Henry Dunbar/27

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 14-22).

CHAPITRE XXVII

Clément fait sa cour.

Pour la troisième fois Margaret fut désappointée dans son espérance de voir Dunbar. Clément lui avait annoncé, la soirée précédente, la visite projetée par le banquier au bureau de Saint-Gundolph Lane, et la jeune maîtresse de musique avait à la hâte pris des arrangements pour remettre à plus tard ses leçons habituelles, afin de pouvoir aller dans la Cité voir Dunbar.

— Il n’osera pas refuser de vous voir, — dit Clément, — car il doit savoir qu’un pareil refus éveillerait des soupçons dans l’esprit des assistants.

— Il devait déjà savoir cela à Winchester, et pourtant il ne voulut pas me recevoir, répondit Margaret ; — il devait le savoir aussi quand je me suis présentée inutilement à Portland Place. Il refusera de me voir aujourd’hui si je lui demande une entrevue. Je n’ai qu’une chance, c’est celle de le rencontrer sans qu’il s’y attende. Croyez-vous pouvoir arranger cela pour moi, monsieur Austin ?

Clément promit volontiers d’amener une rencontre fortuite en apparence entre Margaret et Dunbar, et ce fut ainsi que la fille de Wilmot attendit dans le bureau de Saint-Gundolph Lane. Elle était arrivée cinq minutes seulement après que Dunbar fut entré dans la maison de banque, et elle avait attendu très-patiemment, très-résolument, dans l’espoir que, lorsque Dunbar repasserait pour remonter en voiture, elle pourrait saisir cette occasion de lui parler, de voir sa figure, et de découvrir s’il était coupable ou non.

Elle s’attachait à cette idée que quelque expression indéfinissable de la physionomie du banquier révélerait sa culpabilité Où son innocence. Mais elle ne pouvait éloigner d’elle la conviction qu’il était coupable ; quelle autre raison pouvait-il avoir pour l’éviter avec tant de persistance ?

Mais, pour la troisième fois, ses efforts furent déjoués, et elle retourna chez elle très-abattue, hantée par l’image de son père, tandis que Dunbar revenait à l’Hôtel Clarendon dans un cab ordinaire qu’il avait pris dans Cornhill.

Margaret trouva une de ses élèves qui l’attendait dans le joli petit salon du cottage de Clapham, et elle fut obligée de s’asseoir au piano, d’écouter une fantaisie très-mal jouée, et de suivre attentivement les doigts de l’élève pendant une heure environ, avant d’être libre de s’abandonner à ses propres pensées.

Margaret fut très-heureuse quand la leçon fut finie. L’élève était une jeune fille très-vive qui appelait sa maîtresse de musique « ma chère, » et aurait bien voulu perdre une heure à causer avec animation sur la nouvelle mode de chapeaux, le manteau d’hiver porté cette année, ou le roman populaire du mois. Mais la figure pâle de Margaret semblait un appel muet à la compassion, et Mlle Lamberton mit ses gants, arrangea son chapeau devant la glace de la cheminée, et sortit.

Margaret s’assit à la petite table ronde avec un livre ouvert devant elle. Mais elle ne put pas lire, quoique le volume lui eût été prêté par Clément et qu’elle prît un plaisir particulier à lire les livres qui lui avaient plu. Elle ne lut pas, elle demeura seulement assise, les yeux fixes et immobiles, et la figure très-pâle à la faible lueur de deux bougies dont la flamme vacillait au courant d’air de la fenêtre.

Elle fut tirée de sa rêverie par deux coups frappés à la porte au-dessous, et un instant après une petite servante proprette introduisit Austin.

Margaret tressaillit, et fut un peu confuse à l’arrivée de ce visiteur inattendu. C’était la première fois que Clément venait lui rendre visite tout seul. Il s’était souvent présenté chez elle, mais ç’avait toujours été en compagnie de sa mère qu’il avait été reçu chez la jolie maîtresse de musique.

— Je crains de vous déranger, mademoiselle Wilmot, — dit-il.

— Oh ! non, non, pas du tout, — répondit Margaret, — j’étais assise à ne rien faire, à songer…

— À songer à votre échec d’aujourd’hui, je suppose ?

— Oui.

Il y eut une pause durant laquelle Margaret se rassit auprès de la petite table, tandis que Clément arpentait le salon en réfléchissant.

Tout à coup il s’arrêta brusquement, appuya son coude sur le coin de la cheminée, en face de Margaret, et regarda la figure pensive de la jeune fille. Elle avait rougi lorsque le caissier était entré dans le salon, mais elle était très-pâle maintenant.

— Margaret, — dit Clément (c’était la première fois qu’il appelait la protégée de sa mère par son nom de baptême, et la jeune fille releva la tête avec surprise) ; — Margaret, ce qui est arrivé aujourd’hui me fait croire que votre conviction n’est que l’horrible vérité et que M. Dunbar, le seul parent qui survive de ces deux hommes que j’ai appris à honorer et à révérer depuis mon enfance, est effectivement coupable de la mort de votre père. S’il en est ainsi, la justice demande que le crime de cet homme soit exposé au grand jour. Je suis un peu de l’opinion de Shakspeare, je crois que le meurtre, de façon ou d’autre, transpire tôt ou tard. Mais je pense que dans cette affaire la police a été d’une négligence coupable. Il semble qu’elle ait craint de poursuivre trop activement ses recherches de peur qu’elles n’amenassent la découverte de la culpabilité de M. Dunbar.

— Vous croyez que les agents ont été corrompus ?

— Non, je ne crois pas cela. On dirait qu’il existe de par le monde une croyance populaire qui veut qu’un homme riche à millions ne puisse malfaire. Je ne pense pas que la police ait été coupable, je crois plutôt qu’elle a manqué d’énergie. Les agents se sont laissé décourager par les difficultés de l’enquête. D’autres crimes ont été commis, d’autres affaires leur sont survenues, et ils ont été obligés d’abandonner une investigation qui semblait désespérée. C’est ainsi qu’échappent les grands criminels… c’est ainsi que les assassins sont en liberté, non parce que la découverte est impossible, mais parce qu’elle ne peut être effectuée qu’avec cette lenteur et cette fatigue dans lesquelles si peu d’hommes ont le courage de persévérer. Tant que le pays retentit du bruit d’un grand crime… tant que le meurtrier est sur ses gardes nuit et jour, soit éveillé, soit endormi… la police veille et agit ; mais plus tard, quand le crime est à moitié oublié… quand la sécurité a rendu le criminel négligent… quand les chances de découverte sont décuplées… la police s’est lassée, et aucun œil n’épie les mouvements du coupable. Je ne connais rien à la science des agents de la police secrète, Margaret, mais je crois que M. Dunbar est le meurtrier de votre père, et je ferai tout ce qui est possible, avec l’aide de Dieu pour que le crime retombe sur celui qui l’a commis.

Les yeux de la jeune fille étincelèrent de fierté au moment où Clément cessa de parler.

— Vous ferez cela, — dit-elle, — vous éclaircirez le mystère de la mort de mon père, vous attirerez le châtiment sur le meurtrier ? Cela semble peut-être une chose horrible chez une femme de souhaiter qu’un homme soit découvert, quelque vil qu’il soit, mais assurément ce serait bien plus horrible encore si j’allais laisser sans vengeance le meurtre de mon père. Mon pauvre père, s’il eût été bon, je ne crois pas que je souffrirais autant en me souvenant de sa mort cruelle, mais il n’était pas un bon père… hélas ! il s’en faut.

— Quels qu’aient été ses défauts, Margaret, son meurtre ne demeurera pas impuni si je puis venir en aide à la justice, — dit Clément. — Mais ce n’est pas pour cela seul que je suis venu ce soir, Margaret. J’ai autre chose à vous dire.

Il y avait dans la voix du caissier, pendant qu’il prononçait ces dernières paroles, une tendresse qui ramena la rougeur sur les joues pâles de Margaret,

— Vous savez que je vous aime, Margaret, — dit Clément à voix basse et d’un ton sérieux, — vous devez savoir que je vous aime, ou si vous ne le savez pas, c’est parce qu’il n’y a pas de sympathie entre nous, et dans ce cas mon amour est sans espoir. Je vous ai aimée, chère Margaret, depuis la première… oui, depuis la première soirée où je vis à la lueur du crépuscule votre figure pâle et pensive dans ce petit jardin poudreux de Wandsworth. Le tendre intérêt que je ressentis alors pour vous fut le premier rayon mystérieux de l’amour, quoique dans ma sagesse je l’attribuasse à une admiration d’artiste pour votre beauté. C’était l’amour, Margaret, et il a grandi et s’est fortifié dans mon cœur depuis cette soirée d’été au point de m’amener ici ce soir pour tout vous avouer et vous demander s’il me reste quelque espérance. Ah ! Margaret, vous avez dû deviner mon amour depuis longtemps. Vous m’auriez éloigné de vous si vous aviez compris qu’il était sans espoir, vous n’auriez pas pu être assez cruelle pour me tromper.

Margaret releva la tête, et fixa sur son amant un regard d’épouvante. Elle avait donc eu tort d’être heureuse en la compagnie de Clément, si elle ne l’aimait pas… si elle ne l’aimait pas. Mais assurément ce tressaillement de triomphe et de plaisir qu’elle éprouvait en entendant parler Clément devait être quelque peu parent de l’amour.

Oui, elle l’aimait, mais les belles choses de ce monde n’étaient pas faites pour elle. L’Amour et le Devoir se disputaient la conquête de son âme pure : et le devoir était vainqueur.

— Oh ! Clément, — dit-elle, — oubliez-vous qui je suis ? Oubliez-vous cette lettre que je vous ai montrée il y a longtemps, la lettre adressée à mon père, alors qu’il était déporté comme faussaire et expiait son crime ? Oubliez-vous qui je suis et la tache qui est dans mon sang, ainsi que l’infamie attachée à mon nom ? Je suis fière de penser que vous m’avez aimée, Clément, mais je ne suis pas la femme qu’il vous faut.

— Vous êtes une noble et loyale créature, Margaret, et comme telle vous êtes digne d’un roi. Et puis, je ne suis pas assez grand personnage pour désirer un haut lignage chez la femme de mon choix. Je ne suis qu’un travailleur heureux d’accepter un salaire pour ses services, et espérant devenir plus tard un associé de la maison. Margaret, ma mère vous aime, et elle sait que vous êtes la femme dont je cherche à obtenir la main. Oubliez la tache qui souille le nom de votre père comme je l’oublie moi-même, ma bien-aimée, et répondez seulement à cette unique question : Mon amour est-il sans espoir ?

— Je ne consentirai jamais à être votre femme, Clément, — répondit Margaret à voix basse.

— Parce que vous ne m’aimez pas ?

— Parce que je ne veux pas que vous ayez à rougir de la jeunesse de votre femme.

— Ce n’est pas répondre à ma question, Margaret, — dit Clément s’asseyant à côté de la jeune fille et prenant ses deux mains dans les siennes. — Il faut que je vous demande de me regarder bien en face, mademoiselle Wilmot, — ajouta-t-il en riant, — car je commence à croire que vous avez un faible pour éluder les questions. Regardez-moi bien en face, et dites-moi que vous m’aimez.

Mais la figure rougissante de la jeune fille ne voulut pas se tourner vers la sienne. Margaret continua à détourner la tête.

— Ne me demandez pas ma main, — dit-elle d’un ton suppliant, — ne me demandez pas ma main. Le jour viendrait où vous regretteriez votre choix. Oh ! je vous en supplie, laissez-moi, Clément ; vous avez été très-bon pour moi, et ce serait bien mal reconnaître vos bontés que de…

— Que de me rendre heureux au possible, n’est-ce pas, Margaret ? Je crois que ce ne serait qu’une charmante preuve de gratitude. N’ai-je pas couru tout Clapham, Brixton et Wandworth sans compter une excursion dans Putney, pour vous procurer une demi-douzaine d’élèves, et la première faveur que je vous demande, faveur qui n’est autre que le don de cette adroite petite main, vous avez l’audace de me la refuser net ?

Il attendit quelques instants dans l’espoir que Margaret dirait quelque chose, mais sa figure resta détournée, et la main tremblante que Austin retenait essaya d’échapper à son étreinte.

— Margaret, — dit-il très-gravement, — j’ai peut-être été imprudent et présomptueux dans tout ceci. S’il en est ainsi, je mérite d’être désappointé, quelque amer que puisse être le désappointement. Si j’ai eu tort, Margaret, si je me suis laissé tromper par vos charmants sourires, vos douces paroles, par pitié, dites-moi qu’il en est ainsi, et je vous pardonnerai de m’avoir trompé involontairement, et j’essayerai de me guérir de ma folie. Mais je ne sortirai de ce salon, je n’abandonnerai la chère espérance qui m’y a amené ce soir que lorsque vous m’aurez avoué franchement que vous ne m’aimez pas. Parlez, Margaret, parlez sans crainte.

Mais Margaret garda toujours le silence. Seulement dans ce silence, Clément distingua un sanglot étouffé.

— Margaret, chère aimée, vous pleurez. Ah ! je sais maintenant que vous m’aimez, et je ne partirai d’ici que comme votre fiancé.

— Que Dieu me soit en aide ! — murmura la fille de Joseph Wilmot, — que Dieu me guide dans le bon chemin, car je vous aime, Clément, et de tout mon cœur.