Henry Dunbar/44

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 232-239).

CHAPITRE XLIV

Découragement.

La Jolie Polly revint au petit jour au port de Kingston-sur-Hull, ayant à son bord Carter, transi et découragé, pour ne pas dire humilié par son insuccès. Avoir été joué par une jeune fille, dont le dévouement pour le misérable qu’elle appelait son père l’avait transformée en héroïne, être tombé aussi facilement dans le piège qu’on lui avait tendu, tout en ayant la conviction intime de sa propre habileté, était au moins décourageant pour un agent de première classe du service de sûreté.

— Et ce drôle de Vallance, — songeait Carter, — qui va s’imaginer de se noyer pour me jouer un mauvais tour. C’eût été un dédommagement pour moi de le ramener. J’en aurais pu tirer quelque profit et quelque honneur. Mais non ! il a préféré tomber à l’eau plutôt que de m’être agréable.

Il ne restait plus à Carter qu’à revenir directement à Lisford, et recommencer la partie avec toutes les chances contre lui.

— Quoi que je fasse, — pensait-il, — Wilmot aura toujours quarante-huit heures d’avance sur moi, et il n’est rien qu’il ne puisse faire dans ces conditions-là, s’il garde son sang-froid et s’il ne commet pas les folies que font volontiers les gens de sa sorte quand il leur arrive une chance pareille. Quoi qu’il advienne cependant, je ne le lâcherai pas, et ce sera bien extraordinaire s’il réussit à m’échapper, car je suis surexcité, ma réputation dépend de mon succès, et je me soucierais autant de traverser l’Atlantique pour le rejoindre que de passer le pont de Waterloo !

Il faisait froid lorsque, au petit jour, la Jolie Polly vint s’amarrer aux degrés de granit qui terminaient le quai. Le temps était glacial, et Carter était mouillé, ses vêtements étaient malpropres et sa barbe longue lorsqu’il monta d’un pas rapide les marches humides conduisant au quai. Il donna aux deux jeunes pêcheurs les cinq livres qu’il leur avait promises et les laissa s’applaudissant de leur besogne nocturne, si pauvre de gloire qu’elle fût.

Il n’était pas possible de se procurer de voiture à cette heure matinale ; aussi Carter fut-il obligé de se rendre à pied du quai à la gare, où il comptait retrouver Tibbles, ou, tout au moins, avoir des nouvelles de ce gentleman. Il ne fut pas déçu, car, quoique la gare eût un aspect lugubre et eût à peine commencé à donner signe de vie pour effectuer le départ d’un train de marchandises, il trouva son fidèle compagnon promenant mélancoliquement, dans un désert de voitures vides et de machines éteintes, la pâleur cadavéreuse de son visage, relevée cependant par un nez rougi par la bise.

Tibbles n’était pas précisément d’une charmante humeur par cette froide matinée. Il agitait les bras et battait la semelle, et il continua ces deux exercices tout en causant avec son supérieur d’un air irrespectueux, sinon moqueur.

— Vous me faites jouer un joli jeu, — dit-il d’un ton vexé. — Vous m’avez dit de veiller à la gare et que, dans le courant de la journée, vous viendriez me prendre et que nous dînerions convenablement ensemble à l’hôtel de la gare. Oui, va-t’en voir s’ils viennent ! — continua Tibbles avec une ironie amère dans la voix et dans le regard.

— Allons ! allons, Sawney, ne prenez pas mal la chose, — dit Garter d’un ton caressant.

— Je voudrais bien savoir où est celui qui la prendrait bien ? — répondit Tibbles indigné. — Vous auriez eu affaire à un ange, ce qui heureusement n’est pas possible, car ça serait la ruine de la profession, vous auriez eu affaire à un ange qu’il aurait perdu patience s’il avait enduré ce que j’ai enduré. Poser dans cette gare exposée à tous les vents et où il y a assez de courants d’air pour faire croire à un ignorant que la rose des vents a au moins dix-sept divisions ! Poser là, guetter les trains les uns après les autres, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à guetter que les commissionnaires ou les bagages, ou bien passer son temps au café de l’hôtel là-bas pour savoir l’heure du train suivant, et tout cela pour tenir la parole qu’on a donnée à son patron, c’est la plus amère des dérisions.

Carter emmena son subordonné outré au café de l’hôtel de la gare, où Tibbles avait loué une chambre pour la nuit, et où il avait pris quelques instants de repos dans l’intervalle séparant l’arrivée du dernier train du départ du premier du lendemain. L’agent fit apporter un déjeuner substantiel, qu’il fit précéder de deux verres d’excellent cognac, et, sous l’influence du jambon, des œufs, des côtelettes de mouton, d’une sole au gratin et du café bouillant, le calme ne tarda pas à se rétablir dans l’esprit de Tibbles.

Carter expliqua brièvement à son compagnon qu’il avait perdu son temps et sa peine à suivre une fausse piste et qu’il fallait abandonner l’entreprise. Sawney accueillit ces nouvelles avec force grincements de dents et mordillements de lèvres, et avec une expression de doute dans son œil rouge et terne. Il accepta cependant la récompense que lui offrit son patron et convint de retourner à Londres par le train de dix heures.

— Et maintenant, quoi que j’entreprenne pour mener cette affaire à bien, je l’entreprendrai sans secours étrangers, — se dit Carter à lui-même.

Le soir du même jour, à cinq heures, l’agent se trouvait de nouveau à la station de Shorncliffe. Il prit une voiture et se fit conduire rapidement au cottage de Lisford.

La jolie petite habitation de l’officier de marine était absolument dans le même état où Carter l’avait laissée, excepté qu’à une des fenêtres supérieures était fixée une large pancarte annonçant que la maison était à louer meublée, et qu’on pouvait se procurer tous les renseignements chez Hogson, épicier à Lisford.

Carter se prit à siffler.

— L’oiseau est envolé, — dit-il à voix basse ; — il n’était pas probable qu’il eût attendu ici qu’on vînt le prendre.

L’agent sonna une fois, deux fois, trois fois ; mais on ne répondit pas à son appel. Il longea la haie qui bordait le jardin du côté des communs, où il y avait une petite porte de bois fermée au cadenas, mais si basse qu’il l’escalada facilement et pénétra au milieu des haies d’aubépines, des petites allées sablées, et des plates-bandes de fraisiers odorants qui avaient fait longtemps les délices de l’officier de marine. Carter regarda par les fenêtres qui ouvraient sur le derrière de la maison, et il n’aperçut que des chambres vides. Il écouta, et il n’entendit aucun bruit de pas ou de voix. Les volets étaient ouverts, et il pouvait apercevoir les murailles dégarnies des chambres, les foyers sans feu, et cet aspect particulièrement froid qui est le propre des habitations inoccupées.

Il poussa un gémissement.

— Parti ! — murmura-t-il, — parti ! Tout ce qu’il y a de plus parti !

Il rejoignit sa voiture et se fit conduire à l’établissement de l’épicier en gros, propriétaire de la seule boutique du village de Lisford.

Là, Carter apprit qu’on lui avait remis la clef de Woodbine Cottage le soir de ce même jour où il avait vu Wilmot assis dans le petit salon.

— Oui, monsieur, — dit Hogson, — c’est le soir d’avant-hier qu’une jeune fille, le visage enveloppé d’un mouchoir et vêtue très-simplement, descendit d’une voiture à ma porte et me dit : « Voudriez-vous être assez aimable pour vous charger de la clef que voici, et pour montrer le cottage à toute personne qui voudrait le visiter, bien entendu on vous dédommagera de la peine que vous prendrez ? Parce que, voyez-vous, mon maître va quitter le pays pour quelque temps, parce qu’il a son fils qui est revenu de l’Inde et s’est marié et établi dans le Devon ; il va aller passer quelque temps chez lui, parce que, voyez-vous, il y a longtemps qu’il ne l’a vu. » Cette jeune fille était très-polie, et il faut vous dire que les gens de Woodbine Cottage, les anciens comme les nouveaux, étaient d’excellentes pratiques pour nous, et, comme vous pensez, j’ai pris la clef pour leur rendre service autant que possible. Si monsieur veut visiter le cottage !…

— Vous êtes bien bon, — dit Carter d’un ton quasi dolent, — je vous remercie, mais pas ce soir. À quelle heure, s’il vous paît, la voiture s’est-elle arrêtée devant votre porte ?

— Entre sept et huit.

— Entre sept et huit heures. Juste à temps pour prendre le train-poste venant de Rugby. Dites-moi, était-ce une voiture de la Rose et la Couronne ?

— Oui, monsieur, c’était une voiture de Lisford, ça, j’en suis sûr, parce que c’était Tim Baling qui conduisait et qu’il m’a souhaité le bonsoir.

Carter quitta l’épicier de Lisford et courut à la Rose et la Couronne où il trouva l’homme qui l’avait conduit à la station de Shorncliffe. L’homme lui apprit que la même jeune fille était venue le chercher le soir comme elle avait déjà fait le matin, et qu’il avait conduit un gentleman qui boitait comme le premier et dont le visage était également enveloppé. Il l’avait conduit non pas à la station de Shorncliffe, mais bien à la station du Petit Petherington, située à six milles de Shorncliffe. Là, le gentleman et la jeune femme qui l’accompagnait étaient montés dans une voiture de deuxième classe du train omnibus pour Rugby. Le gentleman avait dit en riant que la jeune fille était sa servante et qu’il allait à la ville avec elle pour l’épouser.

— C’était un gentleman très-bien élevé, — ajouta le cocher, — et généreux comme on en rencontre peu.

— Cela ne m’étonne pas, — murmura Carter.

Il donna un shilling à l’homme pour prix de ses renseignements et reprit la voiture qui l’avait amené à la station. Il était près de sept heures du soir. Wilmot avait donc quarante-huit heures d’avance sur lui. L’agent était complètement découragé.

Il gagna Londres par le même train qui, vraisemblablement, avait conduit Wilmot deux nuits auparavant, et arrivé à la gare d’Euston, il employa sa nuit et la journée du lendemain à chercher la trace de son homme. Mais Wilmot n’était qu’une goutte d’eau dans l’océan de Londres. Le train qu’il avait dû prendre était un train omnibus venant du nord. Une demi-douzaine de gens boiteux accompagnés d’autant de jeunes personnes auraient pu passer inaperçus dans la foule et au milieu du brouhaha de la gare d’arrivée.

Carter questionna les surveillants, les receveurs, les facteurs, les cochers, mais personne parmi ces gens-là ne put lui fournir le plus petit renseignement. Au désespoir, il gagna Scotland Yard, et raconta sa déconfiture à ses chefs.

— Il n’y a plus qu’un seul moyen de le prendre, — dit-il, — et c’est par les diamants. D’après ce que j’ai pu savoir, il n’avait pas d’argent sur lui et il a dû convertir quelques-uns de ces joyaux en espèces.

Le lendemain l’avertissement suivant parut dans le supplément du Times :

« Aux prêteurs sur gages et autres. — Une bonne récompense sera donnée à toute personne qui fournira des renseignements pouvant amener la capture d’un homme de haute taille, boiteux, qu’on sait possesseur d’une grande quantité de diamants non montés, et qui a dû, selon toutes probabilités, chercher à s’en défaire. »

Aucune réponse ne fut faite à cet avis.

— Ils sont trop fins pour se laisser prendre à cela, monsieur, — fit remarquer à Carter un des fonctionnaires de Scotland Yard. — Quel que soit celui à qui Wilmot a vendu ses diamants, il a dû faire un excellent marché, et il n’y renoncera pas volontiers. Les prêteurs sur gages et autres prennent notre avis pour un piège, soyez-en certain.