunbar n’était pas d’humeur à écouter les souvenirs du maître d’hôtel. Il interrompit son histoire en respirant péniblement.

— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ?… Que faut-il que je fasse ?… — dit-il ; — y a-t-il quelque chose à faire ?

— Rien, monsieur, jusqu’à demain. L’enquête aura lieu demain, je suppose.

— Oui… oui, sans doute, il y aura une enquête !

— Une enquête ? Mais certainement, monsieur, certainement, il y en aura une, — répondit le maître d’hôtel.

— N’oubliez pas que je ne suis plus au courant des habitudes anglaises. Je ne sais quelles sont les démarches à faire dans un cas pareil. Ne devrait-on pas essayer de découvrir l’… assassin ?

— Si, monsieur. Les constables sont déjà sur le qui-vive probablement. Ils feront tous leurs efforts, comptez-y ; mais je crains bien qu’en cette circonstance le meurtrier n’échappe à la justice.

— Et pourquoi ?

— Parce que, voyez-vous, monsieur, l’homme a eu du temps de reste pour se sauver ; et, à moins qu’il ne soit un imbécile, il doit être loin déjà ; et alors comment trouver ses traces, à l’aide de quel moyen le découvrir… à moins que vous ne puissiez constater l’identité de l’argent, de la montre, de la chaîne, et de tout ce que la victime avait sur elle ?

Dunbar secoua la tête.

— Je ne sais pas même s’il avait une montre et une chaîne, dit-il ; — je l’ai rencontré ce matin seulement ; je n’ai aucune idée de l’argent qu’il pouvait avoir sur lui.

— Vous plairait-il de voir le médecin, monsieur, M. Cricklewood ?

— Oui… non… Vous m’avez dit tout ce qu’il était nécessaire de savoir, je suppose ?

— Oui, monsieur.

— Je vais me coucher. Tout ceci m’a mis hors de moi. Attendez ; est-ce bien constaté que l’homme assassiné est la personne qui m’a accompagné ici aujourd’hui ?

— Oh ! oui, monsieur. Il n’y a pas le moindre doute. L’un des valets de la maison est allé aux Armes du Forestier par pure curiosité, pour ainsi dire, et il a aussitôt reconnu la victime pour le gentleman avec lequel vous êtes arrivé ici bras dessus bras dessous, à quatre heures du soir.

Dunbar se retira dans l’appartement qui lui avait été préparé. C’était une belle chambre spacieuse, la meilleure de l’hôtel, et l’un des garçons fut mis à la disposition du riche voyageur.

— Comme vous êtes accoutumé à avoir votre valet de chambre, vous trouveriez désagréable de faire votre toilette tout seul, monsieur, — avait dit le maître d’hôtel, — je vais donc vous envoyer Henry.

Cet Henry, qui était un garçon intelligent et de bonne mine, défit le portemanteau de Dunbar, ouvrit son splendide nécessaire de toilette, et étala les flacons en cristal à bouchons dorés, ainsi que l’attirail à barbe, sur la toilette.

Dunbar s’assit dans un fauteuil devant la glace et regarda d’un air pensif son visage pâle à la lueur des bougies.

Il se leva le lendemain de bonne heure, et, avant déjeuner, il envoya une dépêche télégraphique à la maison de banque dans Saint-Gundolph Lane.

Cette dépêche, adressée par Henry Maddison Dunbar à William Balderby, consistait en ces mots :

Je vous prie de venir me rejoindre sur-le-champ à l’Hôtel George, à Winchester. Un terrible événement vient d’avoir lieu et je suis excessivement chagriné et embarrassé. Amenez un homme de loi avec vous. Que ma fille sache que je ne serai pas à Londres avant quelques jours.

Pendant tout ce temps, le cadavre de l’homme assassiné gisait sur une longue table dans une chambre obscure des Armes du Forestier.

Le profil raide du cadavre était parfaitement visible sous le drap qui le recouvrait ; mais la porte de la chambre mortuaire était fermée à clef, et personne ne devait y entrer avant l’arrivée du coroner.

En attendant, l’auberge des Armes du Forestier faisait plus d’affaires qu’elle n’en avait, de mémoire d’homme, fait dans le même espace de temps ; toute sorte de gens entrèrent et sortirent durant toute la longue matinée. Il semblait que tous les habitants de Winchester parlassent de l’assassinat qui avait été commis dans le petit bois près de Sainte-Cross.

Dunbar, assis dans sa chambre, attendait la réponse à sa dépêche télégraphique.