Henry Dunbar/11

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 115-122).
◄  Laura
Arrêté  ►

CHAPITRE XI

L’enquête.

L’enquête du coroner, qui avait été fixée pour midi ce jour-là, fut retardée jusqu’à trois heures de l’après-midi sur la demande pressante de Dunbar.

Quand donc a-t-on refusé la demande pressante d’un millionnaire ?

Le coroner, qui était un petit homme remuant, accéda très-volontiers aux désirs de Dunbar.

— Je suis étranger en Angleterre, — dit l’Anglo-Indien ; — jamais de ma vie je n’ai assisté à une enquête. L’homme assassiné avait des relations avec moi. On l’a vu pour la dernière fois en ma compagnie. Il est absolument nécessaire que j’aie un conseiller légal pour s’occuper, dans mon intérêt, de ce qu’il y aura à faire. Qui sait quels soupçons peuvent s’élever contre mon nom et mon honneur ?

Le banquier faisait cette remarque en présence de quatre ou cinq des jurés, du coroner et de M. Cricklewoodde médecin, qui avait été mandé pour examiner le cadavre de l’homme qu’on supposait avoir été assassiné. Chacun de ces gentlemen protesta à haute voix et avec indignation contre l’idée de la simple possibilité qu’un soupçon, ou l’ombre d’un soupçon, pût s’attacher à un homme comme Dunbar.

Ils ne savaient évidemment rien sur son compte, si ce n’est qu’il était Henry Dunbar, chef de la riche maison de banque Dunbar, Dunbar et Balderby, et qu’il était millionnaire.

Était-il probable qu’un millionnaire eût commis un meurtre ?

Quand avait-on vu un millionnaire commettre un meurtre ? Jamais à coup sûr !

L’Anglo-Indien était assis dans son salon particulier à l’Hôtel George, écrivant et examinant ses papiers, écrivant constamment et arrangeant sans cesse les paquets de lettres du nécessaire à dépêches, en attendant l’arrivée de Balderby.

Le délai accordé par le coroner était une bonne aubaine pour le maître des Armes du Forestier. La foule entrait et sortait, flânait autour de la maison et s’arrêtait au comptoir, buvant et causant pendant toute la matinée, et le sujet de chaque conversation était le meurtre commis dans le bois sur le chemin de Sainte Cross.

Balderby et Lowell arrivèrent à l’Hôtel George quelques minutes avant deux heures. On les introduisit aussitôt dans l’appartement où Dunbar les attendait.

Arthur avait songé à Laura et au père de Laura depuis le départ de Londres. Il s’était demandé, à mesure qu’il se rapprochait de plus en plus de Winchester, quelle serait la première impression que ferait sur lui Dunbar.

Cette première impression ne fut pas bonne ; Dunbar était un homme beau, très-beau même, grand, à tournure aristocratique, et ayant dans ses manières une certaine grâce hautaine qui s’harmonisait parfaitement avec sa bonne mine. Mais, malgré tout cela, l’impression qu’il fit sur Arthur ne fut pas agréable.

Lejeune avoué avait entendu faire de vagues allusions à l’anecdote du faux par ceux qui connaissaient à fond l’histoire de la famille Dunbar, et il avait appris que la vie qu’avait menée Dunbar dans sa première jeunesse avait été celle d’un prodigue et d’un égoïste.

Peut-être ceci eut-il quelque influence sur son opinion dans sa première entrevue avec le père de la femme qu’il aimait.

Dunbar fit le récit du meurtre. Les deux hommes furent terrifiés par cette nouvelle.

— Mais où est Sampson Wilmot ? — s’écria Balderby ; — c’est lui que j’avais envoyé à votre rencontre, sachant que c’était la seule personne de la maison qui se souvînt de vous et dont vous pussiez vous souvenir.

— Sampson est tombé malade en route, d’après ce que m’a dit son frère, — répondit Dunbar. — Joseph a laissé ce malheureux vieillard quelque part en chemin.

— Il n’a pas dit où ?

— Non ; et, chose étrange, j’ai oublié de le lui demander. Le pauvre diable m’a amusé avec les vieux souvenirs du passé dans le trajet entre Southampton et Winchester, et nous n’avons que très-peu parlé du présent.

— Sampson doit être bien malade, — reprit Balderby ; — car sans cela il serait revenu à Saint-Gundolph Lane me raconter ce qui s’était passé.

Dunbar sourit.

— S’il était trop malade pour arriver jusqu’à Southampton, il ne pouvait évidemment pas retourner à Londres, — dit-il avec une suprême indifférence.

Balderby, qui avait très-bon cœur, fut chagriné à l’idée du désespoir que Sampson avait dû éprouver en se trouvant abandonné et malade parmi des étrangers.

Arthur garda le silence : il était assis un peu à l’écart des deux autres hommes et il examinait Dunbar.

À trois heures, l’enquête commença. Les témoins appelés furent deux Irlandais, Patrick Hennessy et Philip Murtock, qui avaient trouvé le cadavre dans un ruisseau, près de Sainte-Cross ; M. Cricklewood, le médecin ; le bedeau, qui avait vu les deux hommes, leur avait parlé, et avait ensuite montré la cathédrale à Dunbar le propriétaire de l’Hôtel George ; le garçon qui avait accueilli les deux voyageurs et pris les ordres de Dunbar pour le dîner ; et, enfin, Dunbar lui-même.

Il y avait beaucoup de monde dans la salle, car en ce moment la nouvelle du meurtre avait circulé au loin. Dans le nombre des curieux se trouvaient des gens influents, entre autres sir Arden Westhorpe, l’un des magistrats du comté, en résidence à Winchester ; Lovell, Balderby et l’Anglo-Indien formaient un petit groupe assis un peu en dehors de la foule.

Les jurés prirent place autour d’une longue table en acajou. Le coroner s’assit à l’un des bouts.

Mais avant de commencer l’interrogatoire des témoins, les jurés furent conduits dans la chambre obscure où le cadavre gisait sur une des longues tables de l’estaminet. Lovell les suivit, et le médecin procéda de nouveau à l’examen du cadavre afin de pouvoir fournir les preuves de ce qui avait occasionné la mort.

La figure du mort était contractée et noircie par l’agonie de la strangulation. Le coroner et les jurés la regardèrent avec étonnement et épouvante. Parfois, un coup de poignard qui va droit au cœur laissera la figure de la victime aussi calme que celle d’un enfant endormi. Mais dans ce cas il n’en était pas de même. L’horrible marque de l’assassinat se voyait sur ce visage rigide. L’horreur, la surprise et l’affreuse agonie d’une mort soudaine se confondaient dans l’expression de cette physionomie.

Les jurés causèrent Un moment entre eux à voix basse, firent quelques observations au médecin, puis sortirent sans bruit de la chambre obscure.

Les faits du meurtre étaient très-simples et faciles à établir en quelques mots. Mais quelle que pût être la vérité de cette terrible histoire, elle ne renfermait rien qui aidât à éclaircir le mystère.

Lovell, qui agissait dans les intérêts de Dunbar, adressa plusieurs questions aux témoins. Dunbar fut lui-même la première personne interrogée. Il fit le récit très-simple et très-intelligible de tout ce qui s’était passé depuis son débarquement à Southampton.

— J’ai trouvé le défunt qui m’attendait au débarcadère, — dit-il ; — il m’a raconté qu’il était venu en remplacement d’une autre personne. Je ne l’ai pas reconnu tout d’abord… c’est-à-dire que je n’ai pas reconnu en lui le valet qui avait été à mon service avant mon départ d’Angleterre, il y a trente-cinq ans. Mais il s’est fait connaître plus tard, et il m’a dit qu’il avait rencontré son frère à Londres, le 16 du courant, et avait fait avec lui une partie du trajet vers Southampton. Il m’a raconté aussi qu’en route Sampson Wilmot, beaucoup plus âgé que lui, était tombé malade, et que leur séparation avait eu lieu.

Dunbar dit tout cela avec calme, et délibérément. Il était même si calme, si résolu, qu’on aurait dit presque qu’il récitait quelque chose appris par cœur.

Lovell, qui le regardait attentivement, s’en aperçut et en fut étonné. C’est chose habituelle qu’un témoin, même indifférent, en faisant sa déposition sur quelque chose de peu important, soit confus, balbutié, hésite et se contredise même. Mais Dunbar n’était nullement ému par l’affreux événement. Il était pâle, mais ses lèvres serrées, son attitude raide, et son regard résolu attestaient la vigueur de ses nerfs et la force de son intelligence.

— Cet homme doit être de fer, — se dit Arthur. — C’est un homme supérieur ou un coquin fieffée J’ai peur de choisir entre les deux.

— En quel endroit feu Joseph Wilmot a-t-il dit qu’il avait laissé son frère Sampson ? — demanda le coroner.

— Je ne m’en souviens pas.

Le coroner se gratta le menton d’un air pensif.

— C’est un peu étrange, — dit-il ; — le témoignage de ce Sampson pourrait jeter quelque lueur sur cet événement très-mystérieux.

Dunbar acheva ensuite de raconter son histoire.

Il parla du déjeuner à Southampton, du voyage de Southampton à Winchester, de la promenade de l’après-midi dans les prairies près de Sainte-Cross.

— Pouvez-vous nous désigner exactement l’endroit où vous vous êtes séparé du défunt ? — demanda le coroner.

— Non, — répondit Dunbar ; — souvenez-vous que je suis étranger en Angleterre. Je ne suis pas venu ici depuis mon enfance. Mon vieux camarade de collège, Michael Marston, se maria et s’établit aux Fougères pendant mon séjour dans l’Inde. J’ai trouvé à Southampton que j’avais quelques heures devant moi avant le départ de l’express pour Londres, et je suis venu ici pour voir mon vieil ami. J’ai été très-désappointé en apprenant qu’il était mort. Mais j’ai pensé que je ferais bien d’aller rendre visite à sa veuve, qui me raconterait sans doute les derniers moments de mon pauvre ami. J’ai traversé avec Wilmot la cour de la cathédrale, et nous avons pris le chemin de Sainte-Cross. Le bedeau nous a vus et nous a adressé la parole à notre passage.

Le bedeau, qui était debout parmi les autres témoins, attendant son tour d’être interrogé ; s’écria alors :

— Oui, je vous ai vu, monsieur, je m’en souviens très-bien.

— À quelle heure êtes-vous parti de l’Hôtel George ?

— Un peu après quatre heures.

— Où êtes-vous allé ensuite ?

— Je suis allé, — répondit hardiment Dunbar, — dans le petit bois avec le défunt auquel je donnais le bras. Nous avons fait environ un quart de mille sous les arbres, et j’avais l’intention de pousser jusqu’aux Fougères pour y voir la veuve de Michael Marston ; mais mes habitudes ont été sédentaires pendant ces dernières années ; la chaleur du jour et la fatigue de la marche me firent réfléchir que je n’en aurais pas la force. J’envoyai Joseph aux Fougères, avec un message pour Mme Marston, à qui je demandais l’heure à laquelle je pourrais me présenter chez elle aujourd’hui, et je suis revenu à la cathédrale. Joseph, après s’être acquitté de sa commission, devait venir m’y reprendre.

— Il devait revenir à la cathédrale ?

— Oui.

— Mais pourquoi ne serait-il pas revenu à l’Hôtel George ?… pourquoi l’attendre à la cathédrale ?

Arthur écoutait avec une étrange expression sur la physionomie. Si Dunbar était pâle, le conseiller légal de Dunbar l’était plus encore. Les jurés regardaient le coroner avec stupéfaction, comme s’ils eussent été effrayés de son impertinence à l’égard du chef de la grande maison de banque Dunbar, Dunbar et Balderby. Comment osait-il ce coroner, dont le revenu était, au plus, de cinq cents livres par an, comment osait-il discuter ou trouver invraisemblable une assertion de Dunbar ?

L’Anglo-Indien sourit d’un air légèrement dédaigneux. Il était debout, dans une attitude nonchalante, jouant avec les breloques de sa chaîne de montre, et le soleil brûlant du mois d’août, qui pénétrait par une fenêtre sans rideaux en face de lui, éclairait en plein sa figure. Mais il n’essayait pas de se soustraire à ce flot de lumière qui l’aveuglait. Il faisait face au soleil, face au coroner, face aux jurés, et il affrontait le regard scrutateur de Lovell. Impassible, insouciant, et gracieux comme s’il eût été dans une salle de bal, il était le héros du moment, qu’admiraient tous ceux qui le regardaient, et il racontait devant le coroner et les jurés l’histoire bizarre de la mort de son ancien valet.

— Oui, — se dit de nouveau Lovell en scrutant la physionomie du riche personnage, — oui, ses nerfs doivent être d’acier.