Henry Dunbar/45

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 239-255).

CHAPITRE XLV

Récit de Clément. — Avant l’aurore.

« Je revins chez ma mère abattu et découragé. J’avais éclairci le secret de la conduite de Margaret, et en même temps j’avais élevé une barrière entre moi et la femme que j’aimais.

« Y avait-il quelque espoir qu’elle devînt jamais ma femme ? La raison me disait qu’il n’y en avait pas. Dès ce jour, je devais être à ses yeux l’homme qui s’était gratuitement appliqué à découvrir le crime de son père et à le pousser à la potence.

« Était-il possible qu’elle pût encore m’aimer avec cette conviction dans l’esprit ? Pourrait-elle encore me regarder et me sourire en conservant ce sourire ? Mon nom même devait lui devenir exécrable.

« Je savais toute la force de l’amour que la noble fille portait à son père. Cet amour avait été attesté par tant de preuves ! J’avais vu là terrible affliction qu’elle avait ressentie en apprenant la mort supposée de Wilmot, et j’avais vu toute la profondeur de son angoisse quand le secret de son existence, qui était en même temps celui de son crime, lui fut connu.

« — Elle a renoncé à mon amour plutôt que d’abandonner le misérable, pensai-je ; maintenant que j’ai été l’instrument de la découverte de ce crime hideux, elle me haïra.

« Oui, ce crime était hideux, d’une horreur presque sans exemple. La trahison qui avait amené la victime à la mort paraissait moins horrible que l’art diabolique qui avait attaché au nom de l’homme assassiné le stigmate d’un crime supposé.

« Mais je ne savais que trop bien que, malgré toute la noirceur de son action, Margaret s’attacherait à son père avec autant de dévouement et de tendresse que dans ces temps malheureux où le soupçon de son indignité n’avait été qu’une ombre qui se glissait sans cesse entre Wilmot et son enfant. Je n’avais pas l’espoir qu’elle me pardonnerait jamais d’avoir apporté mon anneau à cette étrange chaîne de preuves qui condamnait Wilmot.

« Telles furent les pensées qui me tourmentèrent pendant la première quinzaine qui suivit mon retour du malheureux voyage à Winchester. Telles étaient les pensées qui me bouleversaient l’esprit pendant que j’attendais des nouvelles de l’agent.

« Pendant tout ce temps, il ne m’arriva pas une seule fois de penser que Wilmot pût avoir une chance, si petite qu’elle fût, d’échapper à son adversaire.

« J’avais vu si souvent la science de la police déjouer les plans les plus habiles de criminels émérites, que j’aurais considéré, si j’avais mis la chose en question, ce que je ne fis pas, que j’aurais considéré comme impossible que Wilmot pût se dérober à la justice. Il était vraisemblable qu’il serait arrêté à Maudesley Abbey à l’improviste, et parfaitement ignorant de la découverte faite à Winchester ; en un mot, c’était une proie facile pour un habile agent du service de sûreté.

« Je considérais si bien comme certaine son arrestation immédiate que, lorsque j’ouvrais le Times chaque matin, je comptais y trouver un article en vedette annonçant la solution du mystère de Winchester et l’arrestation du meurtrier.

« Mais les journaux gardèrent le silence sur Wilmot et, huit jours après mon retour, je fus étonné de lire le récit d’une escarmouche, par un agent du service de sûreté, à bord d’un schooner, à quelques milles de Hull, escarmouche qui s’était terminée par la mort d’un certain Stephen Vallance, malfaiteur dangereux. L’agent se nommait Henry Carter. Y avait-il donc deux agents de ce nom dans les rangs de la police de Londres ? ou était-il possible que le Henry Carter de ma connaissance eût renoncé à opérer une arrestation aussi profitable que celle de Wilmot, afin de courir la mer à la poursuite de criminels inconnus ? Huit jours après le récit de cette mystérieuse aventure, Carter parut en personne à Clapham, très-sérieux et l’air abattu.

« — C’est humiliant à dire pour un homme comme moi, me dit Carter ; c’est humiliant à dire, mais je préfère vous l’avouer tout de suite. J’ai été joué, monsieur, et joué par une jeune fille, ce qui rend la chose trois fois plus mortifiante. C’est une honte pour le sexe masculin en général.

« Le cœur me sauta dans la poitrine.

« — Est-ce que Joseph Wilmot vous a échappé ? demandai-je.

— Il m’a échappé, monsieur, mieux que personne au monde. Je suis presque certain qu’il n’a pas quitté le pays, car j’ai parcouru tous les ports d’embarquement. Mais que dis-je ? S’il n’a pas quitté le pays et s’il n’a pas l’intention de le quitter, tant mieux pour lui et tant pis pour ceux qui voudraient bien le découvrir. C’est en essayant de quitter l’Angleterre que beaucoup se font pendre, et Wilmot a trop d’expérience pour ne pas savoir cela. Je gagerais qu’il vit dans quelque coin, aussi tranquille et aussi respecté qu’homme au monde.

« Carter me raconta l’histoire entière de ses désappointements et de ses mortifications. Je voyais tout maintenant : l’apparition dans les rues de Winchester, l’ombre du petit bois. Pauvre Margaret ! Noble enfant !

« Quand je fus seul, j’adressai au ciel des actions de grâces pour le remercier de la disparition de Wilmot. Je n’avais rien fait pour arrêter le cours de la justice, quoique je susse que le châtiment du coupable broierait le cœur le plus dévoué et le plus pur qui battit jamais dans une poitrine de femme. Je n’avais pas osé me jeter entre Wilmot et la punition de ses crimes, mais je n’en étais pas moins reconnaissant à la Providence qui lui avait permis d’échapper au sort affreux qui l’attendait.

« Mais pour le misérable lui-même, de longues années de remords et de pénitence expieraient bien mieux son péché que ne l’aurait expié une courte agonie, — les quelques contorsions qui font d’une exécution à mort un spectacle si plaisant aux yeux de la populace.

« J’étais heureux pour le coupable lui-même que Wilmot eût échappé. J’étais encore plus heureux pour l’espérance que je caressais, et qui m’était plus chère que nul espoir au monde : je veux parler de celle de faire ma femme de Margaret.

« — Maintenant, pensai-je, il n’y aura plus d’affreux souvenir mêlé à mon image. Elle me pardonnera lorsque je lui aurai fait le récit de mon voyage à Winchester. Elle se laissera arracher à la compagnie d’un être qui doit lui être odieux, malgré le dévouement qu’elle a pour lui. Elle se laissera emmener et elle deviendra ma femme adorée.

« Voilà ce que je pensais ; mais l’instant d’après je tremblais que Margaret ne persistât à accomplir l’horrible devoir de son existence, le devoir de protéger et de cacher un criminel ; le devoir d’enseigner à un coupable à se repentir de ses péchés.

« Je fis insérer dans le Times un avis dans lequel j’assurais Margaret que mon amour et mon dévouement pour elle étaient toujours les mêmes, que rien ne pourrait les diminuer, et je la suppliais de m’écrire. Il va sans dire que l’avis était écrit de manière à ne pas faire supposer l’identité de la personne à laquelle il était adressé. L’agent le plus rusé de Scotland Yard n’eût rien pu découvrir dans les lignes précédées de ces mots : De C. à M., » tant elles étaient semblables à un nombre infini de celles qui ont recours à la même publicité.

« Mais mon avis demeura sans réponse, Margaret ne m’écrivit pas.

« Les semaines et les mois s’écoulèrent lentement. On publia le récit de la découverte faite à Winchester et celui de la fuite de Wilmot. Cette révolution causa une impression profonde et lord Herriston lui-même se rendit à Winchester pour assister à l’exhumation des restes de l’homme qu’on avait enterré sous le nom de Wilmot.

« Il était impossible de reconnaître le visage du défunt, mais on trouva au petit doigt de la main gauche une petite bague fine et ciselée, dont une partie était composée de cheveux, une petite bague insignifiante qui n’avait pas attiré l’attention pendant l’enquête. Mais lord Herriston déclara qu’elle était de manufacture indienne et affirma l’avoir vue fréquemment au doigt de Dunbar. Ce n’est pas tout ; à l’intérieur de la bague on trouva cette inscription, gravée en caractères microscopiques : « Souvenir de la femme chérie de Henry Dunbar. » Les cheveux bien décolorés étaient ceux de la mère de Laura.

« Les restes furent transportés de Winchester à l’église de Lisford, où Percival Dunbar reposait, dans un caveau sous le chœur. Le cercueil de l’homme assassiné fut placé à côté de celui de son père, et une simple dalle de marbre racontant la fin prématurée de Henry Dunbar, cruellement et traîtreusement assassiné dans un petit bois près de Winchester, fut érigée par ordre de lady Jocelyn, qui était à l’étranger avec son mari, quand elle apprit le secret de la mort de son père.

« Les semaines et les mois s’écoulèrent. La révélation de la culpabilité de Wilmot me laissa libre de reprendre mon ancienne position dans la maison Dunbar, Dunbar et Balderby. Mais je n’avais pas le cœur de revenir à mon premier train de vie, maintenant que l’espérance qui l’avait rendu si brillant était à tout jamais perdue. Cependant le plus jeune des associés ne tarda pas à m’arracher le secret du vrai motif de mon refus. Il habitait une jolie maison dans Clapham Common et s’arrêtait quelquefois en passant devant la maison de ma mère pour consacrer une demi-heure avec moi à causer politique.

« Il insista pour que je retournasse à la maison dès qu’il sut le motif qui m’avait fait me démettre de mes fonctions. Les affaires lui appartenaient entièrement maintenant, car personne n’avait succédé à M. Dunbar, et Lovell avait vendu la part du défunt pour le compte de lady Jocelyn. Je retournai à mes premières occupations, mais je n’y restai pas longtemps, car une semaine après Balderby me fit une offre que je considérai comme aussi généreuse qu’elle était flatteuse, et que je me décidai, avec quelque effort, à accepter.

Moyennant cet arrangement nouveau et très-libéral qui ne nécessita l’apport que d’un capital très-modeste, je devins le plus jeune associé de la maison, qui prit dès lors la raison sociale de Dunbar, Dunbar, Balderby et Austin. Les deux Dunbar nous étaient encore nécessaires, quoique le dernier d’entre eux fût mort et reposât sous le chœur de l’église de Lisford. Le vieux nom était le sceau de notre dignité comme étant celui d’une des plus anciennes maisons de banque anglo-indienne de Londres.

« Ma nouvelle existence était assez pénible. Il y avait tant d’affaires à traiter, tant de responsabilité dont j’avais seul le poids (car Balderby devenait gras et paresseux en ce qui concernait les affaires de la Cité, quoiqu’il fût infatigable pour la culture des ananas ou des raisins de serre), qu’il me restait bien peu de temps à consacrer au chagrin de mon existence. Un négociant peut avoir le cœur brisé à la suite d’un amour sans espoir, mais il ne faut pas qu’il y songe pendant les heures réservées aux affaires, s’il tient à conserver son honorabilité, car chacune des pensées qu’il laissera s’égarer à la recherche de l’absente adorée est une trahison contre les intérêts qu’il est de son devoir de faire prospérer.

« Lorsque, après dîner, je fumais mon cigare dans les bosquets et les sentiers miniatures du jardin de ma mère, je pouvais me permettre de songer à Margaret : et j’usais de ce loisir et je priais pour elle avec toute la ferveur que peut contenir un cœur dévoué. Et à l’heure calme du crépuscule du soir, respirant la légère odeur des fleurs humides de rosée, les yeux fixés sur les étoiles commençant à scintiller dans un ciel d’opale sur lequel se détachaient en noir les branches des ormes, je caressais l’idée, ou plutôt l’influence de l’heure et du lieu me faisait caresser l’idée que je n’étais que momentanément séparé de Margaret. Nous nous aimions tant tous deux ! Et, après tout, qu’y a-t-il sous le ciel de plus puissant que l’amour ? Je songeais à la pauvre enfant et je la voyais dans quelque retraite mélancolique, se cachant avec son misérable père, en compagnie journalière avec un malheureux dont l’existence devait être un fardeau pour lui-même. Je songeais à l’abnégation, au dévouement héroïque qui rendait Margaret assez forte pour endurer une pareille existence, et de ma foi dans la justice du Ciel sortit la conviction d’une vie plus heureuse qui attendait la noble enfant.

« Ma mère m’encourageait dans cette pensée. Elle connaissait maintenant toute l’histoire de Margaret, et elle partageait mon amour et mon admiration pour la fille de Wilmot. Il aurait fallu un cœur de femme bien froid pour ne pas apprécier tout le dévouement de celle que j’adorais, et ma mère était la dernière femme qui eût manqué de tendresse et de compassion pour quiconque avait besoin de sa pitié et était digne de son amour.

« Donc, nous caressions mentalement l’image de la jeune fille absente, parlant sans cesse d’elle dans nos tranquilles soirées, assis face à face dans le petit salon où nous recevions bien rarement du monde. Il ne faut pas croire cependant que nous menions une existence morose et retirée, car ma mère aimait fort une agréable compagnie. Mais j’étais aussi distrait et aussi préoccupé au milieu du bourdonnement de voix joyeuses que j’aurais pu l’être dans un ermitage dont le calme n’eût été troublé que par les gémissements du vent.

« Au plus fort de l’hiver qui suivit la disparition de Wilmot, il arriva un incident qui me causa un mélange étrange de plaisir et de douleur. Un soir, j’étais dans la petite salle à manger de ma mère, petite pièce contiguë au vestibule, quand j’entendis sonner à la porte du jardin. Il était neuf heures du soir, le temps était très-froid, et j’étais loin de m’attendre à une visite. Je continuai à lire mon journal, tandis que ma mère faisait ses réflexions.

« Trois minutes après, la bonne entra dans la salle à manger et posa quelque chose sur la table devant moi.

« — Voici un petit paquet, monsieur, dit-elle sans se retirer, espérant sans doute que dans l’ardeur de ma curiosité j’ouvrirais aussitôt le paquet et lui donnerais ainsi l’occasion de satisfaire son propre désir de connaître ce qu’il contenait.

« Je repoussai le journal, et je jetai les yeux sur l’objet placé devant moi.

« Oui, c’était un paquet, une petite boîte oblongue, à peu près de la dimension des boîtes de carton qui contiennent les poudres de Sedlitz, une boîte oblongue proprement enveloppée de papier blanc, revêtue de plusieurs cachets et adressée à M. Clément Austin, Esq., Willow Bank, Clapham.

« Mais mon sang bondit dans mes veines lorsque je reconnus les caractères familiers tracés par une main bien chère.

« — Qui a apporté ce paquet ? demandai-je en me levant brusquement de mon fauteuil, et en me rendant aussitôt dans le vestibule.

« La bonne, étonnée, me dit que le paquet lui avait été donné par une dame, par une dame vêtue de noir et dont le visage était complètement caché par un voile épais.

« — Après m’avoir remis le paquet, ajouta la servante, cette dame est remontée dans une voiture à quelques pas de la grille, et la voiture est partie à toute vitesse.

« Je sortis sur la route et je tournai un regard de désespoir du côté de Londres. On n’apercevait pas de voitures ; et celle en question avait eu amplement le temps de distancer toute poursuite. Je me sentis devenir fou de désappointement et de colère. C’était Margaret, Margaret elle-même qui était venue à ma porte, et j’avais perdu l’occasion de la voir.

« Je demeurai quelque temps à regarder dans tous les sens, et je retournai dans la salle à manger où ma mère, faiblesse bien pardonnable, avait examiné le paquet en tout sens et le fixait les yeux dilatés par la curiosité.

« — C’est l’écriture de Margaret ! s’écria-t-elle. Ouvrez, je vous en prie, Clément… ouvrez vite ! Qu’est-ce que cela peut être ?

« J’arrachai l’enveloppe de papier et je découvris ce que je m’attendais à trouver, une boîte commune en carton, attachée solidement par delà ficelle très-fine. Je coupai la ficelle et j’ouvris la boîte. Je vis d’abord une petite couverture de ouate, comme celle dont se servent les bijoutiers, et cette ouate étant enlevée, ma mère poussa un cri de surprise et d’admiration.

« La boîte contenait une fortune, une fortune sous la forme de diamants non montés, entassés autant que possible, des diamants non montés qui brillèrent et étincelèrent sous les rayons de la lampe.

« Dans l’intérieur du couvercle il y avait un papier plié sur lequel étaient tracées les quelques lignes suivantes de l’écriture si chère, de l’écriture que je ne pouvais oublier :

« Très-cher Clément,

« Le triste et misérable secret qui fut la cause de notre séparation n’est plus un secret aujourd’hui. Vous savez tout, et vous avez sans doute oublié et aussi presque absous la malheureuse femme à qui votre amour fut si cher et pour laquelle le souvenir de cet amour sera une éternelle consolation et un éternel bonheur. Si j’osais vous prier de prendre en pitié le malheureux homme dont vous connaissez le secret, je le ferais, mais je ne puis espérer tant de charité de la part des hommes, Dieu seul sait oublier, Dieu qui peut seul dans Sa suprême sagesse sonder les profondeurs d’un cœur repentant. Je vous prie de remettre à lady Jocelyn les diamants que je dépose entre vos mains ; ils lui reviennent de droit, et je regrette qu’ils ne représentent qu’une partie des sommes distraites au nom de Henry Dunbar, Adieu, cher et généreux ami, c’est la dernière fois que vous entendrez parler de celle qui porte un nom qui sera réputé infâme parmi les honnêtes gens. Plaignez-moi et oubliez-moi, et puisse une femme plus heureuse être pour vous ce que je ne pourrai jamais être.

« M. W. »

« C’était tout. Rien ne pouvait être plus ferme que le ton de cette lettre malgré sa douceur réfléchie. La pauvre enfant ne pouvait pas croire que je serais trop heureux de lui donner mon nom, malgré la terrible et hideuse histoire que le sien rappelait. Dans mon désespoir je m’adressai une fois encore à cet ami fidèle des amants persécutés ou séparés, le Jupiter de Printing House Square.

« Margaret, écrivis-je dans un avis qui figura pendant vingt jours dans la deuxième colonne du supplément du Times, Margaret, je vous rappelle toutes vos promesses et je ne considère en aucune façon les circonstances qui nous ont séparés comme suffisantes pour vous relever de votre premier engagement. Le plus grand chagrin que vous puissiez me causer est de m’abandonner.

« C. A. »

« Cet avis eut le sort du précédent. J’attendis en vain la réponse.

« Je ne tardai pas à exécuter la commission qu’on m’avait confiée. Je me rendis à Shorncliffe, et je remis la boîte de diamants entre les mains de Lovell, l’avoué, car lady Jocelyn était encore sur le Continent. Lovell enveloppa la boîte dans du papier et me la fit sceller avec le cachet de ma bague, en présence d’un de ses clercs, puis il la déposa dans un coffre-fort, près de son bureau.

« Quand ce fut fait, et que l’avis eut été inséré pour la vingtième fois dans le Times sans obtenir la moindre réponse, je m’abandonnai au désespoir au sujet de Margaret. Elle n’avait pas lu mon avis, pensais-je, car elle n’eût pas eu le cœur assez dur pour n’y pas répondre. Elle n’avait pas vu cet avis, non plus que le premier, et elle ne verrait sans doute pas les autres que je pourrais faire passer par la même voie. J’avais des raisons pour savoir qu’elle était ou qu’elle avait été en Angleterre, car elle n’eût pas confié les diamants à des mains étrangères ; mais il n’était que trop vraisemblable qu’elle eût choisi la veille de son départ et de celui de son père pour quelque pays lointain, comme le moment le plus favorable pour me confier le précieux paquet,

« — Il faut qu’elle domine complètement son père, pensais-je, ou il n’eût pas consenti à abandonner un trésor pareil. Il est probable qu’il a retenu de quoi payer son passage et celui de Margaret pour l’Amérique, et ma bien-aimée est condamnée à se cacher dans quelque ville obscure des États-Unis, en compagnie de son misérable père, et elle est à tout jamais perdue pour moi.

« Je songeai avec une douleur indicible combien le monde était grand et avec quelle facilité une femme pouvait s’y cacher à tous les yeux.

« Je m’abandonnai au désespoir ; je ne pus me résigner, car ma vie était vide et désolée sans Margaret. J’essayai comme je pus de traîner mon fardeau et de revêtir un visage qui voilât les chagrins de mon cœur. Jusqu’au moment de la courte apparition de Margaret par cette froide nuit d’hiver, j’avais caressé l’espoir, plus que l’espoir même, la conviction que nous serions réunis ; mais après cette nuit ma vieille foi dans un avenir heureux s’écroula, et l’idée que la fille de Wilmot avait quitté l’Angleterre se transforma petit à petit en certitude.

« Je ne la reverrais plus. Telle était mon idée maintenant. Il n’y aurait plus de soleil dans ma vie, et il ne me restait plus qu’à me résigner au calme d’une existence dans laquelle les tranquilles devoirs de la carrière d’un homme d’affaires laissaient bien peu de place au chagrin stérile et aux lamentations. Mon chagrin faisait partie de mon existence, mais ceux-là mêmes qui me connaissaient le mieux étaient inhabiles à sonder la profondeur de ce chagrin. Pour eux j’étais uniquement un homme sérieux, sérieusement adonné aux détails ingrats du monde des affaires.

« Dix-huit mois s’étaient écoulés depuis la froide nuit d’hiver pendant laquelle on m’avait remis la boîte de diamants ; dix-huit mois si lents et si calmes, que je commençais à me sentir un vieillard, plus âgé que beaucoup de vieillards, en ce sens que j’avais survécu au naufrage du brillant espoir qui me rendait la vie chère. On était au milieu de l’été et le salon de la maison de Saint-Gundolph Lane, dans lequel je travaillais en vertu de ma nouvelle position, semblait particulièrement chaud, lourd, poudreux et désagréable. Le travail que j’avais à faire et qui était très-long et très-pénible m’indisposa, et je fus sommé, sous peine d’affreux accidents dont me menaça solennellement le médecin favori de ma mère, de prendre quelques jours de repos.

« J’obéis fort à regret, car, si étouffante que fût l’atmosphère de Saint-Gundolph Lane, il valait mieux pour moi y rester, parce que c’était là qu’avec l’aide du travail, ce puissant allié de l’homme, je réussissais à vaincre mon chagrin. Lorsque, couché sur un canapé dans le joli petit salon de ma mère, j’écoutais le joyeux babil des aiguilles à tricoter, je souffrais, car je songeais à ma vie dévastée.

« Je me soumis cependant à l’ordonnance des trois jours de congé, et le second jour, après deux heures de pénitence sur le canapé, je me levai, encore fatigué, mais décidé à chercher quelque occupation qui pût me permettre d’échapper à la monotonie de mes propres pensées.

« — Mère, dis-je, je vais passer dans ma chambre et mettre un peu d’ordre dans mes papiers.

« Ma bonne et indulgente mère me fit des observations. Je devais me reposer, disait-elle, et non pas me fatiguer à ranger des papiers ou à quelque occupation de ce genre, auxquelles on ne devait songer qu’aux heures de bureau ; mais je ne l’écoutai pas et je passai dans la petite chambre où il y avait des fleurs écloses et des oiseaux dans l’embrasure de la fenêtre.

« Cette chambre était une petite bonbonnière, demi-bibliothèque et demi-salle à manger, et c’était là que nous nous trouvions, ma mère et moi, le soir où l’on m’avait apporté les diamants.

« À l’un des côtés de la cheminée se trouvait la table à ouvrage de ma mère et à l’autre le bureau sur lequel j’écrivais les quelques lettres que je ne faisais pas à la maison de banque, vieux meuble garni de tiroirs de chaque côté, avec un vaste enfoncement au centre, et dessous une grande corbeille pleine de vieilles enveloppes et de fragments de lettres déchirées.

« Je roulai un fauteuil devant le bureau et je me mis à l’œuvre. C’était un long travail et qui impliquait force dépliage, classement et arrangement de paperasses qui ne valaient peut-être pas la peine que je prenais. Mais au moins mes mains étaient occupées, quoique mon esprit fût toujours absorbé dans sa vieille douleur.

« L’opération dura près de trois heures, car il y avait très-longtemps que je n’avais eu un jour de loisir, et l’accumulation de lettres, de billets et de reçus était vraiment formidable. Enfin, tout fut terminé, les lettres et les billets proprement attachés par petites liasses qui auraient fait honneur à une étude de notaire, et je me jetai dans mon fauteuil avec un soupir de soulagement.

« Mais tout n’était pas fini cependant, car je tirai la corbeille aux vieux papiers inutiles et j’en vidai le contenu sur le parquet afin de m’assurer qu’aucun papier de valeur ne s’y était glissé avant de les laisser balayer par la servante.

« J’entassai les fragments informes, les enveloppes souillées, les circulaires des commerçants de Clapham, et tous les débris accumulés depuis deux ans. Une poussière épaisse s’en échappa et m’aveugla presque.

« Oui, il y avait quelque chose d’important parmi ces papiers, il y avait au moins quelque chose que j’aurais considéré comme un sacrilège de laisser prendre par Molly, la servante, l’enveloppe de la boîte qui contenait les diamants ; l’enveloppe sur laquelle mon adresse avait été tracée par la main chérie de Margaret.

« Il est probable que j’avais laissé l’enveloppe sur la table lorsque j’avais reçu la boîte, et un des domestiques l’avait sans doute jetée dans la corbeille. Je ramassai la feuille de papier et la pliai proprement. C’était peut-être une bien maigre relique pour un amant : mais il me restait si peu de choses de la femme qui aurait dû être mon épouse !

« Tout en pliant le papier, je regardai machinalement le timbre sec placé dans un angle. C’était une vieille feuille de papier à lettre de Bath, estampillée du nom du papetier qui l’avait vendue, Jakins, Kylmington, Kylmington ; oui, je me rappelais qu’il y avait dans le comté de Southampton une espèce de ville de bains, je crois, appelée Kylmington ! Et c’était là que le papier avait été acheté ! Alors Margaret avait habité cette petite ville.

« Cela était-il possible ? Était-il vraiment possible que dans cette feuille de papier j’eusse trouvé quelque chose qui m’aidât à découvrir la retraite de l’objet de mon amour ? Était-ce possible ? Cette nouvelle espérance me fit courir dans les veines un frisson d’énergie et de vitalité soudaine. Malade, épuisé, à bout de forces par un travail trop pénible ! Qui donc a osé dire cela ? J’étais plus robuste que ne le fut jamais Hercule.

« Je mis le papier plié dans la poche de côté de mon habit, et je pris le Bradshaw. Cher Bradshaw ! quel émouvant écrivain tu me parus ce jour-là ! Oui, Kylmington était bien dans le comté de Southampton, à trois heures et demie de Londres, y compris les délais de changement de voitures. Il y avait ce soir-là un train qui pouvait me conduire de Waterloo à Kylmington, un train qui partait de Londres à trois heures et demie.

« Je consultai ma montre. Il était deux heures et demie. Il ne me restait qu’une heure pour faire mes préparatifs et pour me faire conduire au chemin de fer. Je courus au salon où se trouvait encore ma mère, toujours assise et travaillant près de la fenêtre ouverte. Elle tressaillit en me regardant, car mon nouvel espoir avait donné une étrange animation à mon regard.

« — Qu’avez-vous, Clément ? me dit-elle. Vous semblez aussi heureux que si vous aviez découvert un trésor dans vos papiers.

« — En effet, ma mère, je crois en avoir trouvé un. J’espère et je crois avoir trouvé un moyen de découvrir Margaret.

« — Serait-ce possible ?

« — J’ai trouvé le nom de la ville qu’elle habitait à l’époque où elle m’a remis les diamants. Je vais m’y rendre pour tâcher de recueillir de ses nouvelles. Je pars immédiatement. Ne soyez pas inquiète, chère mère ; ce voyage à Kylmington et l’espérance qui m’y conduit me feront plus de bien que toutes les drogues du pharmacien. Soyez encore cette fois la bonne et excellente mère que vous avez toujours été pour moi, et mettez-moi quelques chemises blanches dans mon sac de nuit. Je reviendrai sans doute demain, car mon congé n’est que de trois jours.

« Ma mère qui, de sa vie, ne m’avait rien refusé, ne fit pas d’opposition à mes désirs ce jour-là. Une voiture me transporta à la gare, et cinq minutes avant l’heure du départ j’étais sur le quai avec mon billet pour Kylmington dans ma poche. »