Hiéron (Trad. Talbot)/Texte entier

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Hiéron (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 1 (p. 301-321).



HIÉRON.


CHAPITRE PREMIER.


Comment les tyrans sont moins heureux que les particuliers.


Simonide le poëte[1], vint un jour auprès d’Hiéron le tyran[2] ; et tous deux étant de loisir : « Voudrais-tu bien, Hiéron, dit Simonide, me parler de choses que tu sais mieux que moi ? — Et quelles sont donc, dit Hiéron, les choses que je pourrais savoir mieux que toi, qui es un homme si célèbre ? — Je sais que tu as été un simple particulier[3] et que tu es maintenant un tyran. Il est vraisemblable qu’ayant fait l’épreuve de ces deux conditions, tu sais mieux que moi en quoi la vie du tyran diffère de celle des particuliers, relativement aux joies et aux chagrins de ce monde. — Comment donc ? dit Hiéron ; n’est-ce pas plutôt à toi, qui es en ce moment même un homme privé, de me tracer le tableau de la vie privée ? Je serais, par là, beaucoup mieux en état, je crois, de te montrer la différence de l’une et de l’autre. — J’ai observé, Hiéron, dit Simonide, que les particuliers ont le sentiment agréable ou désagréable des couleurs par les yeux ; des sons, par les oreilles ; des odeurs, par le nez ; du boire et du manger, par la bouche ; de l’amour, par où chacun sait. Quant au froid et au chaud, à la dureté et à la mollesse, à la légèreté et à la pesanteur, tout notre corps, à mon avis, est en état d’en juger les bonnes ou les mauvaises impressions. Les biens et les maux, ce me semble, ont tantôt pour effet de réjouir ou d’affliger l’âme seule, tantôt l’âme et le corps tout à la fois. Il me paraît encore que le sommeil nous cause une sensation agréable ; mais comment, où, quand, je déclare n’en rien savoir. Et de fait, il n’est pas surprenant qu’éveillés nous ayons des sensations plus distinctes que dans le sommeil. » À cela Hiéron répondit : « Pour ma part, Simonide, je ne saurais dire qu’un tyran éprouve quelque autre sensation en dehors de celles dont tu as parlé ; je ne sais donc pas jusqu’ici en quoi la vie d’un tyran diffère de celle d’un particulier. — Elle en diffère probablement, reprit Simonide, en ce que les tyrans, par chacun de ces organes, perçoivent beaucoup plus de plaisir et moins de douleur. — Mais il n’en va point de la sorte, Simonide, repartit Hiéron : sache bien, au contraire, que les tyrans ont beaucoup moins de plaisirs que les particuliers qui vivent dans une condition modeste, et qu’ils ont des douleurs beaucoup plus nombreuses et beaucoup plus grandes. — Ce que tu dis est incroyable, reprit Simonide ; s’il en est ainsi, pourquoi tant de gens aspirent-ils à la tyrannie, et cela quand ils ont le bruit d’être des gens capables ? Comment tout le monde porte-t-il envie aux tyrans ? — Parce que tout le monde, ma foi, envisage la double condition, sans en avoir fait l’expérience. Pour moi, je vais essayer de te convaincre que je dis la vérité ; et je commencerai par la vue ; car c’est par là, si j’ai bonne mémoire, que tu as commencé toi-même. Et d’abord, en réfléchissant sur les objets qui frappent les yeux, je trouve que les tyrans sont les plus mal partagés. Chaque pays a ses raretés qui méritent d’être vues. Tandis que les particuliers se rendent soit à telles villes qu’il leur plaît pour jouir des spectacles, soit aux assemblées générales pour y voir ce que les hommes jugent le plus digne de leur curiosité, les tyrans n’ont qu’une bien faible part de ces divertissements. En effet, il n’est pas sûr pour eux d’aller où ils ne seraient pas plus forts que les assistants, et leurs affaires ne sont jamais assez bien établies chez eux, pour qu’ils puissent les confier à d’autres et s’absenter. Ils auraient à craindre d’être privés de ce pouvoir et mis hors d’état de se venger de ceux qui les en auraient dépouillés. Tu me diras peut-être que ces sortes de plaisirs vont les trouver dans l’intérieur de leurs palais. Oui, Simonide, mais quelques-uns seulement de ces nombreux spectacles ; et ces plaisirs, tels quels, on les vend si cher aux tyrans, que ceux qui leur font voir la moindre des choses ont la prétention de recevoir d’eux en les quittant beaucoup plus en quelques instants que de tous les autres hommes dans le reste de leur vie. — Eh bien, reprit Simonide, si vous êtes mal partagés pour la vue, vous avez l’avantage du côté de l’ouïe, puisque la musique la plus douce, la louange, ne vous fait jamais défaut. Tous ceux qui vous entourent louent tout ce que vous dites, tout ce que vous faites : au contraire, ce qui s’entend avec peine, les censures, vous n’en entendez jamais ; il n’est personne, en effet, qui voulût blâmer un tyran en sa présence. — Mais, crois-tu donc, dit Hiéron, que cette absence de critique soit agréable, quand on est convaincu que le silence couvre de sinistres pensées contre le tyran ? Et quel charme y a-t-il dans la louange, quand on soupçonne les louangeurs de n’agir que par flatterie ? — Par Jupiter, je conviens avec toi, Hiéron, dit Simonide, que les louanges les plus agréables sont celles des hommes libres ; mais, vois-tu, jamais tu ne convaincras personne que vous ne trouviez plus de jouissances que les autres dans les plaisirs de la table. — Je sais bien, Simonide, que beaucoup de gens se figurent que nous prenons plus de plaisir à manger et à boire que les particuliers. Ils croient qu’ils trouveraient plus délicieux les mets qu’on nous prépare que ceux qu’on leur sert, parce que ce qui est extraordinaire fait naître le plaisir ; et voilà pourquoi tout le monde attend avec joie les jours de fête, excepté les tyrans. « En effet, comme leurs tables sont toujours bien servies, les fêtes n’y ajoutent absolument rien ; ainsi, et tout d’abord, pour cette douceur de l’attente, ils sont au-dessous des particuliers, mais ensuite il est une chose que tu sais toi-même par expérience : c’est que plus il y a de mets au delà de ce qu’il faut, plus la satiété est prompte à vous gagner ; de la sorte, à ne considérer que la durée de la jouissance, celui qui a une table chargée est au-dessous de celui qui vit avec satiété. — Mais, par Jupiter, reprit Simonide, tant que le cœur en dit, on aime bien mieux se nourrir de mets somptueux que d’aliments tout simples. — Oui, mais ne crois-tu pas, Simonide, que quand on est vivement charmé d’un objet, on éprouve pour ce même objet l’attachement le plus vif ? — Assurément. — Vois-tu que les tyrans s’approchent avec plus de plaisir que les particuliers des mets qu’on leur a préparés ? — Non, par Jupiter ; non, pas du tout ; ils ont même plus de dégoût, à le prendre en général. — As-tu observé, poursuivit Hiéron, ces nombreux assaisonnements qu’on sert aux tyrans, sauces piquantes, relevées et autres analogues ? — Oui vraiment, dit Simonide ; et je les crois même fort contraires à la constitution de l’homme. — Et pourquoi, je te le demande, dit Hiéron, ces sortes d’apprêts, si ce n’est le stimulant raffiné d’une âme affaiblie etblasée ? Pour ma part, je sais bien, et toi aussi probablement, que ceux qui mangent avec appétit n’ont aucun besoin de ces artifices. — Quant aux essences précieuses dont vous vous parfumez, reprit Simonide, je crois que ceux qui vous approchent en jouissent plus que vous-même, de même que celui qui mange des viandes d’un fumet désagréable n’en est pas incommodé, mais bien ceux qui l’approchent. — C’est tout à fait ainsi, dit Hiéron, que celui qui a des mets de toute espèce ne touche à rien avec appétit, tandis que celui qui ne mange que rarement d’un mets, en fait une chère délicieuse, quand on le lui sert, » Alors Simonide : « Les jouissances amoureuses, dit-il, me font bien l’effet d’être la seule cause pour laquelle vous aspirez à la tyrannie ; car, sur ce point, vous avez le choix de ce qu’il y a de plus beau. — Eh bien ! dit Hiéron, pour ce que tu dis, sache bien que nous sommes encore au-dessous des particuliers. Et, d’abord ce n’est qu’avec des femmes supérieures à nous par la richesse et par la puissance que nous pouvons contracter un mariage qui paraisse fort beau, et qui promette à l’époux de l’honneur et du plaisir ; le mariage entre égaux ne vient qu’en seconde ligne : quant à celui qui descend à une condition inférieure, il est réputé déshonorant et désavantageux. Or, un tyran, à moins d’épouser une étrangère, doit forcément se marier au-dessous de lui, et, dès lors, c’est une condition qui n’a rien d’aimable. Les soins d’une femme fière de sa haute fortune ont, certes, un grand charme, mais les respects d’un esclave n’ont rien de séduisant ; et, cependant, quand ils font défaut, c’est une source de dépits violents et de chagrins. Dans les amours masculines, le tyran a aussi beaucoup moins de jouissances que dans les plaisirs qu’on goûte avec les femmes. Ce qui ravit dans ces plaisirs, c’est l’amour partagé, il n’est personne qui l’ignore ; mais l’amour ne se plaît guère à loger au cœur d’un tyran : l’amour n’aime point les plaisirs tout prêts, il les veut en espérance ; et comme on ne prendrait aucun plaisir à boire, si l’on n’avait soif, de même qui ne connaît pas l’amour, ne connaît pas la douceur des transports amoureux. » Ainsi parla Hiéron. Simonide souriant : « Qui es-tu donc, Hiéron ? répliqua-t-il.

Tu prétends qu’un tyran est insensible à l’amour masculin : et d’où vient donc que tu aimes Daïloque[4], surnommé le très-beau ? — Ah ! Simonide, j’en atteste Jupiter, ce que je désire le plus de lui, ce n’est pas d’avoir ce qu’il m’est si facile d’obtenir, mais ce qu’un tyran peut à peine se procurer. J’aime Daïloque sans doute pour certaines faveurs que la nature contraint l’homme à exiger de ceux qui sont beaux ; mais ce que je souhaite obtenir de lui, je désirerais vivement qu’il me l’accordât d’amitié et de lui-même : car de le lui ravir de force je ne m’en sens pas plus le désir que de me faire mal à moi-même. Prendre quelque chose à un ennemi qui résiste est, à mon gré, le plus grand des plaisirs ; mais les faveurs volontaires de celui qu’on aime sont les plus délicieuses. De l’objet aimé les regards sont doux, douces les questions, douces les réponses, douces et ravissantes les querelles et les brouilles. Mais jouir par force de ce qu’on aime, c’est de la piraterie, selon moi, et non plus de l’amour. Et même le pirate trouve encore quelque plaisir dans le gain, dans l’affliction de son ennemi ; mais se plaire au tourment de qui l’on aime, l’aimer pour se faire haïr, s’attacher à qui l’on est à charge, quelle cruauté, quelle pitié ! Avec un particulier, toute faveur de l’objet aimé est un gage d’affection accordé à celui qui aime, parce qu’on sait qu’elle est donnée sans contrainte, au lieu qu’un tyran n’est jamais en droit de se croire aimé. Nous savons, en effet, que ceux qui cèdent par crainte, prennent autant qu’ils le peuvent les dehors trompeurs du véritable amour ; et par suite, jamais personne ne tend plus de piéges aux tyrans que ceux qui feignent le plus de les aimer avec tendresse. »


CHAPITRE II.


La tyrannie est une brillante misère[5].


À ces mots, Simonide reprit : « Mais c’est peu de chose, selon moi, que ce que tu dis là. Je vois, pour ma part, des gens fort considérés, qui savent d’eux-mêmes se retrancher sur le boire, le manger, la bonne, chère et s’abstenir même des plaisirs amoureux. Mais voici en quoi vous l’emportez de beaucoup sur les particuliers ; vous formez de grands projets et vous les exécutez vite, vous avez tout en abondance, vous vous procurez les meilleurs chevaux, les plus belles armes, les plus riches parures pour vos femmes, les palais les plus magnifiques, ornés des meubles les plus précieux ; vous avez des serviteurs distingués par leur nombre et leur intelligence ; enfin, vous êtes plus que personne en état de faire du mal à vos ennemis et du bien à vos amis. — Oui, reprit Hiéron ; que le gros des hommes, Simonide, se laisse tromper par les dehors de la tyrannie, je ne m’en étonne pas ; car c’est surtout par les yeux que la foule me paraît juger du bonheur et de la misère des autres. Or, la tyrannie étale à tous les regards des biens qui semblent d’un grand prix, elle en fait montre et parade ; tandis que les tyrans enferment leurs peines au fond de leur âme, où réside, en effet, le bonheur ou le malheur des hommes. Que ce soit donc là, comme je l’ai dit, un mystère pour la foule, je n’en suis pas surpris. Mais que vous l’ignoriez, vous qui semblez voir plus clairement les objets par les yeux de l’esprit que par ceux du corps, c’est ce qui me paraît extraordinaire. Pour moi, l’expérience m’a prouvé, Simonide, et je te le dis, que les tyrans ont la moindre portion des plus grands biens et la plus large part des plus grands maux. Par exemple, si la paix est un grand bien pour les hommes, les tyrans en jouissent peu ; et si la guerre est un grand mal, c’est sur eux qu’elle pèse. Les particuliers, à moins que leur pays tout entier ne soit en guerre, peuvent aller où il leur plaît, sans craindre d’être tués ; les tyrans sont partout en pays ennemi : aussi jugent-ils nécessaire d’aller armés eux-mêmes et entourés d’une escorte en armes. Ensuite, quand les particuliers sont en guerre, ils ne sont pas plus tôt de retour chez eux qu’ils se regardent comme en sûreté ; les tyrans, au contraire, revenus dans leur cité savent que c’est là qu’ils ont le plus d’ennemis. Une ville est-elle assiégée par une armée supérieure en force, les citoyens inférieurs en nombre se croient en danger quand ils sont hors des murs ; mais, une fois rentrés dans leurs fortifications, ils se regardent tous comme en sûreté ; le tyran, loin de trouver un abri en rentrant dans son palais, croit que c’est là surtout qu’il a besoin de gardes.

« Les particuliers, grâce aux trêves et à la paix, voient cesser la guerre ; pour les tyrans, il n’est point de paix avec ceux qui sont soumis à leur tyrannie, point de trêves auxquelles le tyran puisse se fier. Il y a des guerres faites par les villes et par les tyrans aux peuples qu’ils ont assujettis ; mais tout ce qu’il y a de fâcheux dans ces sortes de guerres pour les villes, le tyran l’éprouve aussi. Les uns et les autres sont forcés d’être en armes, de veiller, de braver les dangers ; et, s’ils essuient un échec, leur consternation est la même. Ainsi, jusque-là, dans la guerre, même condition de part et d’autre. Mais les avantages dont peut jouir une ville opposée à une autre, les tyrans ne les connaissent pas. Qu’une ville triomphe de ses ennemis, il est difficile d’exprimer le plaisir qu’on éprouve à les mettre en fuite, le plaisir de les poursuivre, le plaisir de les tailler en pièces, la fierté joyeuse d’un tel exploit, la gloire brillante qui le couronne, le bonheur que cause la pensée d’avoir augmenté sa patrie ! Chacun se figure avoir donné un bon avis, tué le plus grand nombre d’adversaires ; et il est difficile d’en rencontrer qui ne surfassent point leurs exploits, disant qu’ils en ont massacré plus qu’il n’y en a réellement de morts : tant leur paraît belle une grande victoire !

« Mais le tyran, quand le soupçon lui fait découvrir qu’en effet on conspire contre lui, et qu’il met à mort les coupables, il sait très-bien qu’il n’augmente point sa ville ; il sait qu’il diminue le nombre de ses sujets ; il ne peut donc être fier, il ne peut être glorieux de son exploit : au contraire, il l’atténue le plus possible, et il se justifie, dans le temps même qu’il agit, d’avoir rien fait d’injuste. Ainsi, lui-même ne voit rien de beau dans ce qu’il a fait, et, quand sont morts ceux qu’il redoutait, loin d’être plus tranquille, il devient plus défiant qu’auparavant. Une guerre continuelle, telle est la vie d’un tyran, comme j’en suis moi-même une preuve. »



CHAPITRE III.


Avantages de l’amitié ; perpétuelle défiance de la tyrannie.


« Parlons de l’amitié, et voyons celle que les tyrans ont en partage. Mais, d’abord, l’amitié est-elle un grand bien pour les hommes ? C’est ce qu’il faut examiner. Dès qu’un homme est aimé, ceux qui l’aiment sont charmés de sa présence, charmés de lui faire du bien : absent, ils le regrettent ; de retour, ils le reçoivent avec joie ; ils se réjouissent de son bonheur, ils lui viennent tous en aide, s’ils le voient éprouver quelque malheur.

« Les villes elles-mêmes n’ignorent pas que, de tous les biens, l’amitié est le plus grand, le plus doux pour l’homme. Aussi plusieurs d’entre elles permettent-elles de tuer impunément les adultères[6], parce qu’évidemment ils corrompent la tendresse des femmes pour leurs maris. En effet, qu’une femme ait eu par hasard un commerce amoureux avec un autre homme, son mari ne l’en estimera pas moins, s’il imagine que leur affection n’a reçu aucune atteinte. Pour moi, du moins, je regarde comme un si grand bonheur d’être aimé, que celui qui est aimé me parait posséder réellement tous les biens que peut verser la main des dieux et des hommes. Mais ce bien si précieux, personne n’en jouit moins que les tyrans ; et, si tu veux, Simonide, être sûr que je dis vrai, examine ceci. Entre les amitiés les plus stables, on compte celles des pères pour les enfants, des enfants pour les pères, des frères pour les frères, des femmes pour les maris, des intimes pour les intimes. Eh bien ! si tu veux voir, tu trouveras des particuliers qui s’aiment tendrement, mais une foule de tyrans tuant leurs propres enfants, une foule que leurs enfants tuent à leur tour, une foule de frères qui s’égorgent les uns les autres pour la tyrannie[7], une foule de tyrans mis à mort par leurs femmes[8] et par ceux de leurs intimes dont ils se croyaient le plus aimés. Si donc ceux que la nature et la loi obligent le plus fortement à aimer les tyrans les haïssent à ce point, le moyen de supposer que d’autres les aiment ? »



CHAPITRE IV.


Suite du précédent. — Gêne des tyrans au milieu de leurs richesses.


« D’un autre côté, celui qui n’a pas la moindre confiance, n’est-il pas privé d’un grand bien ? Quel charme peut offrir l’intimité sans la confiance ? Sans la confiance, quel bonheur dans l’union de l’homme et de la femme ? Comment trouver agréable un serviteur dont on se défie ? Or, il n’est personne au monde qui puisse avoir moins de confiance qu’un tyran : il est toujours en défiance de ce qu’il mange ou de ce qu’il boit ; et, avant même d’en faire une offrande aux dieux, il le fait goûter par ses serviteurs, parce que sa défiance a peur de rencontrer du poison dans le manger ou dans le boire.

« Un bien des plus précieux pour les hommes, c’est la patrie : les citoyens d’une même ville se gardent les uns les autres, sans solde, contre les esclaves ; ils se gardent contre les scélérats, afin que nul d’entre eux ne périsse de mort violente. Et l’on a poussé si loin la précaution, qu’en plusieurs lieux la loi ordonne de réputer impur tout homme qui converse avec un meurtrier. Ainsi, chaque citoyen vit en sûreté sous la protection de sa patrie ; mais, pour les tyrans, c’est encore absolument le contraire. Bien loin que les villes vengent leur mort, elles accordent de très-grands honneurs au tyrannicide[9] ; et, loin de leur interdire les choses sacrées, comme aux meurtriers des particuliers, elles élèvent des statues dans les temples aux auteurs de ces exploits[10].

« Du reste, si tu te figures qu’un tyran a d’autant plus de jouissances, qu’il possède plus de biens que les particuliers, il n’en est point de la sorte, Simonide ; mais, de même que les athlètes ne sont pas charmés d’avoir vaincu des gens qui n’entendent rien à la lutte, tandis qu’ils sont attristés de se voir vaincus par leurs antagonistes ; de même un tyran ne se réjouit point de paraître beaucoup plus riche que des particuliers ; mais il s’afflige de voir d’autres tyrans plus riches que lui : car alors il les considère comme de vrais antagonistes de richesse.

« D’ailleurs les désirs d’un tyran ne sont pas satisfaits plus vite que ceux d’un particulier. Que désire un particulier ? Une maison, un champ, un esclave. Et le tyran ? Des villes, des pays entiers, des ports, des places fortes ; toutes choses plus difficiles et plus dangereuses à acquérir que ce qu’un particulier désire. Tu ne verras pas non plus autant de pauvres parmi les particuliers que parmi les tyrans. Car ce qui est beaucoup et ce qui suffit ne se détermine point par la quantité, mais par l’usage ; de sorte que ce qui est au delà de ce qui suffit est beaucoup, et peu ce qui est en deçà. Or, un tyran, avec beaucoup plus, se trouve avoir beaucoup moins qu’un particulier pour sa dépense. Les particuliers, en effet, peuvent restreindre leur dépense journalière comme ils l’entendent ; le tyran ne le peut pas. Car, comme ses dépenses les plus considérables et les plus nécessaires sont employées à la sûreté de sa vie, en rien retrancher, c’est se perdre. Et puis, tous ceux qui peuvent, par des voies légitimes, pourvoir à leurs besoins, pourquoi les regarder en pitié comme des pauvres ? tandis que ceux que l’indigence contraint à user, pour vivre, de moyens injustes et honteux, comment ne pas les considérer, à juste titre, comme des malheureux et comme des pauvres ? Or, les tyrans sont forcés bien souvent de piller injustement les dieux et les hommes, parce qu’ils ont besoin d’argent pour subvenir à des dépenses inévitables. En paix comme en guerre, ils sont contraints de nourrir une armée, ou ils sont perdus. »


CHAPITRE V.


Le tyran est obligé de s’appuyer sur des étrangers.


« Je vais encore te dire, Simonide, un grand malheur pour les tyrans. Ils connaissent aussi bien que les particuliers les hommes distingués, habiles, justes ; mais, au lieu de les révérer, ils en ont peur : les braves peuvent tenter un coup de main pour la liberté ; les habiles peuvent tramer des complots ; les justes se sont élevés au pouvoir par la volonté du peuple. Si, par crainte, ils se défont secrètement de ces gens-là, que leur reste-t-il à employer que des scélérats, des débauchés, des esclaves ? Les scélérats ont leur confiance, parce qu’ils craignent, comme les tyrans, que les villes, devenues libres, ne soient plus fortes qu’eux ; les débauchés, à cause de la licence actuelle qui leur est octroyée ; les esclaves, parce qu’ils ne font aucun cas de la liberté. Pour moi, je regarde comme une affreuse calamité, pour qui connaît les gens de bien, d’être forcé d’en employer d’autres. D’ailleurs, le tyran est forcé d’être patriote. Sans sa ville il ne peut vivre, ni être heureux ; mais la tyrannie contraint à ravaler la patrie. Le tyran ne se plaît à voir les citoyens ni courageux, ni bien armés ; il préfère élever des étrangers au-dessus des citoyens, et ce sont des étrangers qu’il prend pour doryphores. Enfin, lorsque des années fertiles répandent partout l’abondance, le tyran ne prend point part à la joie commune : plus un peuple est dans le besoin, plus il espère le trouver soumis. »



CHAPITRE VI.


Comparaison de la vie passée d’Hiéron avec la vie présente. Chagrins dont il est obsédé.


« Je veux, Simonide, poursuivit Hiéron, t’exposer les plaisirs que je goûtais simple particulier et dont je sens la privation, depuis que je suis tyran. Je vivais alors avec mes égaux, content d’eux qui étaient contents de moi ; je demeurais avec moi-même, quand je souhaitais le repos ; je passais mon temps dans les festins, jusqu’à oublier tous les chagrins de la vie humaine, jusqu’à laisser fondre mon âme dans les chants, les joyeux propos les danses, aussi longtemps et aussi loin que je le souhaitais, ainsi que mes amis. Maintenant, je suis privé de ces douceurs, depuis que j’ai des esclaves au lieu d’amis intimes ; je suis privé de la douceur de leurs entretiens, en ne voyant en eux aucune affection pour moi : je me garde de l’ivresse et du sommeil comme d’un piége. Or, craindre la foule, craindre la solitude, craindre l’absence de gardes et craindre ces gardes mêmes, ne vouloir pas qu’ils soient sans armes et redouter de les voir armés, quelle déplorable situation ! De plus, se fier à des étrangers plutôt qu’à des citoyens, à des barbares plutôt qu’à des Grecs, souhaiter d’avoir des hommes libres pour esclaves, être forcé de rendre des esclaves libres, tout cela ne te semble-t-il pas les indices d’une âme frappée de terreur ? Et cette terreur ne répand pas seulement la tristesse dans les âmes, mais, en se mêlant à tous les plaisirs, elle en corrompt la saveur. Si jamais tu as été en guerre, Simonide, si tu as campé près d’une phalange ennemie, rappelle-toi quels repas tu as faits en ce moment-là, de quel sommeil tu as dormi : eh bien, l’inquiétude que tu as éprouvée, telle est, et plus terrible encore, celle des tyrans ; ce n’est pas seulement en face, c’est de toutes parts que les tyrans croient voir des ennemis. »

En entendant ces mots, Simonide reprit : « Il y a de l’exagération dans quelques-unes de tes paroles : la guerre est, il est vrai, une chose redoutable ; cependant, Hiéron, quand nous sommes en campagne, nous autres particuliers, et qu’on a établi les avant-postes, nous mangeons, et nous dormons tranquilles. » Alors Hiéron : « Oui, Simonide, dit-il ; car les lois surveillent les sentinelles, ce qui fait qu’ils craignent pour eux comme pour vous ; mais les tyrans ont des sentinelles à gages comme des aoûterons. Et, bien qu’on emploie tous les moyens pour rendre ces gardes fidèles, il est beaucoup plus difficile de compter sur la fidélité d’un seul que sur celle d’un grand nombre d’ouvriers, quelle que soit leur profession ; surtout, parce que de tels gardes ne faisant leur service que pour de l’argent, ils peuvent, en peu de temps, en recevoir beaucoup plus pour tuer le tyran qu’ils n’en reçoivent pour de longs services. Quant à la faculté que tu nous envies, de pouvoir mieux que personne faire du bien à nos amis et séduire nos ennemis, il n’en va point de la sorte. Comment crois-tu donc que l’on peut faire du bien à ses amis, quand on sait que celui qui a reçu le plus de nous, trouve le plus de plaisir à se dérober à nos yeux ? Car ce qu’on a reçu d’un tyran, il n’est personne qui le regarde comme sien, à moins qu’il ne soit hors de sa domination. Et comment peux-tu dire que le tyran surtout peut séduire ses ennemis, quand il sait que ses ennemis, ce sont tous ses sujets, qu’il ne peut ni tuer, ni emprisonner tous ? Car sur qui régnerait-il ? Mais tout en sachant qu’ils sont ses ennemis, il est obligé tout à la fois et de se garder d’eux et de s’en servir. Sache encore, Simonide, qu’à l’égard des citoyens qu’un tyran redoute, il éprouve de la gêne à les voir vivre, et de la peine à les faire mourir. C’est comme si l’on avait un bon cheval que l’on craindrait de voir faire quelque écart dangereux, on aurait de la peine à le faire mourir à cause de ses bonnes qualités, et de la peine à le laisser vivre, de peur qu’à l’usage il ne fît quelque écart dangereux dans un moment critique. On en peut dire autant de tout autre objet dont la possession est également incommode et utile : on souffre de le garder, on souffre de s’en défaire.



CHAPITRE VII.


Autres chagrins attachés à la tyrannie. — Bien qu’elle soit un mal insupportable, il y a danger à s’en dessaisir.


Lorsque Simonide eut entendu ces paroles : « Il me semble, Hiéron, dit-il, que l’honneur est quelque chose d’important, puisque, pour y atteindre, tous les hommes endurent tous les maux, bravent tous les dangers. Vous donc, à ce qu’il paraît, malgré tous les chagrins que tu dis attachés à la tyrannie, vous vous précipitez vers elle, afin d’être honorés, afin que tous obéissent à tous vos ordres sans résistance, que tout le monde ait les yeux sur vous, qu’on se lève à votre aspect, qu’on vous laisse le passage libre, et que tous ceux qui vous environnent vous rendent hommage par leurs paroles ou par leurs actions : tels sont, en effet, les égards qu’on a pour les tyrans, et même pour tous ceux que l’on révère. Quant à moi, Hiéron, je pense qu’une différence profonde entre l’homme et les autres animaux, c’est ce désir de distinction. Les jouissances du manger, du boire, du sommeil, de l’amour paraissent communes à tous les êtres : mais ce désir de la distinction n’existe ni dans la brute, ni chez tous les hommes ; en sorte que ceux chez lesquels existe naturellement l’amour de l’honneur et des louanges, diffèrent le plus des bêtes et ne sont pas seulement des êtres humains, mais des hommes. Vous avez donc raison, selon moi, d’endurer ce que vous supportez dans votre condition de tyrannie, puisque vous êtes plus honorés que les autres hommes ; il n’y a pas, en effet, de plaisir humain qui se rapproche plus de la divinité que la jouissance causée par les honneurs. »

Alors Hiéron : « Ah ! Simonide, reprit-il, tous les honneurs accordés aux tyrans me font l’effet des plaisirs que je t’ai dit qu’ils goûtent en amour. Nous avons reconnu qu’il n’y avait de jouissance ni dans les complaisances serviles, ni dans les faveurs arrachées : les hommages obséquieux, nés de la crainte, n’ont pas plus de valeur. Comment dire, en effet, que des hommes qui se lèvent par force de leur siége, le font afin de rendre hommage à un injuste pouvoir ; que ceux qui laissent le passage libre à leur supérieur, le font par déférence pour leur pouvoir injuste ? Le vulgaire fait des présents à ceux qu’il déteste, surtout au moment où il craint le plus d’en être maltraité ; mais ce sont là, selon moi, des actes qui tiennent de la servitude. Les honneurs, au contraire, me semblent provenir d’une source différente. Lorsque les hommes jugent un homme capable de leur rendre service ; que, dans l’espoir de jouir de ses bienfaits, ils ont ses louanges à la bouche ; qu’ils le considèrent comme leur bienfaiteur spécial ; qu’ils lui cèdent volontairement le pas ; que devant lui ils se lèvent par affection, non par crainte ; qu’ils le couronnent pour ses vertus patriotiques et pour sa bienfaisance et qu’ils lui accordent des largesses : c’est alors, à mon avis, que ceux qui donnent ces marques de respect, ont une véritable déférence, et que celui qu’ils en jugent digne est réellement honoré. Aussi, j’estime heureux celui qui reçoit ces hommages. J’observe qu’au lieu de lui tendre des piéges, on s’applique à écarter de lui tout malheur, à lui préparer une vie exempte de crainte, d’envie, de danger, tout heureuse. Le tyran, au contraire, comme condamné à mort par tous les hommes, à cause de son injustice, le tyran, Simonide, sache-le bien, passe dans les tortures et la nuit et le jour. »

À ces mots Simonide : « Mais d’où vient, Hiéron, répondit-il, si la tyrannie est une chose tellement misérable et si tu en es convaincu, d’où vient que tu ne te délivres pas d’un si grand mal ? Comment se fait-il que ni toi, ni un autre ne se soit jamais dessaisi volontairement de la tyrannie, dès qu’une fois il en a eu pris possession ? — Mais, Simonide, c’est pour cela même que la tyrannie est infiniment misérable ! On ne peut s’en défaire. Le moyen qu’un tyran trouve assez de richesses pour payer ceux qu’il a dépouillés, dédommager ceux qu’il a chargés de fers, rendre la vie à tant de gens qu’il a fait mettre à mort ? Ah ! Simonide, s’il est avantageux à qui que ce soit de se pendre, sache-le, c’est au tyran surtout, selon moi, qu’il est utile d’en venir là, puisque seul il ne gagne rien à garder une mauvaise chose ou à s’en défaire. »



CHAPITRE VIII.


Objections de Simonide. — Réponse d’Hiéron. — Conseils de Simonide.


Simonide poursuivant : « Maintenant, Hiéron, dit-il, ton dégoût de la tyrannie ne me surprend plus, puisque, désirant d’être aimé des hommes, tu l’y crois un obstacle. Cependant, je pense pouvoir te démontrer que l’autorité suprême n’empêche pas de se faire aimer, mais qu’elle a même des avantages sur la condition privée. Afin de nous en convaincre, n’examinons pas si le pouvoir met mieux le tyran à portée d’obliger par des services éminents ; mais, en supposant toutes choses égales entre le tyran et le particulier, considère toi-même lequel des deux, sur un même objet, oblige davantage. Je commencerai par des exemples d’une médiocre importance. Et d’abord qu’un tyran et un particulier regardent et abordent affectueusement la même personne ; dans cette rencontre, lequel des deux croyez-vous qui se fasse écouter avec plus de plaisir ? Que tous les deux donnent des louanges ; de qui les éloges iront le plus directement au cœur ? Après un sacrifice, que chacun d’eux fasse une invitation ; auquel des deux penses-tu qu’on saura le plus de gré de cet honneur ? Qu’ils soignent également un malade ; n’est-il pas évident que ce sont les services du plus puissant qui causent le plus de joie ? Qu’ils donnent tous deux des choses d’une égale valeur ; n’est-il pas évident encore que les demi-faveurs du plus puissant ont bien plus de pouvoir que les grâces entières du particulier ? Je crois d’ailleurs qu’il y a un caractère de respect, une certaine grâce attachée par les dieux à la personne du souverain : non que le pouvoir le rende plus beau ; mais nous regardons comme plus beau un homme qui gouverne qu’un simple particulier, et nous éprouvons plus de charme à converser avec nos supérieurs qu’avec nos égaux.

« Quant aux mignons, qui t’ont fourni un des arguments les plus forts contre la tyrannie, il ne sont nullement choqués de la vieillesse du prince, et il n’y a point de honte attachée à ceux avec lesquels il entretient son commerce : cet honneur, au contraire, donne du relief ; tout le révoltant disparaît, et ce beau côté ne devient que plus brillant. Si donc, avec des services égaux, vous obligez bien davantage ; si même vous pouvez être beaucoup plus utile par des offices plus fréquents ; si vous avez de quoi donner plus que nous, comment ne seriez-vous pas beaucoup plus aimés que les particuliers ? »

Alors Hiéron : « Par Jupiter, Simonide, reprit-il, c’est que nous soulevons contre nous la haine des hommes en leur imposant bien plus de contraintes que les particuliers. Il faut se procurer de l’argent pour subvenir à l’urgence des dépenses, faire garder ce qui a besoin de garde, punir les torts, réprimer les velléités d’insolence ; il faut, si l’occasion se présente de faire en hâte une expédition de terre ou de mer, éviter de la confier à des lâches. De plus, une troupe de mercenaires est nécessaire à un tyran, et il n’y a point de charge qui pèse plus aux citoyens : car ils pensent que les tyrans n’entretiennent pas ces troupes pour faire respecter le droit de tous, mais dans une vue d’ambition. »



CHAPITRE IX.


Suite du précédent.


Pour répondre à cette sortie, Simonide reprit : « Qu’il faille prendre tous ces soins, Hiéron, c’est ce que je ne nie point. Mais parmi ces soins il en est, si je ne me trompe, qui ne peuvent manquer d’attirer la haine, et d’autres les bonnes grâces. En effet, enseigner ce qui est bien, louer et honorer celui qui le pratique le mieux, voilà un soin fait pour attirer les bonnes grâces ; mais insulter celui qui commet une faute, lui imposer un amende ou un châtiment, voilà un procédé capable de provoquer la haine. Je dis donc que, quand il faut user de rigueur, le souverain doit ordonner à d’autres de punir, et que, quand il faut récompenser, c’est lui qui doit le faire. Qu’il soit à propos d’agir ainsi, l’expérience le démontre.

« Quand nous voulons faire concourir des chœurs, l’archonte propose des prix, mais il donne aux choréges le soin de réunir les artistes, et à d’autres celui d’instruire et de soumettre à la règle ceux qui s’en écartent. Par là, tout ce qu’il y a d’agréable dans ces fonctions se fait par l’archonte, et l’inverse par les autres. Qui est-ce qui empêche de conduire les affaires civiles par le même procédé ? Toutes les villes sont divisées les unes en tribus, les autres en mores[11], en loches[12], et chacun de ces corps a des chefs. Or, si l’on établissait, comme pour les chœurs, des prix de bon campement, de bonne tenue, d’équitation, de bravoure à la guerre, de justice dans les relations, il est vraisemblable qu’on verrait se tendre le ressort de l’émulation par toutes ces récompenses. Oui, par Jupiter, on verrait au besoin chacun suivre avec empressement l’impulsion de l’honneur, contribuer promptement de sa fortune, s’il le fallait ; et, chose utile entre toutes, quoique l’émulation n’y intervienne pas d’ordinaire, l’agriculture elle-même ferait d’immenses progrès, si l’on établissait, aux champs et dans les villes, des prix pour ceux qui cultiveraient le mieux la terre ; et de la sorte, les citoyens qui s’y livreraient avec zèle en tireraient d’immenses profits : en effet, les revenus s’accroîtraient, et la tempérance se trouverait unie à l’amour à l’amour du travail, sans compter que l’idée de mal faire vient m’oins aux gens occupés.

« D’ailleurs, si le négoce enrichit un État, en honorant ceux qui s’en occupent exclusivement, on augmenterait le nombre des marchands ; et si l’on accordait ostensiblement une récompense à quiconque trouve, sans froisser personne, un revenu pour l’État, on ne laisserait pas cette recherche de côté. En un mot si, dans toutes les branches, il était avéré qu’on ne laissât pas sans honneur l’inventeur d’une bonne découverte, nombre de gens aimeraient à s’en faire une étude, et, quand plusieurs ont à cœur un projet utile, il suit nécessairement qu’on en trouve et qu’on en réalise l’application. « Si tu crains, Hiéron, que ce nombre de prix n’augmente tes dépenses, songe qu’il n’est rien qui coûte moins que ce que l’on gagne par cette voie. Tu vois dans les jeux hippiques, gymniques, chorégiques, comment de petits prix produisent de grandes dépenses, de nombreux labeurs, des soins incessants ! »



CHAPITRE X.


À quoi peuvent être employés les mercenaires, et comment les citoyens sont amenés à contribuer à leur entretien.


Alors Hiéron : « Tout ce que tu dis, Simonide, me paraît excellent ; mais pour les mercenaires, m’apprendras-tu à ne point encourir de haine à cause d’eux ? ou bien crois-tu qu’un prince qui a su se faire aimer n’a plus besoin de doryphores ? — Certes, répondit Simonide, il en aura besoin ; car je sais qu’il en est de certains hommes comme des chevaux ; plus ils ont en abondance ce qui leur est nécessaire, plus ils sont rétifs ; rien ne tient mieux en respect ces sortes de gens que la crainte des doryphores. Quant aux bons citoyens, tu ne peux, ce me semble, les obliger plus utilement qu’au moyen des mercenaires. Tu entretiens des soldats, afin qu’ils veillent à la sûreté de ta personne ; mais, comme beaucoup de maîtres ont été tués par leurs esclaves, si tu commences par enjoindre à tes gardes, en leur qualité de doryphores de l’État, de venir en aide à tous les citoyens, dès qu’ils s’apercevront de quelque chose ; et, comme il y a toujours des malfaiteurs dans les villes, si tu enjoins d’avoir l’œil sur eux, on verra bientôt que tes troupes ne sont pas inutiles. Et en outre tes soldats pourront procurer sûreté et tranquillité aux cultivateurs et aux troupeaux, à ceux qui font valoir ton bien ou qui travaillent pour leur compte. Ils peuvent encore donner aux citoyens le loisir de vaquer à leurs affaires, en occupant des postes avantageux. D’ailleurs, qui peut mieux pressentir et arrêter les irruptions soudaines et secrètes des ennemis, que des gens toujours en armes, toujours rangés ? D’autre part qu’y a-t-il, en temps de guerre, de plus avantageux pour les citoyens que des troupes mercenaires ? Il est tout naturel, en effet, qu’elles soient toujours les mieux disposées à supporter la fatigue, à braver le danger, à faire bonne garde ? Enfin les villes voisines ne souhaiteraient-elles pas, de toute nécessité, de vivre en paix avec des gens toujours en armes ? Car c’est surtout avec un corps de troupes réglées qu’on peut défendre le bien de ses amis, et ruiner ses ennemis. Or, si les citoyens sont convaincus que ces troupes ne font aucun mal à quiconque ne fait aucun tort, qu’elles s’opposent, au contraire, aux actes des malfaiteurs, défendent les opprimés, prévoient et bravent le danger pour les citoyens, comment ne seraient-ils pas tout disposés à s’imposer volontairement pour elles ? Ils entretiennent, en effet, des gardes pour des objets moins importants. »



CHAPITRE XI.


Tous les efforts du tyran doivent avoir pour but de rendre heureux ses concitoyens.


« Il faut encore, Hiéron, ne pas balancer à dépenser quelque chose de ton revenu pour le bien public : car je suis d’avis que les dépenses faites pour une ville sont parfois beaucoup plus utiles à un tyran que celles qu’il fait pour lui-même. Entrons dans le détail. Crois-tu d’abord qu’une maison bâtie à grands frais te donnerait plus de relief qu’une ville tout entière fortifiée de murailles, embellie de temples, de portiques, de places, de portes ? Paré d’armes formidables, semblerais-tu plus redoutable à tes ennemis que si la ville tout entière était bien armée ? Comment crois-tu pouvoir grossir tes revenus ? Sera-ce en faisant valoir ce qui t’appartient en propre, ou en trouvant l’art de faire valoir le bien de tous les citoyens ?

« Une des occupations les plus belles et les plus distinguées dans l’opinion, c’est l’élève des chevaux pour les courses de chars : crois-tu qu’il te sera plus honorable d’être celui de tous les gens qui nourrissent et envoient aux panégyries la plus grande quantité d’attelages[13], que si un grand nombre de tes concitoyens élèvent des chevaux et les envoient au concours ? Quel est le plus beau triomphe, selon toi, d’avoir un bel attelage, ou de faire le bonheur de la cité dont tu es le chef ? Pour ma part, je dis qu’il est malséant qu’un tyran le dispute à des particuliers. Vainqueur, tu n’exciteras point l’admiration, mais l’envie, comme si tes dépenses avaient été prélevées sur une foule de familles ; vaincu, tu seras la risée de tous.

« Je te le répète, Hiéron, entre en lice avec d’autres chefs de cité ; et, si tu rends heureuse entre toutes celle à laquelle tu commandes, tu seras vainqueur, sache-le bien, dans le plus beau et le plus glorieux des combats. Et d’abord tu obtiendras par ce moyen l’affection de tes sujets, but auquel tu aspires ; ensuite ta victoire ne sera pas préconisée par un seul héraut, mais tous les hommes chanteront comme un concert en l’honneur de ta vertu. Alors non-seulement environné du respect des hommes privés, mais chéri de villes nombreuses, on ne t’admirera pas seulement dans ton particulier, mais en public ; et tu pourras, exempt de crainte, aller partout à ton gré pour satisfaire ta curiosité, ou rester chez toi pour te procurer ce plaisir : car tu auras toujours autour de toi un cortége de gens prêts à étaler à tes yeux tout ce qu’il y a d’ingénieux, de beau et de bon, ou n’aspirant qu’à te servir. Présent, on te prêtera son appui ; absent, on souhaitera de te voir. Ainsi tu ne seras pas seulement aimé, mais chéri : tu n’auras point à courir après les beaux garçons, ce sont eux qui soupireront après toi ; tu n’auras rien à craindre ; ce sont les autres qui craindront qu’il ne t’arrive malheur ; tes sujets seront soumis à tes volontés ; tu les verras veiller d’eux-mêmes sur tes jours ; si quelque danger menace l’État, tu ne trouveras pas seulement en eux des alliés, mais des défenseurs pleins de courage ; comblé de présents, tu ne manqueras point d’amis avec qui les partager ; tous se réjouiront de ta prospérité, tous combattront pour tes intérêts comme pour les leurs, et tes trésors seront la richesse collective de tes amis.

« Courage donc, Hiéron ; enrichis tes amis, tu t’enrichiras toi-même : augmente ta puissance, et crée-lui des appuis[14]. Regarde ta patrie comme ta maison ; les citoyens comme autant d’amis ; tes amis comme tes enfants ; tes enfants comme ta propre vie : tâche de les vaincre tous par tes bienfaits. Si tu l’emportes sur tes amis par tes bons offices, aucun ennemi ne pourra te résister. Enfin, si telle est ta conduite, sache que tu posséderas le plus beau, le plus précieux des biens qui soit accordé aux hommes : heureux, tu ne seras point en butte à l’envie. »






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  1. Il y a eu plusieurs poètes du nom de Simonide. Celui que Xénophon introduit dans ce dialogue est Simonide d’Iulis, dans l’île de Céos, et qui fleurit dans le vie siècle avant l’ère chrétienne. Voy. pour plus amples détails, Alex. Pierron, Hist. de la litt. gr., p. 165 de la 1re édition.
  2. Ce n’est pas d’Hiéron, fils d’Hiéroclès, et l’ami des Romains, qu’il s’agit ici, mais d’un Hiéron qui vécut près de deux cents ans auparavant, et qui était frère de Gélon. La tyrannie de Gélon avait été si douce et si modérée, que les Syracusains lui donnèrent pour successeurs ses deux frères Hiéron et Thrasybule. Mais Hiéron ne ressemblait point à Gélon. Diodore de Sicile (XI, 48), le représente comme un homme passionné pour l’argent, et d’une humeur violente. Cela n’empêche pas cependant que Pindare ne l’ait exalté dans la Ire Olympique et dans la Ire Pythique. Il est vrai qu’Élien (Hist. div., IX, 1), lui attribue une âme forte, libérale, fidèle en amitié, et pleine de bienveillance fraternelle. Lequel croire de ces deux témoignages ? Il me semble que Xénophon a pris une sorte d’intermédiaire entre ces deux traditions. Son Hiéron est bon de sa nature, mais violent et cupide par intérêt et par nécessité. N’est-ce point là justement le côté instructif et moral de son livre ? C’est mon avis.
  3. Sous le règne de Gélon.
  4. Nom d’un jeune garçon.
  5. On peut comparer avec ce chapitre et avec les suivants quelques traités ou dialogues, dans lesquels Lucien n’a pas ménagé la tyrannie et les tyrans, notamment la Traversée, le Tyrannicide, le Songe ou le Coq, le Navire ou les Souhaits. — Cf. pour la défense de la tyrannie, le second Phalaris du même auteur.
  6. On trouvera en partie le texte de cette loi dans le plaidoyer de Lysias Pro caede Eratosthenis, page 8 de l’édition Tauchnitz.
  7. Étéocle et Polynice.
  8. Alexandre de Phères tué par sa femme Thébé. Cf. Helléniq., VI, iv, et Lucien, Icaroménippe, 4 5.
  9. Voy. Lucien, le Tyrannicide.
  10. Xénophon a dans l’esprit Harmodius et Aristogiton, meurtriers d’Hipparque, fils de Pisistrate.
  11. Compagnie de trois ou quatre cents hommes à Sparte. Nous aurons occasion d’insister avec plus de détails sur cette expression dans le Gouvernement des Lacédémoniens.
  12. Cf. Mém. sur Socrate, III, i.
  13. Pindare le loue des victoires remportées par ses chevaux dans la 1re et dans la 2e Pythique.
  14. Quelques éditeurs croient qu’il y a une lacune dans cet endroit.