Henry Dunbar/32

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 67-76).

CHAPITRE XXXII

Ce qui arriva à Maudesley Abbey.

Le lendemain de bonne heure Clément se rendit à Maudesley Abbey, pour y obtenir tous les renseignements qui devaient faciliter l’exécution du grand projet de Margaret. Il s’arrêta à la porte de la loge principale. La femme qui la gardait était une vieille servante de la famille Dunbar, et avait connu Clément du vivant de Percival Dunbar. Elle l’accueillit cordialement et il n’eut aucune difficulté de la faire causer au sujet de Dunbar.

Elle lui raconta bien des choses. Elle lui dit que le maître actuel de Maudesley Abbey n’avait jamais été aimé et ne le serait jamais ; car ses manières raides et réservées ressemblaient si peu au naturel facile et affable de son père, que les gens établissaient constamment la comparaison entre le mort et le vivant.

Telle est, en quelques mots, la substance de ce que la bonne femme mit longtemps à raconter. Mme Crumbleton donna à Clément toutes les informations qu’il désirait sur les allures quotidiennes du banquier. Dunbar avait en ce moment l’habitude de se lever vers deux heures de l’après-midi et se faisait porter de sa chambre à coucher dans son salon, où il restait jusqu’à sept ou huit heures du soir. Il n’avait pas de visiteurs, excepté le chirurgien Daphney, qui habitait l’abbaye, et un gentleman nommé Vernon qui avait acheté Woodbine Cottage, auprès de Lisford, et qui était de temps en temps admis dans le salon de Dunbar.

C’était là tout ce que voulait savoir Clément. Assurément il serait possible, avec un peu d’habileté, de prendre le banquier à l’improviste et d’amener l’entrevue si longtemps retardée entre lui et Margaret.

Clément retourna au Grand-Cerf, eut une courte conversation avec Margaret, et prit tous ses arrangements.

À quatre heures de l’après-midi, Mlle Wilmot et son prétendu quittèrent le Grand-Cerf en cabriolet, et à cinq heures moins un quart, le véhicule s’arrêta aux portes de la loge.

— Je vais aller à pied jusqu’à la maison, — dit Margaret ; — mon arrivée n’éveillera pas autant l’attention. Mais je puis être retenue pendant quelque temps, Clément. Je vous en prie, ne m’attendez pas. Votre chère mère s’alarmerait si vous étiez très-longtemps absent. Retournez auprès d’elle et renvoyez-moi le cabriolet.

— Pas du tout, Margaret. Je vous attendrai, si longue que soit votre entrevue. Croyez-vous que mon cœur ne soit pas aussi vivement intéressé que le vôtre à tout ce qui peut avoir de l’influence sur votre destinée ? Je n’entrerai pas avec vous dans l’abbaye, car il vaut tout autant que Dunbar ignore ma présence dans le voisinage. Je vais me promener de long en large par ici et je vous attendrai.

— Mais il peut se faire que vous ayez longtemps à attendre, Clément.

— Peu importe. J’aurai de la patience ; et je ne me sens pas la force de m’en retourner à Shorncliffe en vous laissant ici, Margaret.

Ils étaient debout devant les grandes grilles de fer au moment où Clément disait cela. Il serra la main de Margaret qu’il sentait glacée même à travers le gant qui la recouvrait, puis il sonna. Elle le regarda tandis que la porte s’ouvrait. Elle se tourna vers lui et lui lança un coup d’œil étrangement sérieux au moment de franchir la limite de l’habitation de Dunbar, et ensuite elle s’achemina lentement le long de la grande avenue.

Ce dernier regard avait montré à Clément une figure pâle et résolue, quelque chose comme la physionomie d’une belle et jeune martyre allant tranquillement au bûcher.

Il s’éloigna des portes et elles se fermèrent derrière lui avec un bruit retentissant. Ensuite, il revint sur ses pas et regarda la silhouette de Margaret qui devenait de moins en moins visible au milieu des ombres du soir à mesure qu’elle approchait de l’abbaye. Une faible lueur rouge était projetée par le foyer sur l’allée carrossable qui passait devant les fenêtres des appartements de Dunbar, et il y avait un valet de pied qui prenait l’air sous le porche qu’éclairait la lampe suspendue dans le vestibule.

— Je ne suppose pas que j’aurai bien longtemps à attendre ma pauvre chère aimée, — se dit Clément en quittant les portes et arpentant avec rapidité le grand chemin. — M. Dunbar est un homme résolu. Il refusera de la voir aujourd’hui comme il a déjà refusé tant de fois.

Margaret trouva le valet de pied adossé à l’un des piliers du porche gothique, et contemplant d’un air pensif, tout en jouant avec un cure-dent en or, la lueur décroissante de l’horizon jaune et rouge derrière les troncs bruns des ormeaux.

La vue de la porte ouverte du vestibule et de ce valet de pied languissant qui flânait sous le porche, suggéra tout à coup une idée nouvelle à Margaret. Ne serait-il pas possible de passer sans bruit à côté de cet homme, et de se diriger tout droit vers les appartements de Dunbar sans être arrêtée ni questionnée ?

Clément lui avait montré du doigt les fenêtres des appartements occupés par le banquier. Ces appartements étaient à gauche en entrant dans le vestibule. Il ne lui serait pas impossible de découvrir la porte qui y menait. Il faisait sombre ; elle était très-simplement vêtue, et portait un chapeau de paille noire et un voile rabattu sur sa figure. À coup sûr elle pourrait tromper un nonchalant valet en affectant d’être une habituée de la maison, dont le personnel était évidemment très-nombreux.

Dans ce cas, elle n’avait certainement pas le droit de se présenter à la porte principale ; mais avant que le valet fût revenu de l’indignation produite par l’impertinence dont elle faisait preuve, elle glisserait rapidement devant lui et arriverait à la porte des appartements, où le banquier cachait lui et son crime.

Margaret s’arrêta un moment dans l’avenue, épiant l’occasion favorable pour faire cette tentative. Elle attendit cinq minutes environ.

La courbe que décrivait l’avenue la dérobait presque complètement aux yeux du valet, qui ne dirigea pas ses regards vers l’endroit où elle était debout.

Une volée de grolles traversa tout à coup l’air au-dessus de sa tête, criant et caquetant comme si elles eussent été une brigade de pompiers ornithologiques accourant pour éteindre les flammes de quelque gîte à grolles éloigné.

Le valet qui souffrait vivement de cette maladie qui consiste à ne savoir que faire de sa personne, sortit du porche et se planta au milieu de l’allée carrossable en tournant le dos à Margaret pour suivre de l’œil le vol des oiseaux.

Ce fut là l’occasion désirée. La jeune fille s’élança vers la porte avec légèreté, et son pas fit si peu de bruit sur le sable de l’allée, que le valet n’entendit rien jusqu’au moment où elle atteignit le porche. Là, le bas de la robe de Margaret, en frôlant les piliers, tira le flâneur de son espèce d’extase ou de rêverie.

Il pivota rapidement sur lui-même et regarda, tout étonné, la forme qui disparaissait sous le porche.

— Oh hé ! là-bas, jeune femme, — s’écria-t-il sans bouger de son poste, — où allez-vous ainsi ? Qu’est-ce que c’est que cette manière de pénétrer dans la maison par cette entrée ? Ne savez-vous donc pas quelle différence il y a entre le vestibule et la porte des domestiques ?

Mais le languissant serviteur prêchait au vent. La main de Margaret se posait sur le bouton massif de la porte ouvrant à gauche du vestibule, avant que le valet lui eût adressé sa dernière question.

Il écouta pour entendre les paroles d’excuse de la jeune femme ; mais n’entendant rien, il en conclut qu’elle avait trouvé son chemin vers l’office, où elle avait probablement quelque chose à faire avec l’une des femmes employées dans la maison.

— Une couturière, je pense, — se dit le valet ; — ces jeunes filles dépensent tous leurs gages à s’acheter de beaux falbalas, au lieu de se conduire comme de respectables jeunes femmes, et d’économiser en attendant qu’elles puissent s’établir à leur compte avec un homme de leur choix.

Il bâilla et continua à regarder les grolles sans s’inquiéter plus longtemps de l’impertinente jeune personne, qui avait osé se présenter à la grande entrée.

Margaret ouvrit la porte et entra dans la chambre située à côté du vestibule.

C’était un bel appartement rempli de livres du parquet au plafond ; mais il était complètement désert, et il n’y avait pas même de feu dans la grille. La jeune fille releva son voile et regarda autour d’elle. Elle était très-pâle alors et tremblait violemment ; mais elle domina son agitation par un grand effort, et elle s’achemina vers la chambre voisine.

La seconde pièce était vide comme la première, mais la porte qui la séparait de la troisième était toute grande ouverte, et Margaret vit la lueur du foyer briller sur la tapisserie fanée, et se refléter sur l’ameublement en chêne poli. Elle entendit le faible bruit des cendres légères qui tombaient du foyer et le ronflement d’un chien.

Elle comprit que l’homme qu’elle avait cherché, et cherché si longtemps sans résultat, était dans cette chambre et seul, car il n’y avait aucun murmure de voix, aucun bruit dans l’appartement. Ce moment, que Margaret avait regardé comme la grande crise de sa vie, était enfin venu. Son courage l’abandonna tout à coup, et le cœur lui fit défaut sur le seuil même de cette chambre où elle allait se trouver face à face avec Dunbar.

— Le meurtrier de mon père ! — songea-t-elle ; — l’homme dont l’influence a gâté la vie de mon père et l’a fait ce qu’il était ; l’homme par la coupable insouciance duquel mon père a mené l’existence horrible qui l’avait si peu préparé à la mort ; l’homme qui, sachant cela, a envoyé sa victime devant un Dieu offensé, sans même lui donner le temps de murmurer une seule prière. Je vais me trouver face à face avec lui !

Sa respiration était oppressée ; et tout dans la chambre, éclairée par la lueur du foyer, dansait devant ses yeux lorsqu’elle en franchit le seuil et pénétra dans cette pièce où Dunbar était seul et assis devant le feu.

Il était enveloppé dans des couvertures très-épaisses en laine rouge, et la peau de léopard était enroulée autour de ses jambes. Un chien de la race des bouledogues reposait aux pieds du banquier à moitié caché par les plis de la fourrure. La tête de Dunbar était abaissée vers le feu, et il était plongé dans une espèce d’assoupissement lorsque Margaret apparut dans la chambre.

Il y avait une chaise inoccupée en face du fauteuil sur lequel était assis le banquier. Cette chaise, en chêne sculpté, était façonnée à l’antique et avait un dossier élevé et des coussins en maroquin. Margaret s’approcha doucement de cette chaise et posa sa main sur le dossier ; son pas fut assourdi par l’épais tapis de Turquie. Le banquier ne fut pas tiré de son assoupissement et le chien lui-même continua à dormir.

— Monsieur Dunbar ! — s’écria Margaret d’une voix claire et résolue, — éveillez-vous ; c’est moi, Margaret Wilmot, la fille de l’homme qui a été assassiné dans le petit bois près de Winchester !

Le chien s’éveilla et se mit à aboyer. L’homme releva la tête et la regarda ; le feu lui-même sembla se ranimer au bruit de la voix de la jeune fille, car un petit jet de flamme s’élança d’une bûche consumée et éclaira la figure épouvantée du banquier.

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Clément avait promis à Margaret de l’attendre avec patience, et il avait voulu tenir sa promesse. Mais il y a des limites à tout, même à la patience d’un amant, fût-il le plus parfait chevalier errant qui ait jamais manié la lance ou la hache à deux tranchants en l’honneur de sa dame. Quand vous n’avez autre chose à faire que de parcourir de haut en bas quelques mètres de chemin poudreux par une sombre soirée d’hiver, une heure de plus ou de moins vaut la peine qu’on y songe. Cinq heures sonnèrent dix minutes environ après que Margaret fut entrée dans le parc, et Clément se dit que, même dans le cas où Margaret réussirait à obtenir une entrevue avec le banquier, cette entrevue serait finie avant six heures. Mais six heures sonnèrent à l’église de Lisford, et le vent du soir emporta les dernières vibrations de l’horloge sans que la jeune fille eût reparu. Clément arpentait toujours le terrain, le cabriolet attendait ainsi que le cheval, sur le dos duquel avait été jetée une couverture, afin qu’il n’eût pas froid en mangeant son avoine ; le cocher rôdait autour du véhicule et se battait les flancs de temps en temps pour maintenir la circulation. Entre six et sept heures, la patience de Clément fut poussée presque à bout. Entrer en lice sur un coursier fringant tout caparaçonné de broderies confectionnées par les belles mains de la femme aimée, et fournir sa carrière pendant que les trompettes sonnent, que la populace crie bravo et que la reine de Beauté récompense vos prouesses d’un doux sourire approbateur, n’est pas précisément la même chose que de se promener sur une grande route pendant que le vent froid vous pince le nez comme un animal vorace, et que vous ne sentez plus ni vos bras ni vos jambes.

À sept heures, la patience de Clément était épuisée, et à l’impatience avait succédé une vague frayeur. Margaret était allée imposer sa présence à cet homme malgré ses refus réitérés de la voir. Qui pouvait dire si, rendu furieux par l’entêtement de la jeune fille, et fou par le remords de son crime à lui, il n’aurait pas recours à la violence ?

Oh ! non, non ; cela n’était pas possible. Si cet homme était coupable, son crime avait été prémédité avec soin et exécuté avec une ruse tellement diabolique, que jusqu’alors rien n’avait transpiré. Dans sa maison même, entouré de serviteurs curieux, il n’oserait jamais recourir envers la jeune fille, non-seulement à de mauvais traitements, mais même à de dures paroles.

Mais malgré ces réflexions, Clément résolut de ne pas attendre plus longtemps. Il se mit aussitôt en route pour l’abbaye, afin de savoir la cause de ce retard. Il sonna, entra dans le parc, et courut le long de l’avenue jusqu’au porche. Des lumières brillaient aux fenêtres de Dunbar, mais la grande porte du vestibule était soigneusement fermée.

Le valet languissant vint répondre à l’appel de Clément.

— Il y a une jeune fille ici, — dit Clément hors d’haleine ; — une jeune fille… avec M. Dunbar.

— Ho ! est-ce là tout ? — demanda le valet d’un ton sarcastique ; — j’ai cru que le feu était aux quatre coins de Shorncliffe pour le moins, à la manière dont vous avez sonné. Une jeune personne était avec M. Dunbar il y a de cela une heure, est-ce là ce que vous voulez savoir ?

— Il y a une heure ! — s’écria Clément, ne prenant pas garde à l’impertinence du domestique, tellement il était inquiet ; — voudriez-vous dire que cette jeune personne est partie ?

— Elle est partie il y a une heure.

— Elle s’est éloignée d’ici il y a une heure ?

— Plus d’une heure !

— Impossible ! — dit Clément ; — impossible !

— Cela se peut, — répondit le valet qui avait une tournure d’esprit ironique ; — même je lui ai ouvert la porte de mes propres mains, et je l’ai regardée s’en aller de mes propres yeux, quoi que vous en disiez.

Le domestique ferma la porte avant que Clément fût revenu de sa surprise, et le laissa debout sous le porche, stupéfait, quoique sachant à peine pourquoi, et effrayé sans pouvoir se rendre compte de sa frayeur.