Hermine Gilquin/XL

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E. Fasquelle (p. 207-212).
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XL


La ferme paraissait inhabitée. Elle n’entendit dans l’escalier et le vestibule que le bruit de son pas léger effleurant les vieilles marches et les vieilles dalles. Elle poussa la porte de la cuisine, ne vit qu’une servante, la vieille Agathe, qui achevait sa besogne, dans l’angle de l’âtre, en chantonnant une chanson de sa jeunesse. Hermine eut la sensation qu’elle était dans une maison enchantée, où cette vieille femme seule était vivante, cherchait à retrouver dans les cendres le secret du logis.

Elle s’éloigna, traversa la cour. Le portail était fermé. Il faisait froid à l’ombre, mais le soleil chauffait tout un côté de la cour. Les oiseaux s’étaient rassemblés là pour passer leur dimanche. Poules noires, blanches, rousses, dindons noirs aux caroncules rouges et bleues, pintades au plumage perlé, oies blanches, canards verdâtres, paons resplendissants de soie et de pierres précieuses, de saphirs et d’émeraudes, ils étaient tous là, accroupis sur la terre tiède, comme des dévotes autour d’une bouche de chaleur, vivant l’heure de la digestion en attendant l’heure du sommeil. Quand Hermine parut, cet amas de plumes s’agita, les coqs s’étirèrent sur leurs pattes, lancèrent leur cri rauque, et toutes les autres voix parlèrent aussi, glous-glous des dindons, coins-coins des canards, sifflements des oies, appels déchirants des paons et des pintades, auxquels vinrent bientôt se joindre les roucoulements des pigeons qui se précipitèrent du haut de leur tour, et vinrent s’abattre et tourner en se rengorgeant autour d’Hermine.

Pyrame sortit de sa niche où il cacha l’os qu’il rongeait, et vint auprès de sa maîtresse, levant vers elle ses yeux d’or, demandant la caresse de sa main frêle. Hermine se pencha vers le bon chien et l’embrassa.

— Tu viendras avec moi demain, — lui dit-elle à l’oreille, — c’est toi seul que je puis emmener où je vais… Je voudrais bien vous emmener tous ! — dit-elle aux autres animaux.

Elle se mit à genoux sur le sol, et les oiseaux vinrent vers elle, l’assaillirent, volèrent sur ses genoux, sur ses épaules. Elle les prenait de ses mains délicates, les reposait à terre après un baiser sur leurs plumes.

— Adieu tous !… Demain, je n’aurai pas le temps !…

Elle entra dans les écuries, dans les étables.

— Meu !… firent les bœufs et les vaches.

— Bée !… geignirent les moutons.

— Hein ?… interrogèrent les chevaux.

Hermine parla à toutes ces bonnes bêtes, qui ne lui avaient jamais fait de mal, caressa leurs flancs rebondis et leurs fronts durs d’herbivores, se mira dans leurs yeux de velours. C’était son monde qu’elle quittait, le monde des êtres auxquels elle prêtait ses sentiments, disait ce quelque chose de tendre et de touchant qu’est un adieu, et desquels elle croyait entendre la plainte d’une réponse. Elle resta un instant dans cette atmosphère chaude, parmi toutes ces bêtes aux têtes tournées vers elle, respirant l’odeur de pelage et de fumier dont elle garderait le souvenir nostalgique.

Elle sortit enfin, alla, toujours suivie de Pyrame, vers une petite porte verte qui donnait accès au jardin, poussa cette porte, pénétra dans l’enclos. Ç’avait été là, autrefois, un endroit de délices, jardin et verger, toutes les fleurs et tous les fruits. Le soleil commençait à baisser, ne franchissait plus la muraille. Tout était morne en ce jour d’hiver, les allées envahies de feuilles mortes, les arbres aux branches noires, les parterres dévastés par le vent et le froid. Aux branches des rosiers restaient encore quelques roses d’automne, pourries et rouillées. Des chrysanthèmes exhalaient leur odeur amère. Des arbres verts, presque noirs, dressaient leur forme géométrique et leur feuillage perpétuellement funèbre. Le lierre des murailles et le buis des allées gardaient aussi leur verdure tenace.

Hermine alla s’asseoir sur le banc d’où son père et sa mère, par les soirs de printemps et d’été, regardaient neiger les fleurs des cerisiers ou mûrir les pêches et les pommes des arbres en espalier. Jamais plus ne reviendraient, parce qu’ils étaient morts, ceux qui s’étaient assis là. Et jamais plus elle ne reviendrait, elle qui était vivante, parce que le malheur la chassait de chez elle. Elle fut pendant un moment désespérée par cette idée. Pourquoi s’en aller ? Ce jardin abandonné, ravagé par l’hiver, lui faisait l’effet d’un cimetière où elle aurait dû rester. Elle regarda les ifs, les buis, les roses rouillées, tout ce paysage fait pour garder des tombes, et pleura.

L’obscur désir de revanche qui était en elle la ranima. Son courage la remit debout.