Henry Dunbar/33

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 76-88).

CHAPITRE XXXIII

Retour de Margaret.

Pendant quelques instants, Clément s’arrêta sous le porche de Maudesley Abbey, complètement indécis sur ce qui lui restait à faire.

Il y avait une heure que Margaret avait quitté l’abbaye, au dire du valet de pied ; mais alors ou était-elle allée ? Clément avait marché de long en large sur la route devant les grilles du parc, et, pendant les quelques heures qu’il avait passées là, elles ne s’étaient point ouvertes. Par conséquent, Margaret ne pouvait être sortie du parc par l’entrée principale ; s’il était vrai qu’elle fût partie, il fallait qu’elle eût pris par une des petites portes, peut-être par celle du pavillon qui donnait sur la route de Lisford, et qu’elle fût ainsi retournée à Shorncliffe.

Mais alors pourquoi, au nom du ciel, était-elle partie à pied chez elle quand la voiture l’attendait, quand celui qui l’aimait l’attendait aussi, le cœur plein d’inquiétude sur le résultat de la démarche qu’elle venait de faire ?

— Peut-être a-t-elle oublié que je l’attendais, — se disait Clément. Elle peut bien avoir tout oublié dans la terrible surexcitation causée par le résultat de cette soirée.

Le jeune homme n’était en aucune façon flatté de cette idée.

— Margaret ne m’aimerait que bien peu, dans ce cas, — se dit-il ; — ma première pensée, dans toutes les grandes crises de ma vie, serait d’aller à elle et de lui raconter tout ce qui me serait arrivé.

Il n’y avait pas moins de quatre chemins différents pour sortir du parc, Clément le savait, et il savait bien aussi qu’il lui faudrait plus de deux heures pour les parcourir tous les quatre.

— Je vais aller m’informer à la porte qui donne sur la route de Lisford, se dit-il ; et si je découvre que Margaret est sortie par là, je pourrai faire tourner la voiture et la rejoindre à moitié route d’ici à Shorncliffe. Pauvre fille, dans son ignorance des environs, elle n’a aucune idée du chemin qu’elle aura à faire à pied !

Austin ne put s’empêcher de se sentir un peu blessé de la conduite de Margaret ; mais il fit tout ce qu’il put faire pour tâcher de lui épargner la fatigue à laquelle elle s’était exposée par sa folie. Il courut au pavillon, sur la route de Lisford, et demanda à la femme qui gardait cette porte si elle n’avait pas vu sortir une jeune dame une heure auparavant…

La femme lui répondit qu’effectivement une jeune dame avait pris par cette porte il y avait une heure et demie environ.

C’était assez. Clément traversa le parc en courant pour se rendre vers la porte de l’ouest, monta en voiture, et dit au cocher de retourner bien vite à Shorncliffe en prenant par la route de Lisford, et de chercher sur le chemin la jeune dame qu’il avait amenée à Maudesley Abbey dans l’après-midi.

— Vous regarderez sur votre gauche, et moi je guetterai sur ma droite, dit Clément.

Le cocher avait froid et était de très-mauvaise humeur ; mais, comme il était très-désireux de retourner à Shorncliffe, il partit rapidement.

Clément se tenait dans la voiture, la glace baissée ; le vent lui soufflait violemment au visage, et il cherchait anxieusement Margaret.

Mais il arriva à Shorncliffe sans avoir pu la rejoindre, et la voiture passa sous la lourde arcade, sous laquelle les fougueuses diligences avaient roulé dans des temps à jamais passés.

— Elle doit être arrivée à la maison avant moi, — pensa le jeune homme ; — je vais la trouver en haut avec ma mère.

Il monta et se dirigea précipitamment vers la grande chambre à la fenêtre cintrée. La table, au milieu de la pièce, était préparée pour le dîner, et Mme Austin somnolait dans un grand fauteuil, près du feu, avec le journal du pays qui était tombé sur ses genoux, quand elle s’était endormie. Les bougies étaient allumées ; les rideaux rouges étaient tirés devant la fenêtre, et la chambre présentait un aspect très-confortable ; mais Margaret n’y était pas.

La veuve se réveilla en sursaut en entendant la porte s’ouvrir, et au bruit des pas précipités de son fils, elle s’écria :

— Eh bien ! Clément, comme vous venez tard ! Il me semble que je suis là assise à ruminer depuis deux bonnes heures ; et on a remis du charbon au feu trois fois depuis que la table a été préparée pour le dîner. Qu’avez-vous donc fait, mon cher enfant ?

Clément regarda autour de lui avant de répondre.

— Oui, je suis bien en retard, ma mère ; je le sais, — dit-il ; — mais où est Margaret ?

Mme Austin regarda son fils fixement avec de grands yeux tout grands ouverts lorsqu’il lui fit cette question.

— Comment ! mais Margaret est avec vous, n’est-ce pas ? — s’écria-t-elle.

— Non, ma mère ; je m’attendais à la trouver ici.

— Vous l’avez donc quittée ? — Non, pas précisément ; c’est-à-dire que…

Clément ne finit pas sa phrase. Il marchait lentement de long en large en réfléchissant, tandis que sa mère le regardait avec inquiétude.

— Mon cher Clément, — s’écria enfin Mme Austin, — vous m’alarmez véritablement beaucoup. Vous êtes parti cette après-midi avec Margaret pour quelque mystérieuse entreprise ; et, bien que je vous aie demandé à tous deux où vous alliez, vous vous êtes refusés tous deux à satisfaire cette curiosité bien naturelle, et vous aviez l’air aussi graves que si vous alliez assister à des funérailles. Puis, après avoir commandé le dîner pour sept heures, vous l’avez laissé attendre pendant près de deux heures ; et vous revenez sans Margaret, et vous semblez inquiet en ne la voyant pas ici. Que veut dire tout ceci, Clément ?

— Je ne puis vous le dire, ma mère.

— Comment !… l’occupation d’aujourd’hui fait donc partie de votre secret ?

— Oui, — répondit le jeune homme. — Je ne puis que répéter ce que je vous ai déjà dit, ma mère… ayez confiance en moi.

La veuve soupira et haussa les épaules.

— Je vois qu’il faut que je me trouve satisfaite, Clément, — dit-elle ; — mais c’est la première fois qu’il y a quelque chose de semblable à un mystère entre vous et moi.

— C’est vrai, ma mère ; et j’espère que ce sera la dernière.

Le vieux serviteur, qui se rappelait les beaux jours des diligences et qui feignait de croire que l’hôtel du Grand-Cerf n’était pas une institution ancienne, entra bientôt après avec le premier service.

Le hasard avait fait que ce jour-là on avait pu se procurer du poisson à Shorncliffe, et le premier service se composait de deux petites soles et d’une ménagère. Le domestique ôta le couvercle en le brandissant d’une façon aussi hautaine que si les deux petites soles eussent été le plus noble des turbots qui aient jamais fait honneur au festin d’un alderman.

Clément se mit à table par déférence pour sa mère ; mais il lui fut impossible de manger.

Son oreille était tendue pour tâcher de percevoir le bruit des pas de Margaret dans le corridor extérieur ; et il repoussa la sauce du poisson, que lui offrait le domestique, d’un ton qui blessa presque ce fonctionnaire. Son esprit était à la torture par suite de l’inquiétude que lui causait l’absence de la jeune fille.

L’avait-il dépassée au retour ? Non, c’était tout à fait impossible ; car il l’avait guettée sur la grande route solitaire avec un œil si perçant, qu’il était plus qu’invraisemblable que la tournure qui lui était si bien connue, et qu’il cherchait avec une si grande attention, ait pu échapper à ses regards. Dunbar l’avait-il retenue contre son gré à Maüdesley Abbey ? Non, non, ceci était complètement impossible ; car le valet de pied avait déclaré nettement qu’il avait vu la visiteuse de son maître sortir de la maison, et le ton du valet de pied avait été très-simple et très-innocent en lui donnant cette assurance.

Peu à peu la table fut débarrassée, et Mme Austin prit plusieurs laines de couleur et deux grandes aiguilles en ivoire pour faire du crochet, et se mit tranquillement à l’ouvrage à la lueur des bougies ; mais cependant elle commençait à se sentir mal à l’aise par suite de l’absence de la fiancée de son fils.

— Mon cher Clément, — dit-elle à la fin, — je commence en réalité à être très-inquiète de Margaret. Comment se fait-il que vous l’ayez quittée ?

Clément ne répondit pas à cette question, mais il se leva et prit son chapeau posé sur un buffet près de la porte.

— Je suis aussi fort inquiet de son absence, ma mère, — dit-il. — Je vais aller à sa rencontre.

Il allait quitter la chambre lorsque sa mère le rappela.

— Clément ! — s’écria-t-elle, — vous n’allez pas sortir sans votre paletot, par une soirée aussi froide que celle-ci ?

Mais Austin ne s’arrêta pas pour entendre les remontrances de sa mère ; il se précipita dans le corridor extérieur, et referma la porte derrière lui. Il avait besoin de s’éloigner et de courir à la recherche de Margaret, bien qu’il ne sût ni comment ni de quel côté commencer ses recherches. L’attente lui était devenue complètement insupportable. Il lui était absolument impossible de rester calme auprès du feu, attendant la venue de celle qu’il aimait.

Il marchait vivement à travers le corridor, mais il s’arrêta subitement : une tournure bien connue apparaissait sur le large palier au haut de l’escalier. Il y avait un vestibule au bout du corridor, et une lampe y était accrochée. À la lueur de cette lampe, Clément vit Margaret qui s’avançait lentement vers lui, comme par un pénible effort, et prête à se laisser tomber sur le tapis, à bout de forces et d’énergie.

Clément vola au-devant d’elle, son visage rayonnait de cette joie intense qu’un homme éprouve quand son esprit est soudainement soulagé de quelque crainte insupportable.

— Margaret ! — s’écria-t-il ; — que Dieu soit loué, vous voilà revenue ! Oh ! ma bien-aimée, si vous pouviez savoir quel chagrin votre conduite m’a causé !

Il lui tendit les bras, mais à sa profonde surprise la jeune fille s’éloigna de lui. Elle recula avec un regard plein d’horreur, et se blottit contre le mur, comme si son désir le plus grand eût été d’éviter le moindre contact avec lui.

Clément fut effrayé de la pâleur livide de son visage et de la fixité du regard de ses grands yeux noirs. Le vent glacial avait dénoué ses cheveux et les avait ramenés tout épars sur son front. Son châle et sa robe étaient mouillés par la neige fondue ; mais le jeune homme prit à peine garde à cela. Il ne voyait que sa figure ; son regard était fasciné par la terrible pâleur de la jeune fille et l’étrange expression de ses yeux.

— Ma chérie, — lui dit-il, — venez dans le salon. Ma mère a été presque aussi en peine que moi. Venez, Margaret ; ma pauvre enfant, je puis juger d’après ce que je vois que cette entrevue a été au-dessus de vos forces. Venez, mon amie.

Une fois encore il s’approcha d’elle, et de nouveau elle s’éloigna de lui, et se traîna le long de la muraille, les yeux toujours fixes.

— Ne me parlez pas, Clément, — lui cria-t-elle, — ne m’approchez pas. Il y aune souillure trop profonde en moi. Je ne suis pas faite pour associer ma vie à celle d’un honnête homme. Ne m’approchez pas.

Il aurait voulu la serrer dans ses bras et la consoler par des paroles tendres et douces ; mais il y avait quelque chose dans ses yeux qui le maintenait à distance comme s’il avait été fixé au sol à l’endroit même où il se tenait.

— Margaret ! — s’écria-t-il.

Il la suivit, mais elle se recula encore de lui, et, comme il étendait la main pour lui saisir le bras, elle s’échappa subitement et se dirigea vivement vers l’autre bout du corridor.

Clément la suivit, mais elle ouvrit une porte au bout du corridor, et entra dans la chambre de Mme Austin. Le caissier entendit la clef tourner vivement dans la serrure, et il comprit que Margaret s’était enfermée. La chambre à coucher de la jeune fille donnait dans celle de Mme Austin.

Clément resta pendant quelques instants comme stupéfié par ce qui venait de se passer. Avait-il eu tort de favoriser cette entrevue entre Margaret et Dunbar ? Il commença à croire qu’il avait été très-coupable. Cette sensible et impétueuse jeune fille avait vu l’assassin de son père, et l’horreur de cette rencontre, trop forte pour cette nature impressionnable, avait produit, quant à présent du moins, un terrible effet sur son cerveau surexcité.

— Il faut que j’en réfère à ma mère, — pensa Clément. — Elle seule peut m’aider dans cette affaire.

Il retourna en toute hâte vers le salon, où il trouva sa mère qui suivait encore de l’œil les rapides mouvements de ses aiguilles à crochet. Le Grand-Cerf était une maison bien bâtie, solide et d’une architecture ancienne, et les curieux qui écoutaient dans les étroits corridors avaient peu de chance de trouver la récompense de leur peine, à moins de rencontrer un trou de serrure bienveillant.

Mme Austin leva les yeux avec surprise quand son fils rentra dans la chambre.

— Je croyais que vous étiez allé chercher Margaret ? — lui dit-elle.

— Je n’ai pas eu besoin de le faire, ma mère, elle était revenue.

— Que le ciel en soit loué ! J’étais tout à fait troublée par cette étrange absence.

— Et moi aussi, ma mère ; mais je suis encore plus ému par ses façons, maintenant qu’elle est revenue. Mère, je vous ai demandé jusqu’à présent d’avoir confiance en moi, — dit Clément avec gravité. — Eh bien, je viens à présent vous demander à mon tour de me confier à vous. L’affaire dans laquelle Margaret s’est trouvée engagée ce soir est très-pénible… si pénible en effet, que je suis à peine surpris de l’effet qu’elle a produit sur sa nature de sensitive. J’ai besoin que vous alliez auprès d’elle, ma mère. J’ai besoin que vous consoliez ma pauvre Margaret. Elle s’est enfermée dans sa chambre, mais elle vous recevra sans aucun doute. Allez auprès d’elle, chère mère, et essayez de calmer son agitation, pendant que je vais courir chercher un médecin.

— Vous pensez donc qu’elle est malade, Clément ?

— Je ne sais pas, ma mère ; mais une émotion aussi violente que celle qu’elle a évidemment éprouvée peut amener une fièvre cérébrale. Je vais aller chercher un médecin.

Clément descendit rapidement dans le vestibule de l’hôtel, tandis que sa mère se rendait auprès de Margaret. Il trouva l’hôtelier qui lui indiqua le médecin le plus en vogue de Shorncliffe.

Fort heureusement M. Vincent, le médecin, était chez lui. Il reçut Clément d’une manière très-cordiale, mit immédiatement son chapeau, et retourna, en compagnie de l’amoureux de Margaret, à l’hôtel du Grand-Cerf.

— C’est un cas de surexcitation mentale, — dit Clément. — Il se peut qu’il n’y ait pas besoin de traitement, mais je me trouverai plus rassuré quand vous aurez vu la pauvre fille.

Clément conduisit Vincent dans le salon qui était vide.

— Je vais aller voir comment Mlle Wilmot se trouve actuellement, — dit le jeune homme.

Le docteur fit un mouvement à peine perceptible, en entendant prononcer le nom de Wilmot. L’assassinat de Wilmot avait été pendant assez longtemps le sujet de conversation et de discussion pour les habitants de la ville de Shorncliffe, et ce nom familier frappa les oreilles du docteur.

— À quoi vais-je penser ? — se dit Vincent. — Ce nom est très-commun !

Clément se rendit à la chambre de sa mère et frappa doucement à la porte. La veuve sortit bientôt pour venir à lui.

— Comment est-elle à présent ? — demanda Clément.

— Je ne saurais vous le dire, ses façons m’effrayent. Elle est couchée sur son lit, aussi immobile qu’un cadavre et les yeux fixés sur le mur qui est en face d’elle. Quand je lui parle, elle ne me répond même pas par un regard ; mais si je m’approche d’elle, elle frissonne et fait entendre un soupir long et frémissant. Que veut dire tout ceci, Clément ?

— Dieu le sait, ma mère. Je ne puis que vous dire qu’elle allait à un rendez-vous qui, certainement, était fait pour produire un immense effet sur son esprit. Mais je n’avais pas idée que cet effet pourrait amener p un semblable résultat. Le médecin peut-il entrer ?

— Oui ; il ferait bien de venir tout de suite.

Clément retourna au salon, et y resta pendant que Vincent alla voir Margaret. Le pauvre garçon croyait qu’il y avait déjà une heure que le docteur était sorti, tant l’angoisse de cette attente lui parut insupportable.

À la fin cependant, le craquement des pas de l’homme de science résonna dans le corridor. Clément s’élança vers la porte à sa rencontre.

— Eh bien ! — s’écria-t-il avec anxiété.

Vincent secoua la tête.

— C’est un cas pour lequel mes services ne peuvent être que d’un faible secours, — dit-il. — Cette jeune femme souffre de quelque affection morale, qu’elle refuse de faire connaître à ses amis. Si vous pouviez l’amener à causer avec vous, ce serait, sans aucun doute, une excellente chose pour elle. Si c’était une personne ordinaire, elle pleurerait, et le soulagement occasionné par les larmes produirait un excellent effet sur son esprit. Mais notre malade est loin d’être une personne ordinaire. Elle a une volonté très-forte.

— Margaret, une forte volonté ! — dit Clément avec un regard surpris ! — mais c’est la douceur même.

— Très-vraisemblablement, mais néanmoins elle a une volonté de fer. Je l’ai suppliée de me parler ; le son de sa voix eût pu être un faible diagnostic de son état ; mais j’aurais tout aussi bien fait de supplier une statue. Elle ne faisait que secouer doucement la tête, et jamais elle n’a voulu me regarder. Cependant je vais vous envoyer un calmant, qu’il serait bon de lui faire prendre tout de suite, et demain matin je viendrai la voir.

Vincent quitta le Grand-Cerf, et Clément retourna à la chambre de sa mère. Cette affectueuse mère était prête à sympathiser avec toutes les inquiétudes qui affectaient son fils unique. Elle sortit de la chambre de Margaret pour rejoindre Clément.

— Est-elle toujours dans le même état, ma mère ? — demanda-t-il.

— Oui, exactement le même. Voudriez-vous la voir ?

— Oh ! oui.

Mme Austin et son fils passèrent dans la chambre voisine.

Margaret était couchée tout habillée dans cette robe boueuse qu’elle portait dans l’après-midi, et qui pendait d’un côté du lit. L’aspect pétrifié de son visage remplit l’esprit de Clément d’une épouvantable terreur. Il commença à craindre qu’elle ne devînt folle.

Il s’assit sur une chaise auprès de son lit et la regarda pendant quelques moments en silence, tandis que sa mère se tenait à ses côtés presque aussi inquiète que lui.

Le bras de Margaret pendait nonchalamment, aussi insensible dans son attitude que si déjà il avait appartenu à la mort. Clément prit cette main délicate dans la sienne. Il s’était attendu à la trouver sèche et brûlante de fièvre, mais à sa grande surprise elle était froide comme un morceau de glace.

— Margaret, — dit-il d’une voix grave et sérieuse, — vous savez combien je vous ai tendrement aimée et combien je vous aime ; vous savez combien mon bonheur dépend entièrement du vôtre ; vous ne voudriez donc assurément pas, ma bien-aimée, me refuser… vous ne pouvez pas avoir la cruauté de faire un secret de vos chagrins pour celui qui a si bien le droit de les partager. Parlez-moi, ma chérie. Songez aux souffrances que vous m’infligez par ce cruel silence.

À la fin les yeux noirs de Margaret perdirent un peu de leur fixité et se tournèrent vers le visage de Clément.

— Ayez pitié de moi, — dit la jeune fille d’une voix rauque et indistincte. — Ayez pitié de moi, car j’ai besoin de la miséricorde des hommes aussi bien que de celle de Dieu. Ayez quelque compassion pour moi Clément, et laissez-moi, je vous parlerai demain.

— Vous me raconterez tout ce qui est arrivé ?

— Je vous parlerai demain, — répondit Margaret, regardant son amant avec un visage pâle et rigide ; — mais laissez-moi maintenant… laissez-moi… ou je me sauverai de cette chambre et loin de cette maison. Je deviendrai folle si vous ne me laissez pas seule.

Clément se leva du siège qu’il occupait au chevet de la malade.

— Je m’en vais, Margaret, — dit-il d’un ton froissé ; — mais je vous quitte le cœur bien gros. Je ne pensais pas qu’il viendrait jamais un temps oh vous repousseriez mon affection.

— Je vous parlerai demain, — dit Margaret pour la troisième fois.

Elle parlait d’un ton étrange et machinal, comme si elle eût répété un discours préparé.

Clément resta debout et la contempla encore pendant quelque temps ; mais il n’y eut de changement ni dans son visage ni dans son attitude, et le jeune homme s’éloigna lentement et tristement de cette chambre.

— Je vous la confie, ma mère, — dit-il. — Je sais quelle amie sûre et affectionnée elle a en vous ; je la laisse à votre garde et à celle de la Providence. Puisse le ciel avoir pitié d’elle et de moi !