Henry Dunbar/28

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 22-32).

CHAPITRE XXVIII

Achat de diamants.

Dunbar ne perdit pas beaucoup de temps avant de commencer la grande affaire qui l’avait amené à Londres, c’est-à-dire l’achat d’une collection de diamants destinés à former un collier qui ne le céderait en beauté qu’à celui qui mit dans une situation si fausse et si scandaleuse cette pauvre dupe de cardinal de Rohan et la malheureuse fille des Césars.

Le matin de bonne heure, le lendemain de sa visite à la banque, Dunbar sortit vêtu simplement, et arrêta au passage le premier cab qu’il vit dans Piccadilly.

Il ordonna au cocher de le conduire tout droit à une rue qui aboutissait dans Holborn, rue d’aspect excessivement tranquille, dans laquelle on peut acheter assez de diamants pour garnir les devantures des joailliers du Palais-Royal et de la rue de la Paix, et où l’on peut, d’un moment à l’autre, se passer la fantaisie de transformer l’argenterie en belle monnaie sonnante et trébuchante dans des établissements d’une respectabilité sans tache.

Les marchands d’or et d’argent et les joailliers de cette petite rue tranquille formaient une classe évidemment supérieure, et on pouvait, sans crainte aucune, leur confier une poignée de chaînes d’or et de breloques du même métal, sans courir le danger de voir l’un de ces brimborions disparaître dans la manche de l’opérateur pendant la cérémonie du pesage. Le fameux Krusible, qui poussa du pied dans le creuset le dernier fragment du sceptre d’un potentat oriental au moment où la police pénétrait dans son établissement à la recherche du précieux hochet, et qui resta boiteux pendant six mois des suites de cet événement, le fameux Krusible demeurait quelque part dans les profondeurs de la Cité et bien loin de cette petite rue discrète ayant nom Holborn Street. Il eût certainement dédaigné l’allure modérée et lies gains très-ordinaires en usage dans cette localité.

Dunbar laissa son cab à l’extrémité de la rue, du côté d’Holborn, et suivit le trottoir jusqu’à ce qu’il se trouvât en face de la fenêtre enfumée d’un petit salon qui aurait pu passer pour une étude quelconque, sans une inscription en lettres dorées, sur un volet extérieur, qui apprenait au public que c’était là le domicile d’Isaac Hartgold, marchand de diamants. Une plaque de cuivre enchâssée dans la porte répétait le même renseignement, et ce fut devant cette porte que Dunbar s’arrêta.

Il sonna et fut immédiatement reçu par un jeune garçon à mine éveillée qui l’introduisit dans le salon, où il trouva un comptoir d’acajou, de fines balances de cuivre, un tabouret de bureau à coussin recouvert en crin, très-élimé par un long usage, et deux formidables coffres-forts solidement enchâssés dans la muraille derrière le comptoir. Près de la fenêtre, un pupitre devant lequel un gentleman, à cheveux et à favoris très-noirs, était assis, profondément absorbé dans un calcul abstrait, entre deux énormes registres ouverts.

Il quitta son siège élevé à l’entrée de Dunbar, et toisa le banquier d’un air soupçonneux. Peut-être l’habitude de vendre des diamants le rendait-elle soupçonneux à l’égard de tout le monde. Dunbar portait un pardessus à la mode à larges manches, et c’était sur ces manches que les yeux de Hartgold se dirigeaient fréquemment et avec inquiétude. Il regardait d’un mauvais œil les gens à manches trop larges et les dames dont les manchons étaient de fourrure trop soyeuse, ou dont les ombrelles étaient garnies d’effilés. Les diamants non montés sont faciles à déplacer, et on peut en loger une collection très-respectable dans les plis de l’ombrelle la plus mignonne.

— Je veux acheter une collection de diamants pour un collier, — dit Dunbar aussi tranquillement que s’il eût parlé de deux couverts d’argent. — Je désire que ce collier sorte de l’ordinaire. J’aurais pu le commander à Garrard ou à Emmanuel ; mais j’ai la fantaisie d’acheter les diamants sur papier et de les faire monter à ma guise. Pouvez-vous me fournir ce qu’il me faut ?

— Quel prix voulez-vous y mettre ? Vous pouvez avoir un collier ordinaire pour mille livres sterling, mais vous pouvez en trouver du prix de vingt mille livres. Jusqu’à quelle somme prétendez-vous aller ?

— J’y mettrai volontiers de cinquante à quatre-vingt mille livres sterling.

Le marchand se pinça les lèvres d’un air grave.

— Vous n’ignorez pas que ces sortes d’affaires se traitent au comptant, — dit-il.

— Oui, je le sais, — répondit tranquillement Dunbar.

Il prit son porte-cartes dans sa poche en disant ces mots, et tendit une des cartes qu’il contenait à Hartgold.

— Tout chèque signé de ce nom, — dit-il, — sera payé sans objections dans Saint-Gundolph Lane.

Hartgold s’inclina respectueusement devant le millionnaire. Il connaissait parfaitement la célèbre maison Dunbar, Dunbar et Balderby.

— Je ne crois pas que je puisse vous procurer immédiatement pour cinquante mille livres de diamants tels que ceux que vous désirez, — dit-il. — Mais je puis les trouver d’ici à un ou deux jours, si vous pouvez attendre jusque-là.

— J’attendrai. C’est aujourd’hui mardi ; je vous donne jusqu’à jeudi.

— Très-bien, monsieur. Les diamants seront à votre disposition jeudi.

— Bien. Je viendrai jeudi matin. En attendant, et pour vous donner toutes les garanties désirables, je vais vous signer un bon de dix mille livres, payable à votre ordre, à compte sur les diamants que vous devez acheter pour moi. J’ai sur moi mon livre de mandats. Voulez-vous me donner une plume et de l’encre ?

Hartgold marmotta bien quelque chose pour donner à entendre que cette précaution était au moins inutile, mais il n’en apporta pas moins son écritoire à Dunbar et suivit d’un regard approbateur la main du banquier qui remplissait le mandat avec cette écriture lente et posée qui lui était particulière. Hartgold pensait que cette façon de procéder rendait les choses fort commodes et on ne peut plus agréables.

— Maintenant, monsieur, en ce qui concerne la forme du collier, dit le marchand quand il eut plié le mandat et qu’il l’eut mis dans son gousset, je pense que vous avez un projet quelconque, et que vous ne seriez pas fâché de voir quelques spécimens.

En disant ces mots, il ouvrit l’un des coffres-forts et en sortit un certain nombre de petits paquets entourés de papier et fermés d’une façon particulière, qu’il ouvrit avec beaucoup de dextérité.

— Vous prendrez sans doute quelques gouttes de suif, monsieur ? — dit-il. — Les gouttes de suif font meilleur effet que les autres pour un collier.

— Pour l’amour de Pieu, dites-moi ce que c’est que des gouttes de suif ?

Hartgold prit un diamant avec des petites pinces et le montra au banquier.

— Voici une goutte de suif, monsieur, — dit-il. — La forme est à peu près celle d’un cœur, comme vous voyez, mais nous appelons cela gouttes de suif, parce que ça en a la forme. Vous prendrez sans doute quelques gros diamants, bien qu’ils absorbent de grosses sommes ? Il y a certains diamants qui sont connus de l’Europe entière, des diamants qui ont fait partie d’écrins royaux, et qui sont aussi célèbres que les familles auxquelles ils ont appartenu. Le duc de Brunswick a fait une rafle presque générale de ces pierres-là, mais on en trouverait encore si vous en aviez la fantaisie.

Dunbar fit un geste de dénégation.

— Ce n’est pas ce qu’il me faut, dit-il. — Un jour peut venir où ma fille ou les enfants de ma fille pourront avoir besoin de vendre les diamants. Je suis dans les affaires, et je désire quatre-vingt mille livres de diamants, qui représentent exactement la même somme le jour où on voudra s’en défaire. Je désire que vous me procuriez des pierres de grosseur moyenne, valant, l’une dans l’autre, quarante ou cinquante livres, par exemple.

— Il me faudra également prendre soin d’en assortir la couleur, — dit Hartgold, — puisqu’elles sont destinées à un collier.

Le banquier haussa les épaules.

— Ne vous préoccupez pas du collier, — dit-il avec quelque impatience. Je vous répète que je suis homme d’affaires, et que je veux de bonnes valeurs pour mon argent.

— Vous serez satisfait, monsieur, — répondit vivement le marchand de diamants.

— Très-bien. En ce cas, puisque nous nous entendons, rien ne me retient plus longtemps ici. Vous tiendrez, jeudi matin, quatre-vingt mille livres de diamants ou environ à ma disposition. En attendant, vous pouvez encaisser ce mandat et vous assurer à qui vous avez affaire. Bonjour.

Il laissa le marchand de diamants stupéfait de son sang-froid, et retourna vers son cab qui l’avait attendu tout le temps.

Il allait y monter lorsqu’une main le toucha légèrement à l’épaule ; et en se retournant brusquement, et avec colère, il reconnut l’individu qui se faisait appeler Major Vernon.

Mais le Major n’était plus du tout l’étranger mal vêtu, qui avait assisté au mariage de Philip et de Laura dans l’église de Lisford. Le Major Vernon, ainsi que le phénix, avait su renaître des cendres de ses habits.

Le collet en poil de chien avait disparu, les bottes éculées avaient été changées contre des bottes Wellington solides et imperméables, le chapeau sans bords avait été remplacé par un magnifique feutre à larges bords recourbés sur les côtés. Le Major Vernon était positivement splendide. Il était aussi enveloppé que jamais ; mais son enveloppe était maintenant brillante, pour ne pas dire voyante ; son gros pardessus épais était d’un vert olive sombre, et le collet, relevé jusqu’à ses oreilles, était garni d’une fourrure brune et luisante qui, aux yeux de la populace confiante, passe pour une imitation de fourrure de Russie.

En dessous de ce collet en fourrure le Major portait un cache-nez façon châle de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, au milieu duquel son nez resplendissait moins que de coutume à cause du contraste très-marqué. Il avait un très-gros cigare à la bouche et une très-grosse canne à la main, et les gens paisibles de la Cité se retournaient pour le regarder tandis qu’il était dans la rue à causer avec Dunbar.

Le banquier tressaillit sous l’attouchement de sa connaissance indienne.

— Que voulez-vous de moi ? — demanda-t-il d’un ton bas et colère. — Pourquoi me suivez-vous pour m’espionner et m’arrêtez-vous en pleine rue ? N’ai-je pas assez fait pour vous ? N’êtes-vous pas content de ce que j’ai fait ?

— Si, cher ami, — répondit le Major, — très-content, plus que content pour le moment. Mais vos faveurs futures, comme disent ces vils coquins de bouchers et de boulangers, vous sont respectueusement demandées, par votre bien dévoué. Laissez-moi monter en cab avec vous, monsieur Henry Dunbar. Vous me ramènerez à la casa, et vous me ferez servir un bon petit déjeuner bien confortable. Je n’ai pas perdu mon penchant aristocratique pour sept services et une élégante succession de vins pétillants, bien que j’aie su ce que c’était que de ne pas dîner pendant ces derniers temps. Nante dinari, nante manjare, comme nous disons dans les classiques, et que je traduis par : « Pas de crédit chez le boucher et le boulanger. »

— Au nom du ciel, cessez de me parler cet abominable argot, — dit Dunbar avec impatience.

— Cela vous ennuie, cher ami, eh ? J’ai cependant connu un temps où… Mais qu’importe, « que ce qui est brisé reste brisé, » comme dit le poète, ce qui est une élégante manière de dire : « Que le passé soit passé. » Ainsi donc vous avez acheté des diamants, cher ami ?

— Qui vous l’a dit ?

— Vous-même en sortant de chez M. Isaac Hartgold. Je passais comme vous entriez, et je repassais par hasard comme vous sortiez.

— C’est-à-dire que vous me suiviez.

— Pas du tout, cher ami ; ce n’a été qu’une coïncidence, je vous assure. Je suis allé à la banque hier, j’ai encaissé mes chèques, demandé votre adresse, et ce matin je me suis rendu à l’Hôtel Clarendon où l’on m’a dit que vous sortiez à l’instant. J’ai regardé dans Albemarle Street et je vous ai vu monter dans un cab ; moi j’en ai pris un autre… qui allait plus vite que le vôtre… et je suis venu derrière vous jusqu’au coin de cette rue.

— Vous m’avez suivi, — dit Dunbar avec amertume.

— N’appelez pas cela suivre, parce que c’est un vilain mot. Un accident m’a amené par ici juste au moment où vous y veniez. Si vous voulez chercher querelle à quelqu’un, cherchez querelle au hasard et pas à moi.

Dunbar se détourna avec un geste de mauvaise humeur. Son ami le regarda avec ce même sourire malicieux qui était apparu sur sa figure sous le porche éclairé de Maudesley. Le Major ressemblait à un Méphistophélès vulgaire, il n’y avait pas même en lui « la divinité de l’enfer. »

— Ainsi donc vous avez acheté des diamants, — répéta-t-il tout à coup après un temps d’arrêt considérable.

— Oui, j’en ai acheté pour un collier destiné à ma fille.

— Vous l’aimez tant, votre fille ! — dit le Major avec un ricanement.

— Il est nécessaire que je lui fasse un cadeau.

— Précisément, et vous ne voulez pas même confier l’affaire à un joaillier, vous tenez à vous en charger vous-même.

— Parce que cela me coûtera moins cher que chez le joaillier.

— Oh ! sans doute, — répondit le Major Vernon, — le motif est clair comme le jour.

Il garda le silence pendant quelques minutes, puis il posa lourdement sa main sur l’épaule de son compagnon, rapprocha ses lèvres de l’oreille du banquier et lui dit à voix haute, car il ne lui était pas facile de se faire entendre à cause du bruit des roues du cab :

— Dunbar, vous êtes un gaillard très-habile, et je suppose que vous vous croyez bien plus fin que moi, mais morbleu, si vous voulez me jouer quelque tour, vous verrez que vous avez tort. Il faut que vous m’assuriez une rente. Comprenez-vous ? Avant d’aller à droite ou à gauche ou de penser que vous êtes votre maître, il faut m’assurer une rente.

Le banquier fit lâcher prise à son compagnon et se tourna vers lui pâle, sévère et le regard plein de défi.

— Prenez garde, Stephen Vallance, — dit-il, — prenez garde à vos menaces. J’aurais cru que vous me connaissiez depuis longtemps et que vous seriez assez avisé pour brider votre langue avec moi. Quant à ce que vous me demandez, je le ferai ou non… suivant que je le jugerai convenable. Si je le fais, je choisirai mon heure et non la vôtre.

— Vous n’avez donc pas peur de moi ? — demanda l’autre se reculant un peu et parlant d’un ton radouci.

— Non !

— Vous avez beaucoup d’audace.

— Peut-être bien. Vous souvient-il de la vieille histoire à propos de ces gens qui possédaient une poule qui pondait des œufs d’or. Ils étaient avides et dans leur stupide cupidité ils tuèrent la poule. Mais leur exemple n’a pas été transmis à la postérité comme un exemple de sagesse. Non, Vallance, je n’ai pas peur de vous.

Vallance se renversa dans le cab rongeant ses ongles avec fureur et songeant. Il avait l’air de chercher une réponse aux paroles de Dunbar ; mais s’il en était ainsi, il ne put y parvenir, car il garda le silence durant tout le reste du trajet, et quand il descendit du véhicule devant la porte de l’Hôtel Clarendon, ses manières avaient une ressemblance assez frappante avec celles d’un roquet qui porte la queue entre les jambes.

— Bonjour, Major Vernon, — dit le banquier avec indifférence pendant qu’un valet à livrée ouvrait la porte de l’hôtel, j’aurai fort à faire pendant les quelques jours que je passerai probablement encore à Londres, et je ne pourrai me permettre le plaisir de votre société.

Le Major fut stupéfié en se voyant congédier si froidement.

— Oh ! — murmura-t-il vaguement, — c’est ainsi que vous le prenez. Bien évidemment vous savez ce que vous avez de mieux à faire… ainsi donc, bonjour.

La porte se referma sur le Major Vernon tandis qu’il regardait encore tout droit devant lui sans pouvoir se faire une idée exacte de sa position. Mais il remonta plus haut encore son châle cachemire, tira un porte-cigare en maroquin écarlate, alluma un autre gros cigare, puis descendit tranquillement Westend Street, les sourcils contractés sous l’empire d’une forte préoccupation.

— Froid, — murmura-t-il les lèvres serrées, — très-froid pour ne par dire plus, certaines gens diraient même audacieux. Mais l’histoire de la poule aux œufs d’or est une des simples leçons de l’enfance dont on se souvient toute la vie. Et dire que le gouvernement de ce pays aurait l’infamie d’offrir une misérable centaine de livres pour la découverte d’un grand crime. Si les criminels sont en liberté, c’est la mesquinerie de la législature qui en est responsable. Mon ami est un fin matois, un très-fin matois, mais j’aurai l’œil sur lui. J’ai foi dans l’avenir, comme dit le poète. Mon bon ami a la haute main pour le quart d’heure, mais le jour viendra peut-être où il aura besoin de mes services. Et ce jour-là, sur mon âme, il me payera ce que je voudrai, et je ne serai pas facile à contenter.