Henry Dunbar/12

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 122-136).

CHAPITRE XII

Arrêté.

Le coroner répéta sa question.

— Pourquoi avez-vous dit au défunt de venir vous rejoindre à la cathédrale, monsieur Dunbar ?

— Tout bonnement parce que c’était mon idée en ce moment, — répondit l’Anglo-Indien froidement ; — j’avais la fantaisie de visiter la cathédrale, et je pensais que Wilmot reviendrait des Fougères assez à temps pour examiner avec moi une partie de l’édifice. Il était très-intelligent et sa société me plaisait.

— Mais la course aux Fougères et le retour devaient prendre du temps.

— Peut-être bien, — répondit Dunbar. — Je ne connaissais pas la distance et je ne calculai pas le temps qu’il lui faudrait pour aller aux Fougères. Je dis seulement à Wilmot : « Je vais retourner visiter la cathédrale, et je vous attendrai là. » Je lui recommandai ensuite de se dépêcher le plus possible.

— Est-ce là tout ce qui se passa entre vous ?

— Tout. Je repris ensuite le chemin de la cathédrale.

— Et vous y attendîtes le défunt ?

— Oui, je l’attendis jusqu’à l’heure pour laquelle j’avais commandé le dîner à l’Hôtel George.

Il y eut une pause durant laquelle le coroner sembla réfléchir profondément.

— Je suis forcé de vous faire encore une question, monsieur Dunbar, — dit-il au bout d’un moment avec un peu d’hésitation.

— Je suis prêt à répondre à toutes les questions qu’il vous plaira de m’adresser, répliqua Dunbar d’un ton très-calme.

— Étiez-vous dans de bons termes avec le défunt ?

— Je viens de vous le dire à l’instant, nous étions dans d’excellents termes. Je le trouvais agréable compagnon ; ses manières étaient celles d’un gentleman. Je ne sais pas comment il avait fait son éducation, mais, de manière ou d’autre, il s’était arrangé pour avoir une certaine érudition.

— Je comprends que vous étiez amis au moment de sa mort ; mais avant cette époque ?…

Dunbar sourit.

— J’ai habité l’Inde pendant trente-cinq ans, — dit-il.

— Précisément. Mais avant voire départ pour l’Inde, n’y eut-il pas quelque malentendu, quelque querelle sérieuse entre vous et le défunt ?

Dunbar rougit tout à coup, et ses sourcils se contractèrent comme si tout son empire sur lui ne suffisait pas contre les souvenirs désagréables du passé.

— Non, — dit-il résolûment, je n’eus jamais de querelle avec lui.

— N’y eut-il pas de motifs d’hostilité entré vous ?

— Je ne comprends pas votre question. Je vous dis que je n’eus jamais de querelle avec lui.

— Peut-être non ; mais il aurait pu y avoir quelque animosité cachée, quelque sentiment étouffé plus fort qu’une colère franchement exprimée. Existait-il un sentiment de cette nature ?

— Pas chez moi.

— Et chez le défunt ?

Dunbar jeta un regard furtif vers Balderby. Les paupières du plus jeune associé s’abaissèrent sous ce regard.

Il était clair qu’il connaissait l’histoire des faux billets.

Si le coroner de Winchester eût été un homme habile, il eût suivi ce regard de Dunbar et compris que le plus jeune associé savait quelque chose sur les antécédents du mort. Mais le coroner n’était pas un observateur très-fin, et le regard inquiet de Dunbar lui échappa.

— Oui, — répondit l’Anglo-Indien, — Wilmot me gardait rancune avant mon départ pour Calcutta, mais nous avions réglé cette affaire à Southampton, et je lui avais promis une rente annuelle.

— Vous lui aviez promis une rente annuelle ?

— Oui… pas très-forte… seulement cinquante livres par an, et il avait été très-satisfait de cette promesse.

— Il avait donc des droits sur vous ?

— Il n’avait aucun droit, — répondit Dunbar avec hauteur.

Évidemment cela ne pouvait plaire à un millionnaire d’être questionné ainsi par un impertinent coroner de province.

Les jurés sympathisèrent avec le banquier.

Le coroner eut l’air embarrassé.

— Si le décédé n’avait aucun droit sur vous, pourquoi lui aviez-vous promis une rente ? — demanda-t-il après une pause.

— Je la lui avais promise à cause des souvenirs du vieux temps, — répondit Dunbar. — Wilmot était mon valet favori il y a trente-cinq ans ; nous étions jeunes tous les deux ; je crois qu’il avait à cette époque une affection très-sincère pour moi : moi, je sais que je l’avais toujours aimé.

— Combien de temps êtes-vous resté dans le petit bois avec le défunt ?

— Pas plus de dix minutes.

— Et vous ne pouvez désigner l’endroit où vous l’avez laissé ?

— Pas très-facilement ; si j’étais sur les lieux, je pourrais peut-être l’indiquer.

— Quel temps s’est-il écoulé depuis le moment où vous vous êtes éloigné de la cathédrale avec Wilmot jusqu’à votre retour sans lui ?

— Peut-être une demi-heure.

— Pas plus longtemps ?

— Non, je suis sûr du fait.

— Merci, monsieur Dunbar, cela suffira pour le moment, — dit le coroner.

Le banquier retourna à sa place.

Lovell, qui l’observait toujours, vit que sa main, forte et blanche, tremblait un peu pendant que ses doigts jouaient avec les breloques brillantes suspendues à sa chaîne d’or massif.

Le bedeau fut interrogé ensuite.

Il déclara qu’il flânait dans la cour de la cathédrale au moment où deux hommes l’avaient traversée. Il raconta comment ils s’en allaient bras dessus bras dessous, riant et causant ensemble.

— Quel était celui des deux qui causait en passant près de vous ? — demanda le coroner.

M. Dunbar.

— Avez-vous entendu ce qu’il disait ?

— Non, monsieur, j’ai entendu sa voix mais pas les paroles.

— Quel temps s’est-il écoulé depuis le moment où M. Dunbar et le défunt se sont éloignés de la cour de la cathédrale jusqu’au retour de M. Dunbar ?

Le bedeau se gratta la tête et regarda Dunbar avec incertitude.

Ce gentleman avait les yeux fixés droit devant lui et semblait n’avoir pas conscience du regard du bedeau.

— Je ne saurais dire au juste combien de temps s’est écoulé, monsieur, — répondit le vieillard après une pause.

— Pourquoi ne sauriez-vous le dire au juste ?

— Parce que, voyez-vous, monsieur, je ne me préoccupe pas beaucoup des heures et je ne voudrais pas dire un mensonge.

— Il ne faut pas que vous disiez de mensonge, Nous ne voulons que la vérité, rien que la vérité.

— Je le sais, monsieur ; mais je me fais vieux et ma mémoire n’est pas aussi bonne qu’elle l’était jadis. Je crois que M. Dunbar est resté absent une heure.

Lovell tressaillit involontairement. Les regards de tous les jurés se portèrent aussitôt vers Dunbar. Mais l’Anglo-Indien ne faillit pas. Il fixait en ce moment sur le bedeau un regard calme et ferme qui semblait celui d’un homme n’ayant rien à craindre et que rien ne pouvait troubler parce qu’il se sentait innocent.

— Nous ne voulons pas savoir ce que vous croyez, — dit le coroner, — n’avancez que ce dont vous êtes sûr.

— Alors je n’en suis pas sûr, monsieur.

— Vous n’êtes pas sûr que M. Dunbar se soit absenté une heure ?

— Pas tout à fait sûr, monsieur.

— Mais à peu de chose près, est-ce cela ?

— Oui, monsieur, j’en suis presque sûr, parce que, voyez-vous, monsieur, quand les deux gentlemen sont entrés dans la cour, l’horloge de la cathédrale sonnait quatre heures un quart, je m’en souviens, et quand M. Dunbar est revenu j’allais partir pour prendre mon thé, et il m’arrive rarement d’aller prendre mon thé tant que cinq heures n’ont pas sonné.

— Mais en admettant qu’il fût cinq heures lorsque M. Dunbar a reparu, cela ne ferait jamais que trois quarts d’heure d’absence, puisque vous avouez qu’il était quatre heures un quart quand il a traversé la cour.

Le bedeau se gratta de nouveau la tête.

— Je m’étais un peu attardé hier dans l’après-midi, monsieur, — dit-il, — et je n’ai songé à mon thé qu’un peu tard.

— Et vous croyez donc que M. Dunbar a été absent une heure ?

— Oui, monsieur, une heure ou plus encore.

— Une heure ou plus encore ?

— Oui, monsieur.

— Il est resté absent plus d’une heure ; est-ce ce que vous voulez dire ?

— Cela peut-être, monsieur, je ne tiens pas bien compte du temps.

Lovell avait tiré son portefeuille et prenait des notes sur la déposition du bedeau.

Le vieillard continua à raconter comment il avait montré la cathédrale à M. Dunbar. Il ne parla pas de cette faiblesse soudaine qui avait surpris l’Anglo-Indien à la porte de l’une des chapelles, mais il dit que les manières du riche banquier avaient été affables à l’extrême. Il déclara que Dunbar avait attendu d’abord à la porte de la cathédrale, puis dans la cour l’arrivée de son valet. Il ne se fit pas faute de faire l’éloge de l’amabilité de l’homme riche.

Les témoins qui vinrent ensuite et qui furent les plus importants étaient les deux moissonneurs, Murtock et Hennessy, qui avaient trouvé le cadavre de l’homme assassiné.

Hennessy fut renvoyé de la salle pendant que Murtock faisait sa déposition ; mais les témoignages des deux hommes s’accordèrent parfaitement.

Ils étaient des moissonneurs irlandais et revenaient la soirée précédente d’un souper de moisson à une ferme située à cinq milles de Sainte-Cross. L’un d’eux s’était agenouillé sur le bord du ruisseau pour puiser de l’eau dans son chapeau de feutre, et il avait vu avec épouvante la figure du mort qui le regardait aux rayons de la lune à travers l’eau à peine assez profonde pour le recouvrir. Les deux hommes avaient retiré le cadavre du ruisseau et Murtock avait fait sentinelle pendant que Hennessy était allé chercher du secours.

Les habits du mort avaient été enlevés à l’exception du pantalon et des bottes et son buste était nu. Il y avait dans ce fait une brutalité révoltante. Il semblait que l’assassin avait dépouillé sa victime à cause de la valeur des habits qu’elle portait. Il n’y avait donc pas à douter que l’assassinat eût été commis dans un but de cupidité et non par vengeance.

Lovell respira plus librement. Jusqu’à ce moment un doute affreux l’avait torturé. Le soupçon s’était enraciné dans son esprit. Il avait été poursuivi par l’idée que l’Anglo-Indien avait tué son ancien serviteur pour faire disparaître le principal témoin du crime de sa jeunesse.

Mais s’il en eût été ainsi l’assassin ne se fût pas arrêté sur le théâtre du crime pour dépouiller de ses habits le cadavre de sa victime.

Non ! le crime avait été commis sans doute par quelque misérable perdu, ignorant, sauvage et endurci par une longue existence criminelle, et qui traquait ses semblables en vraie bête fauve.

De pareils faits arrivent en ce monde. Le sang a été versé parfois pour des bagatelles de si peu de valeur qu’il a été difficile aux hommes de croire qu’un être humain ait pu en détruire un autre pour un tel motif.

Que le Ciel prenne en pitié le malheureux égaré au point d’être séparé de ses semblables par la bassesse de sa nature ! Que le Ciel vienne en aide à ceux qui cherchent à répandre la foi et l’enseignement chrétien dans tout le pays ! car ce n’est que par ce moyen que les prisons encombrées auront moins de prisonniers et les potences moins de victimes.

Le vol des habits du mort et de tout ce qu’il pouvait avoir sur lui au moment du crime donna une nouvelle tournure à l’assassinat aux yeux de Lovell. Le cas était clair et simple maintenant et le devoir du jeune homme ne lui répugnait plus, car il avait cessé de soupçonner Dunbar.

Les constables avaient déjà été mis sur pied ; l’endroit où le meurtre s’était commis et les environs avaient été fouillés avec soin. Mais aucun vestige des habits du mort n’avait été trouvé.

Le témoignage du médecin fut très-bref. Il déposa qu’en arrivant aux Armes du Forestier il avait trouvé la victime sans un souffle de vie, et qu’il avait jugé que la mort datait de plusieurs heures. D’après les écorchures et les marques de la gorge et du cou, quelques contusions derrière la tête et d’autres traces trouvées sur le cadavre, traces qu’il décrivit minutieusement, il était clair pour lui qu’une lutte avait eu lieu entre la victime et quelque autre personne, sinon plusieurs ; qu’elle avait été renversée ou était tombée avec violence ; et que la mort avait été en dernier lieu occasionnée par la strangulation et la suffocation.

Le coroner questionna le médecin très-minutieusement et lui demanda depuis combien de temps, selon lui, la victime avait cessé de vivre. Le médecin refusa de faire une réponse positive sur ce point ; il dit seulement que lorsqu’il avait été mandé, le cadavre était froid, et que la mort remontait peut-être à trois heures ou à cinq heures. Il était impossible de dire au juste le moment où la mort avait eu lieu.

Les dépositions du garçon et du maître de l’Hôtel George établirent seulement que les deux hommes étaient arrivés à l’hôtel ensemble, qu’ils avaient paru de très-belle humeur et dans de très-bons rapports, que Dunbar s’était beaucoup inquiété de l’absence de son compagnon, et qu’il avait retardé son dîner jusqu’à neuf heures.

La liste des témoins étant épuisée, les jurés se retirèrent.

Ils furent absents environ un quart d’heure et reparurent ensuite avec un verdict de meurtre prémédité et accompli par une ou plusieurs personnes inconnues.

Dunbar, Lovell et Balderby retournèrent à l’hôtel. Il était plus de six heures quand l’enquête du coroner fut terminée, et les trois hommes se mirent à table à sept heures.

Le dîner ne fut pas gai ; l’esprit de chacun des trois convives était oppressé. Le terrible événement du jour précédent avait sur lui une sombre influence. Ils ne pouvaient causer librement sur ce sujet horrible, car c’était un thème de conversation trop douloureux, et il leur semblait presque impossible de parler d’autre chose.

Lovell avait remarqué avec surprise que Dunbar n’avait pas une seule fois parlé de sa fille. Et pourtant il n’y avait là rien de bien étrange ; le nom de son enfant eût sonné désagréablement aux oreilles du père en pareille circonstance.

— Vous écrirez à Mlle Dunbar ce soir, n’est-ce pas, monsieur ? — dit enfin le jeune homme ; — elle a dû être bien inquiète de nous tous aujourd’hui. Elle a été alarmée par votre message à M. Balderby.

— Je n’écrirai pas, — répondit le banquier, — car j’espère voir ma fille ce soir.

— Vous quitterez Winchester, ce soir, alors.

— Oui, par l’express de dix heures quinze minutes. Je serais parti hier par le même train sans ce terrible événement.

Arthur le regarda tout étonné.

— Vous êtes surpris, — dit Dunbar.

— Je pensais que peut-être vous resteriez ici… jusqu’à ce que…

— Jusqu’à ce que quoi ? — demanda l’Anglo-Indien. — Tout n’est-il pas fini ? L’enquête a été terminée aujourd’hui. Je laisserai des ordres pour l’enterrement du pauvre diable et la somme nécessaire pour ses funérailles. J’ai parlé de cela au coroner cette après-midi. Que puis-je faire de plus ?

— Rien… certainement, — répondit Arthur avec quelque hésitation ; — mais je croyais que, vu la singularité du cas, il serait préférable que vous restassiez sur les lieux, si cela est possible, jusqu’à ce qu’on ait fait quelques démarches pour découvrir l’assassin.

Il ne voulut pas exprimer la pensée qu’il avait à l’esprit, car il songeait que quelques personnes pourraient soupçonner Dunbar lui-même et qu’il valait mieux pour lui ne pas s’éloigner du théâtre du meurtre jusqu’à ce que tout soupçon fût effacé par l’arrestation du meurtrier véritable.

Le banquier secoua la tête.

— Je doute fort qu’on arrête le coupable, — dit-il. — Qu’est-ce qui l’empêche de s’échapper ?

— Tout, — répondit Lovell avec chaleur. — D’abord la stupidité du crime, la folie aveugle que trahit si souvent le meurtrier. Ce n’est pas seulement l’acte coupable en lui-même qui est horrible ; songez à l’état épouvantable de l’esprit de l’assassin après la perpétration du crime. Et c’est en un pareil moment, aussitôt après que ce crime a été commis, alors que le meurtrier est torturé par le remords, qu’il faut qu’il déploie le plus de circonspection : qu’il surveille ses regards, ses moindres paroles, ses actions les plus simples, car il sait que chaque regard, chaque action sont épiés, que chaque mot est écouté, dévoré par des hommes qui sont tout prêts à l’accuser, par des hommes qui ont intérêt à le découvrir à cause de la récompense qui leur sera accordée, par des hommes expérimentés qui ont étudié la philosophie du crime et qui, par suite d’un talent particulier, savent trouver dans un regard, dans une parole, une sombre signification qui échappe aux autres personnes. Le meurtrier sait que l’odeur du sang est dans l’air et que les limiers sont à l’œuvre. Il sait cela, et c’est en ce moment qu’il lui faut affronter hardiment le monde et mesurer ses regards et ses paroles de manière à tromper les espions inconnus. Il n’est jamais seul. Le domestique qui le sert, le facteur de la gare qui lui indique un siège confortable dans le compartiment de première classe, ou qui porte son bagage, le marin qui le suit du coin de l’œil pendant qu’il respire la brise de la mer sur le pont du navire qui doit l’emmener en lieu de sûreté, n’importe qui autour de lui peut être un agent de la police secrète, et à tout moment la foudre peut le frapper sous forme d’une main qui s’appuie légèrement sur son épaule et lui fait sentir qu’il est perdu. Comment s’étonner dès lors qu’un criminel soit généralement lâche, et qu’il se trahisse par quelque folie ?

Le jeune homme s’était laissé emporter par son sujet et avait parlé avec une étrange énergie.

Dunbar rit tout haut de l’enthousiasme de l’avoué.

— Vous auriez dû vous faire avocat, monsieur Lovell, — dit-il. — Ce thème vous eût fourni une magnifique entrée en matière pour votre discours contre l’accusé. Je vois d’ici le malheureux frissonnant sur sa sellette et tremblant de peur sous ce torrent d’éloquence judiciaire.

Dunbar rit de tout son cœur après avoir parlé, se renversa dans son fauteuil, et passa sur son beau front son fin mouchoir de batiste, ainsi qu’il avait coutume de le faire de temps en temps.

— Dans le cas présent, je crois que le criminel sera probablement arrêté, — continua Lovell, s’appesantissant toujours sur le sujet du meurtre. — Les habits le feront reconnaître. Il essayera, sans doute, de les vendre ; et comme c’est évidemment quelque rustre ignorant, il tentera probablement de les vendre à quelques milles du théâtre de son crime.

— J’espère qu’on le découvrira, — dit Balderby remplissant son verre de bordeaux. — Je dois dire que je n’ai jamais entendu dire rien de bon sur le compte de ce Wilmot, et je crois qu’il alla de mal en pis après votre départ d’Angleterre, monsieur Dunbar.

— Ah !

— Oui, — reprit le plus jeune associé jetant un regard un peu inquiet sur son chef, — il fit un faux, je crois, il fabriqua de faux billets de banque ou quelque chose de ce genre, et fut déporté à vie ; mais je suppose qu’il obtint sa libération et revint en Angleterre.

— Je n’avais aucune idée de cela, — dit Dunbar.

— Il ne vous en a donc pas parlé ?

— Oh ! non, il n’était pas probable qu’il me raconterait pareille chose.

La conversation sur ce sujet en resta là pour le moment. À neuf heures, Dunbar quitta le salon pour aller surveiller l’emballage de ses effets, et un peu avant dix heures, les trois gentlemen partirent en voiture de l’Hôtel George pour se rendre à la gare.

Ils y arrivèrent à dix heures moins cinq ; le train ne devait partir qu’après dix heures un quart.

Balderby se fit délivrer les trois billets. Dunbar et Lovell se promenèrent sur le quai en se donnant le bras.

Au moment où la cloche donnait le signal de l’arrivée de l’express pour Londres, un homme se montra tout à coup sur le quai, et jeta autour de lui un regard rapide.

Il reconnut le banquier, alla droit à lui, et, ôtant son chapeau, il dit respectueusement à Dunbar :

— Je suis fâché de vous retenir, monsieur, mais j’ai l’ordre écrit de ne pas vous laisser partir de Winchester.

— Que voulez-vous dire ?

— Que j’ai un mandat d’arrêt contre vous, monsieur.

— De qui ?

— De sir Arden Westhorpe, le principal magistrat du comté, et j’ai mission de vous conduire vers lui immédiatement.

— Sous quelle prévention ? — s’écria Lovell.

— Sous la prévention d’être impliqué dans l’assassinat de Joseph Wilmot.

Le millionnaire se redressa d’un air hautain et regarda le constable avec un sourire fier.

— Ceci est trop absurde, — dit-il, — mais je suis prêt à vous suivre ; soyez assez bon pour envoyer une dépêche à ma fille, monsieur Lovell, — ajouta-t-il en se tournant vers le jeune homme, — dites-lui que des circonstances indépendantes de ma volonté me retiennent à Winchester pour une semaine, et prenez garde de l’effrayer.

Toutes les personnes qui se trouvaient dans la gare s’étaient rassemblées sur le quai et faisaient cercle autour de Dunbar, se tenant un peu à l’écart de lui et le regardant avec un intérêt respectueux. Ce n’était plus là la curiosité bruyante et empressée qu’elles auraient déployée envers un homme ordinaire soupçonné du même crime.

Il était soupçonné, mais il ne pouvait être coupable. Pourquoi un millionnaire commettrait-il un meurtre ? Les motifs qui peuvent avoir de l’influence sur d’autres hommes n’ont aucun poids pour lui.

Les assistants se disaient cela réciproquement et suivirent Dunbar et son gardien hors de la gare en s’indignant tout haut contre les représentants de la loi.

Dunbar, le constable et Balderby se rendirent en voiture à la maison du magistrat.

Le plus jeune associé offrit la somme qu’on voudrait à titre de caution pour son chef, mais l’Anglo-Indien lui imposa silence par un geste hautain.

— Je vous remercie, monsieur Balderby, — dit-il fièrement, — mais je ne veux pas de liberté conditionnelle. Il a plu à sir Arden Westhorpe de me faire arrêter, et j’attendrai le résultat de cette arrestation.

Ce fut en vain que le plus jeune associé protesta contre cette décision. Dunbar fut inflexible.

— J’espère et je crois même que vous êtes aussi innocent que moi de cet épouvantable crime, monsieur Dunbar, — dit le baronnet avec bonté, — et je m’associe de cœur à tout ce qu’il y a de douloureux pour vous dans cette horrible position. Mais par suite des informations reçues, j’ai jugé qu’il était de mon devoir de vous retenir jusqu’à ce que cette affaire eût été examinée plus sérieusement. Vous êtes la dernière personne qu’on ait vue en compagnie du défunt.

— Et à cause de ce motif on suppose que j’ai étranglé mon ancien valet pour lui voler ses habits, — s’écria Dunbar avec amertume. — Je suis étranger en Angleterre ; mais si c’est là votre loi anglaise, je ne regrette pas d’avoir passé dans l’Inde la meilleure partie de ma vie. Pourtant, je suis tout disposé à me soumettre à n’importe quel interrogatoire que réclamera la justice pour avoir son cours.

Ce fut ainsi que, la seconde nuit de son arrivée en Angleterre, Dunbar, chef de la riche maison de banque Dunbar, Dunbar et Balderby, coucha dans la prison de Winchester.