Henry Dunbar/08

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 78-86).

CHAPITRE VIII

Les premiers pas sur le sol natal.

Wilmot obéit à son ancien maître et commanda un excellent déjeuner qui fut servi dans le meilleur style du Dauphin ; et un séjour au Dauphin est presque une récompense des peines et des tracas d’un voyage entre l’Inde et l’Angleterre. Dunbar daigna se montrer très-amical envers son ancien valet, et insista pour que Joseph prît place avec lui à une table bien servie ; mais quoique l’Anglo-Indien rendît amplement justice au déjeuner, et engloutît un poulet froid et une salade de homard, avec plusieurs verres de vin de Moselle frappé, le réprouvé mangea et but fort peu, et passa la plus grande partie de son temps à rouler de la mie de pain entre ses doigts d’une façon étrange et distraite et à observer la figure de son compagnon. Il ne parla que lorsque son maître lui adressa la parole, et encore fut-ce d’un ton contraint, à moitié machinal, qui eût étonné toute autre personne moins indifférente que Dunbar aux sentiments de ses semblables.

L’Anglo-Indien acheva son déjeuner, quitta la table et s’approcha de la fenêtre, mais Wilmot demeura assis en face de son verre plein. Les bulles pétillantes avaient disparu de la surface du vin clair couleur d’ambre ; mais bien que du vin de Moselle, à une demi-guinée la bouteille, ne dût pas être la boisson ordinaire d’un ex-forçat, il ne semblait pas apprécier beaucoup ce liquide. Il courbait la tête, appuyant son coude sur son genou, en songeant, songeant toujours.

Dunbar s’amusa pendant dix minutes environ à regarder la rue animée, qui est peut-être la plus belle, la mieux aérée et la plus jolie de toutes les grandes rues de l’Angleterre, puis il s’éloigna de la fenêtre et regarda son ancien valet. Il avait eu l’habitude, trente-cinq ans auparavant, d’être très-familier avec Wilmot et d’en faire un confident et un compagnon ; il recommença maintenant avec lui sur le même pied et tout naturellement, comme si les trente-cinq ans n’eussent pas existé et qu’il n’eût fait aucun tort à Wilmot. Il reprit ses anciennes allures, et traita son compagnon avec cette affabilité hautaine que l’on peut supposer à un monarque à l’égard de son ministre favori.

— Buvez votre vin, Wilmot, — s’écria-t-il ; — ne restez pas là à méditer comme si vous étiez un grand spéculateur réfléchissant à la stagnation des affaires. Il me faut des figures joyeuses pour saluer mon retour dans mon pays natal. J’ai vu assez de sombres visages dans l’Inde, et je ne veux voir ici que des physionomies souriantes et agréables. Vous avez l’air soucieux d’un homme qui a commis un meurtre ou qui en prémédite un.

Le paria sourit.

J’ai de si bonnes raisons pour paraître gai, n’est-ce pas ? — dit-il du même ton que celui dont il s’était servi en acceptant les bontés du banquier. — L’avenir me réserve une si belle perspective, et le passé m’offre de si riants souvenirs ! La mémoire d’un homme me fait l’effet d’un livre d’images qu’il doit constamment feuilleter, qu’il le veuille ou non, et si les images sont horribles, s’il frissonne en les regardant, si leur vue est pour lui plus affreuse que l’agonie de la mort, il faut qu’il les regarde quand même. J’ai lu l’autre jour une histoire, ou plutôt ma fille me la lisait, pauvre enfant ! elle essaye de me calmer parfois à l’aide de ce moyen, et celui qui avait écrit l’histoire disait que les plus misérables d’entre nous devaient ne pas manquer d’adresser cette prière à l’Éternel : « Mon Dieu, conservez-moi la mémoire ! » Mais si la mémoire nous rappelle des crimes, monsieur Dunbar, faut-il demander que ces souvenirs ne s’effacent pas ? Ne vaut-il pas mieux demander que notre cerveau et notre cœur se dessèchent, et que nous n’ayons plus la faculté du souvenir ? Si j’avais pu oublier le tort que vous m’avez fait il y a trente-cinq ans, je serais sans doute un autre homme, mais je n’ai pu l’oublier. Chaque jour, chaque heure, je me suis souvenu. Ma mémoire est aussi fraîche aujourd’hui qu’elle l’était il y a trente-quatre ans, alors qu’une année seulement s’était écoulée depuis l’époque fatale.

Wilmot avait dit tout cela presque comme s’il eût cédé à une impulsion irrésistible et au besoin de parler pour parler, plutôt qu’au désir de faire des reproches à Dunbar. Il n’avait pas regardé l’Anglo-Indien, il n’avait pas changé d’attitude, sa tête était toujours restée courbée, et ses yeux n’avaient pas quitté le parquet.

Dunbar était revenu à la fenêtre et s’était remis à contempler la rue, mais il se retourna brusquement avec un geste d’impatience et de colère quand Wilmot eut fini de parler.

— Écoutez, Wilmot, — dit-il, — si les chefs de la maison de Saint-Gundolph Lane vous ont envoyé ici pour m’ennuyer et m’insulter aussitôt que j’aurais mis le pied sur le sol anglais, ils ont choisi une jolie manière de témoigner leur respect pour moi, et ils ont fait une sottise dont ils se repentiront tôt ou tard. Si vous êtes venu ici pour votre propre compte, dans l’espoir de m’épouvanter ou de m’extorquer de l’argent, vous vous êtes trompé. Si vous croyez vous jouer de moi avec votre tristesse sentimentale, vous vous trompez plus encore. Je vous en avertis carrément. Pour obtenir de moi quelque avantage, il faut que vous vous rendiez agréable. Je suis riche, et je sais récompenser ceux qui me plaisent, mais je ne veux être ennuyé ni tourmenté par personne au monde, et par vous moins que par tout autre. Si vous vous décidez à m’être utile, vous pouvez rester, sinon partez, et au plus vite, pour vous éviter l’humiliation d’être mis à la porte par le garçon.

À la fin de cette tirade, Wilmot releva la tête pour la première fois. Il était très-pâle ; des lignes étranges se dessinaient aux angles de ses lèvres comprimées ; et une lueur nouvelle brillait dans ses yeux.

— Je suis un pauvre niais, dit-il tranquillement, — un véritable imbécile de penser que quelque chose dans cette vieille histoire pouvait vous toucher le cœur, monsieur Dunbar. Croyez-moi, je ne vous offenserai pas une seconde fois. Ma vie n’a pas été très-sobre dans ces dernières années. J’ai eu une attaque de delirium tremens, et mes nerfs ne sont pas aussi forts qu’ils l’étaient autrefois, mais je ne vous ennuierai plus et je suis tout prêt à me rendre utile de la manière qui vous plaira.

— Trouvez-moi donc un indicateur du chemin de fer, et voyons les heures des trains. Je ne veux pas rester tout le jour à Southampton.

Wilmot sonna et demanda un indicateur. Dunbar le parcourut.

— Il n’y a pas d’express avant dix heures du soir, — dit-il, — et je ne me soucie pas de voyager par un train omnibus. Que vais-je devenir dans l’intervalle ? Il garda le silence quelques instants et réfléchit en feuilletant le guide de Bradshaw.

— Quelle distance y a-t-il d’ici à Winchester ? — demanda-t-il tout à coup.

— Dix milles, ou à peu près, je crois, — répondit Joseph.

— Dix milles ! Alors, Wilmot, voici ce que je vais faire. J’ai un ami à Winchester, un vieux camarade de collège qui possède un beau domaine dans le comté et une maison près de Sainte-Cross. Si vous voulez commander une voiture à deux chevaux et faire atteler tout de suite, nous irons voir mon vieil ami Michael Marston ; nous dînerons à l’Hôtel George ; et nous reviendrons à Londres par l’express qui part de Winchester à dix heures un quart. Allez commander la voiture, et dépêchez-vous, Wilmot, vous m’obligerez.

Une demi-heure après, les deux hommes partirent de Southampton dans une voiture découverte, avec le portemanteau du banquier, son nécessaire de toilette, son pupitre, et le sac de voyage de Wilmot. Il était trois heures quand la voiture s’éloigna de la porte d’entrée de l’hôtel du Dauphin, et à quatre heures moins cinq, Dunbar et son compagnon entraient dans le beau vestibule de l’Hôtel George.

Pendant le trajet, le banquier avait été de très-belle humeur. Il avait fumé des cigares, admiré le beau paysage anglais, les vastes pâturages, les échappées sur les bois et les collines grises qui s’étendaient derrière la ville archiépiscopale et qui paraissaient pourpres dans le lointain.

Il avait parlé beaucoup et s’était montré très-familier envers son humble ami. Mais il n’avait pas parlé autant et aussi haut que Wilmot. Tous les tristes souvenirs semblaient s’être effacés de la mémoire de cet homme. À son silencieux chagrin avait succédé un flux de paroles d’une gaieté peu naturelle. Un observateur attentif aurait remarqué que son rire était un peu forcé, que sa joie bruyante manquait de franchise, mais Dunbar n’était pas un observateur attentif. Les habitants de Calcutta, qui flattaient et qui admiraient le riche banquier, avaient coutume de citer la désinvolture aristocratique de ses manières qui étaient bien rarement troublées par la démonstration vulgaire de ses propres émotions, et encore moins par la plus petite apparence de sympathie pour la joie ou les chagrins d’autrui.

Les vives reparties de son compagnon et sa connaissance du monde, du monde mauvais, malheureusement, amusèrent le nonchalant Anglo-Indien, et au moment où les deux hommes arrivèrent à Winchester, ils étaient dans d’excellents termes. Wilmot était parfaitement à l’aise avec son patron, et, comme les deux hommes étaient habillés dans le même genre et avaient la même élégance de manières, il eût été très-difficile pour un étranger de découvrir quel était celui des deux qui était le maître ou le valet.

L’un d’eux commanda à dîner pour huit heures, le meilleur dîner que pût fournir la maison. Les bagages furent portés dans un salon particulier, et ils s’éloignèrent de l’hôtel, bras dessus bras dessous.

Ils marchèrent à l’ombre d’une colonnade très-basse, traversèrent la place du marché et s’approchèrent de la cathédrale. Dans les environs de l’église se trouvent de vieilles cours et les squares sombres ; il y a de charmants jardins où les fleurs semblent, grâce au saint voisinage, avoir plus d’éclat que partout ailleurs où le soleil n’est pas sanctifié. Il y a des maisons basses, construites à l’ancienne mode, avec des fenêtres à la Tudor, des porches massifs, des pignons grisâtres surmontés d’une mousse jaune, de grands murs de jardin, des coins et des recoins bizarres, de hautes allèges aux fenêtres en œil-de-bœuf peintes de diverses couleurs, d’énormes poutres en chêne supportant des plafonds bas et sombres, des groupes de lourdes cheminées à moitié inclinées sous le poids du lierre qui les enlace, et sur tous ces objets l’ombre de la grande cathédrale s’étend comme une aile protectrice qui conserve calmes et frais ces charmants sanctuaires.

Au delà de cette sainte retraite, de beaux pâturages se déroulent jusqu’au pied des collines verdoyantes, et un courant tortueux y serpente librement, tantôt se cachant sous de profondes retraites formées par de grands ormes touffus, tantôt s’échappant de l’obscurité, avec des murmures et un cours plus rapide, pour changer de nature et devenir le plus bruyant des ruisseaux qui ait jamais roulé sur un lit de cailloux brillants, en courant vers la mer azurée.

Dans l’une des maisons en pierre grise qu’abritait le mur de la cathédrale, les deux hommes, toujours bras dessus bras dessous, prirent des informations sur M. Michael Marston, des Fougères, à Sainte-Cross.

Hélas ! c’est chose charmante que de faire voile vers des rivages étrangers et d’y prospérer, mais ce n’est pas tout à fait aussi agréable de revenir au pays et d’y apprendre qu’Alice est morte et enterrée, que de tous les anciens compagnons d’autrefois il n’en reste qu’un pour vous recevoir, et que le ruisseau lui-même qui coulait dans vos rêves d’enfant pendant que vous étiez endormi parmi les roseaux qui couvraient ses bords est à tout jamais desséché !

M. Michael Marston était mort depuis plus de dix ans. Sa veuve, une dame âgée, vivait encore aux Fougères.

Ce fut là le renseignement que les deux hommes obtinrent d’un bedeau qu’ils rencontrèrent errant autour de cette maison. Peu de paroles furent prononcées. Un des hommes adressa les questions nécessaires. Mais aucun des deux n’exprima ni regret ni surprise.

Ils se dirigèrent en silence, et toujours en se donnant le bras, vers les bosquets ombragés et les vastes pâturages par delà la cathédrale.

Le bedeau, qui était vieux et manquait de présence d’esprit, les appela d’une voix faible pendant qu’ils s’éloignaient.

— Peut-être cela vous plairait-il de voir la cathédrale, messieurs ? Elle en vaut bien la peine.

Mais il ne reçut pas de réponse. Les deux hommes étaient hors de la portée de la voix, ou ne se soucièrent pas de lui répondre.

— Nous allons faire un tour vers Sainte-Cross et gagner de l’appétit pour le dîner, — dit Dunbar, en marchant avec son compagnon le long d’un sentier, qui longeait un mur recouvert de mousse, et qui menait à travers une petite prairie vers l’entrée d’un paisible bosquet.

Un calme profond régnait sous ce couvert. Le ruisseau babillard courait au milieu des fleurs sauvages et des ajoncs tremblants ; le sol était tapissé de mousse et de gazon, bien rarement foulés.

C’était un endroit solitaire, car il était situé entre les pâturages et la grand’route. Les faibles et vieux pensionnaires de Sainte-Cross y venaient quelquefois, mais pas souvent. D’enthousiastes disciples du vieil Isaac Walton envahissaient parfois, mais rarement, la paisible retraite. Les endroits les plus charmants de la terre sont ceux que l’homme visite le moins.

Le charme principal de ce bosquet était sa solitude. Le doux frémissement des feuilles, les notes longues et mélodieuses d’un oiseau solitaire, et le faible murmure du ruisseau rompaient seuls le silence.

Les deux hommes entrèrent dans le bosquet, bras dessus bras dessous. L’un d’eux parlait et l’autre écoutait en fumant un cigare. Ils pénétrèrent sous la longue arcade que formaient au-dessus de leur tête les branches des arbres entrelacées, et l’obscurité les déroba aux regards du reste du monde.