Histoire amoureuse des Gaules/Tome1/Livre cinquième

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LIVRE CINQUIÈME.

HISTOIRE DE Mme DE MONGLAS ET DE BUSSY.

Cinq ans avant la brouillerie de madame de Sévigny et moi, m’étant trouvé au commencement de l’hiver à Paris, fort ami de la Feuillade et de Darcy[1], nous nous mîmes tous trois dans la tête d’être amoureux, et, parceque nous ne voulions pas que nos affaires nous séparassent les uns des autres, nous jetâmes les yeux sur tout ce qu’il y avoit de jolies femmes, pour voir si nous n’en pourrions point trouver trois qui fussent aussi amies que nous ou qui le pussent devenir. Nous ne cherchâmes pas long-temps sans rencontrer ce qu’il nous falloit. Mesdames de Monglas, de Précy et de l’Isle[2] étoient fort amies et fort aimables ; mais comme peut-être eussions-nous eu de la peine à nous accorder sur le choix, et que le mérite de ces dames n’étoit pas si égal que nos inclinations nous portassent à les aimer également, nous convînmes de faire trois billets de leurs trois noms, de les mettre dans une bourse, et de nous en tenir, en les tirant, à ce que le sort en ordonneroit. Madame de Monglas échut à la Feuillade, madame de l’Isle à Darcy, et madame de Précy à moi. La fortune en ce rencontre montra bien qu’elle est aveugle, car elle fit une faveur à la Feuillade dont il ne connut pas si bien le prix que j’eusse fait ; mais il fallut me contenter de ce qu’elle m’avoit donné, et, comme je n’avois vu que cinq ou six fois madame de Monglas, je crus que les soins que j’allois rendre à madame de Précy effaceroient de mon âme l’ébauche d’une passion.

Nous nous embarquâmes donc auprès de nos maîtresses. La Feuillade, ayant témoigné quinze jours ou trois semaines de l’amour à madame de Monglas par des assiduités, se résolut enfin de lui en parler. D’abord il trouva une femme qui, sans faire trop la sévère, lui parut si naturellement ennemie des engagemens, qu’il faillit à désespérer de réussir auprès d’elle, ou du moins d’y réussir promptement. Il ne se rebuta point, et quelque temps après il la trouva plus incertaine, et enfin il la pressa tant et lui parut si amoureux qu’elle lui permit d’espérer d’être aimé quelque jour. Mais, avant que de passer outre, il est à propos de faire la peinture de madame de Monglas et de la Feuillade.

Portrait de madame de Monglas[3].

Madame de Monglas a les yeux petits, noirs et brillants, la bouche agréable, le nez un peu troussé, les dents belles et nettes, le teint trop vif, les traits fins et délicats, et le tour du visage agréable ; elle a les cheveux noirs, longs et épais ; elle est propre au dernier point, et l’air qu’elle souffle est plus pur que celui quelle respire ; elle a la gorge la mieux taillée du monde, les bras et les mains faits au tour ; elle n’est ni grande ni petite, mais d’une taille fort aisée, et qui sera toujours agréable, si elle la peut sauver de l’incommodité de l’embonpoint. Madame de Monglas a l’esprit vif et pénétrant, comme son teint, jusqu’à l’excès ; elle parle et elle écrit avec une facilité surprenante, et le plus naturellement du monde ; elle est souvent distraite en conversation, et on ne lui peut dire guère de choses d’assez grande conséquence pour occuper toute son attention ; elle vous prie de lui apprendre quelquefois une nouvelle, et, comme vous commencez la narration, elle oublie sa curiosité, et le feu dont elle est pleine fait qu’elle vous interrompt pour vous parler d’autre chose.

Madame de Monglas aime la musique et les vers ; elle en fait d’assez jolis ; elle chante mieux que femme de France de sa qualité ; personne ne danse mieux qu’elle ; elle craint la solitude ; elle est bonne amie, jusqu’à prendre brutalement le parti de ceux qu’elle aime quand on en veut mal parler devant elle, et jusqu’à leur donner tout son bien s’ils en avoient besoin ; elle garde religieusement leurs secrets ; elle sçait fort bien vivre avec tout le monde ; elle est civile comme il faut que le soit une femme de qualité, et, quoiqu’elle aime assez à ne fâcher personne, sa civilité tient plus de la gloire que de la flatterie. Cela fait qu’elle ne gagne pas les cœurs sitôt que beaucoup d’autres plus insinuantes ; mais quand on connoît sa fermeté, on s’attache bien plus fortement à elle.

Portrait de monsieur de la Feuillade.

La Feuillade n’est pas tout à fait pour homme ce que madame de Monglas est pour femme : ce sont des mérites différents. Celui-ci néanmoins a quelques faux brillans qui peuvent éblouir d’abord les étourdis, mais qui ne trompent pas les gens qui font des réflexions. Il a les yeux bleus et vifs, la bouche grande, le nez court, les cheveux frisés et un peu ardens, la taille assez belle, les genoux en dedans ; il a trop de vivacité, il parle fort et veut toujours être plaisant ; mais il ne fait pas toujours ce qu’il veut, cela s’entend avec les honnêtes gens : car, pour le peuple et les esprits médiocres, avec qui il ne faut qu’avoir toujours la bouche ouverte pour rire ou pour parler, il est admirable ; il a l’esprit léger, et le cœur dur jusqu’à l’ingratitude ; il est envieux, et c’est lui faire outrage que d’avoir de la prospérité ; il est vain et fanfaron, et à son avénement dans le monde il nous avoit si souvent dit qu’il étoit brave qu’on faisoit conscience d’en douter ; cependant on fait conscience aujourd’hui de le croire.

Je vous ai dit que madame de Monglas, persuadée qu’il avoit une violente passion pour elle, lui avoit laissé croire qu’il pouvoit espérer d’être aimé. Tout autre que la Feuillade eût fait de cette affaire la plus agréable affaire du monde ; mais il étoit logé comme je vous ai dit et n’aimoit que par boutades ; il en faisoit assez pour échauffer sa maîtresse, et trop peu pour lui faire prendre parti. Quand je disois à cette belle qu’il l’aimoit fort, parceque la Feuillade m’avoit prié devant elle de parler pour lui en son absence, elle se moquoit de moi et me faisoit remarquer quelques endroits de son procédé qui détruisoient les bons offices que je lui voulois rendre. Je ne laissois pas de l’excuser, et, ne pouvant toujours sauver sa conduite, je justifiois au moins ses intentions. Nous étions, à peu près en ces termes, Darcy et moi, avec mesdames de Précy et de l’Isle, c’est-à-dire qu’elles vouloient bien que nous les aimassions ; mais véritablement nous faisions mieux notre devoir auprès d’elles que la Feuillade auprès de madame de Monglas. Enfin, trois mois s’étant passés pendant lesquels cette belle se trouvoit plus engagée par les choses que je lui avois dites en faveur de la Feuillade que par l’amour qu’il lui avoit témoigné, il fallut que cet amant allât servir à l’armée à un régiment d’infanterie qu’il avoit. Cet adieu lui fit sentir qu’elle avoit dans le cœur pour la Feuillade un peu plus de bonté qu’elle n’avoit cru jusque là : elle lui en laissa voir quelque chose ; mais, quoique c’en fût assez pour rendre un honnête homme heureux, cela ne pouvoit pas choquer la vertu la plus sévère. La Feuillade, en partant, lui fit mille protestations de l’aimer toute sa vie, quand même elle s’opiniâtreroit toujours à ne point répondre à sa passion, et lui et moi la pressâmes tant de lui accorder la permission de lui écrire qu’elle y consentit.

Quelque temps avant ce départ, m’apercevant que le commerce que j’avois pour mon ami avec sa maîtresse m’avoit plus touché le cœur pour elle en me la faisant connoître de plus près, et que les efforts que j’avois faits pour aimer madame de Précy ne m’avoient point guéri de madame de Monglas, je résolus de ne la plus voir si souvent, pour n’être pas partagé sans cesse entre l’honneur et l’amour-propre. Tant que la Feuillade fut à Paris, sa maîtresse ne prit pas garde que je la voyois moins qu’à l’ordinaire ; mais, lorsqu’il fut parti, elle connut du changement en ma manière de vie, et cela la mit en peine, croyant que ma retraite étoit une marque de refroidissement de la Feuillade, de qui, même après son départ, elle n’avoit reçu aucune nouvelle. Quelques jours après, m’ayant envoyé prier de l’aller trouver : « Que vous ai-je fait, Monsieur, me dit-elle, que je ne vous vois plus ? Notre, ami a-t-il quelque part à vos absences ? —Non, lui dis-je, Madame ; cela ne regarde que moi.—Comment ! dit-elle, vous ai-je donné quelque sujet de vous plaindre ? —Non, Madame, lui répliquai-je ; je ne me sçaurois plaindre que de la fortune. » L’embarras avec lequel je dis cela l’obligea de me presser de lui en dire davantage. « Eh quoi ! ajouta-t-elle, me cacherez-vous vos affaires, à moi, qui vous fais voir tout ce que j’ai dans le cœur ? Si cela étoit, je me plaindrois de vous.—Ah ! que vous êtes pressante ! lui répondis-je ; est-ce avoir de la discrétion que d’arracher le secret à son ami, et ne devriez-vous pas croire que je ne vous doive pas dire le mien, puisque je ne vous le dis pas en l’état où je suis avec vous, ou plutôt ne le devriez-vous pas deviner, Madame, puisque…—Ah ! n’achevez pas ! m’interrompit-elle : j’ai peur de vous entendre ; j’ai peur d’avoir sujet de me fâcher et de perdre l’estime que je fais de vous.—Non, non, Madame, lui dis-je : ne craignez rien ; je suis en l’état que vous ne voulez pas apprendre, et je ne laisse pas de faire mon devoir. Mais, puisque nous en sommes venus si avant, je m’en vais vous dire tout le reste. Aussitôt que je vous vis, Madame, je vous trouvai fort aimable, et, chaque fois que je vous voyois ensuite, vous me paroissiez plus belle que la dernière ; je ne sentois pourtant encore rien d’assez pressant dans ces commencemens pour m’obliger de vous chercher, mais j’étois fort aise quand je vous rencontrois. La première chose à quoi je m’aperçus que je vous aimois, Madame, ce fut au chagrin que me donnoit votre absence ; et comme j’étois sur le point de m’abandonner à ma passion et de songer aux moyens de vous la faire connoître, Darcy, la Feuillade et moi tirâmes au sort auprès de qui, de vous, de madame de Précy et de madame de l’Isle, chacun de nous s’attacheroit. Quoique ce que j’avois pour vous dans le cœur, Madame, fût encore bien foible, je n’aurois pas mis au hasard une chose de cette conséquence si je n’eusse été jusque là fort heureux ; mais enfin ma fortune changea pour ce coup, car vous échûtes à la Feuillade, et j’aurois bien plus gagné de perdre toute ma vie qu’en ce malheureux moment. Toute ma consolation fut, comme j’ai dit, que l’attachement que j’allois avoir pour madame de Précy, que j’avois autrefois aimée, m’arracheroit du cœur ce que j’y avois de commencé pour vous, mais inutilement, Madame. Vous jugez bien que, le commerce que l’intérêt de mon ami m’obligeoit d’avoir avec vous me donnant lieu de vous connoître plus particulièrement et de remarquer en vous des principes admirables pour l’amour, je ne pus me défaire d’une passion que votre beauté seulement avoit fait naître. Lorsque la Feuillade me pria de le servir, je sentis quelque chose au delà de la joie qu’on a d’ordinaire de servir son ami, et je m’aperçus bientôt après que, sans le vouloir tromper, j’étois ravi de me mêler de ses affaires, pour avoir seulement le plaisir de vous voir de plus près. Il pouvoit à la fin me donner d’effroyables peines. Cela, Madame, m’a obligé de vous voir moins souvent, et, quoique vous n’y ayez pas pris garde, depuis le départ de la Feuillade, il y a déjà plus de quinze jours que j’ai retranché de mes visites. Ce n’est pas, Madame, que vous n’ayez pu remarquer jusqu’ici que j’ai servi mon ami comme je me fusse servi moi-même. Je l’ai justifié quelquefois lorsqu’il étoit apparemment coupable, et que je pouvois, si j’eusse voulu, le ruiner auprès de vous sans paroître infidèle, laissant faire le ressentiment de mille fautes que vous prétendiez qu’il faisoit contre l’amour qu’il vous avoit témoigné ; mais je vous avoue que mon devoir me coûte trop en vous voyant pour ne pas épargner, en ne vous voyant plus, tous les efforts qu’il faut que je fasse auprès de vous. Au reste, Madame, je ne vous aurois jamais dit les raisons de ma retraite si vous ne me les aviez jamais demandées.—Il n’y a rien de plus honnête, Monsieur, me répliqua madame de Monglas, que ce que vous faites aujourd’hui ; mais il faut achever de faire votre devoir. Vous devriez mander à votre ami l’état de toutes choses, afin qu’il ne soit pas surpris quand il apprendra peut-être par d’autres voies que vous ne me voyez presque plus, et qu’il ne s’attende pas inutilement à vos bons offices auprès de moi. » Et là-dessus, madame de Monglas m’ayant fait apporter de l’encre et du papier, j’écrivis cette lettre :

LETTRE

De Bussy à la Feuillade.

Puisque, de la manière que j’en use, l’amour que j’ai pour votre maîtresse n’offense ni mon honneur ni l’amitié que je vous dois, je puis bien sans honte vous l’apprendre, et, au contraire, je me déshonorerois en vous le cachant. Sçachez que je n’ai pu voir longtemps madame de Monglas sans l’aimer ; que, m’en étant aperçu, j’ai cessé de la voir, et que, m’envoyant chercher aujourd’hui pour sçavoir de moi d’où pouvoit venir le sujet d’une retraite, je lui ai dit que je l’aimois, mais que, pour ne rien faire contre mon devoir, je ne la verrois plus. J’ai cru vous en devoir donner avis, afin que vous preniez d’autres mesures auprès d’elle, et que vous voyiez, dans le malheur qui m’est arrivé de devenir votre rival, que je ne suis point indigne de votre amitié ni de votre estime.

Ayant lu cette lettre à madame de Monglas : « Hé bien ! Madame ! lui dis-je, ce procédé-là est-il net ? —Ah ! Monsieur ! répliqua-t-elle, il n’y a rien de si beau ; mais, quoique je croie que vous avez la plus belle âme du monde, il seroit bien difficile que, vous mêlant des affaires de votre rival, trouvant mille raisons de vous rendre l’un à l’autre de mauvais offices, et croyant profiter de nos brouilleries, vous résistassiez dans l’amour que vous avez pour moi à la tentation de nous mettre mal ensemble ; et comme vous avez de l’esprit, il ne seroit pas malaisé de faire en sorte qu’il parût que l’un ou l’autre eût tort, et de rejeter sur l’un de nous deux, ou sur la fortune, le malheur dont vous seul seriez la cause, quand même votre ami cesseroit de m’aimer par sa propre inconstance. Après ce que je sçais de vous, je croirois toujours, si vous vous mêliez de nos affaires, que ce seroit par vos artifices. Vous avez donc bien raison, Monsieur, de ne me plus voir ; et, quoique je perde infiniment en ce rencontre, je ne puis m’empêcher de louer cette action. » Après quelques autres discours sur cette matière, je sortis pour envoyer la lettre que j’avois écrite à la Feuillade, et dix jours après voici la réponse que j’en reçus :

RÉPONSE

De la Feuillade à Bussy.

Vous avez fait votre devoir, mon cher, et je vais faire le mien. J’ai plus de confiance en vous que vous-même. Je vous prie donc de voir toujours madame de Monglas et de me servir auprès d’elle. Quand on est aussi délicat sur l’intérêt que vous me le paroissez, on est assurément incapable de le trahir ; mais quand le mérite de madame de Monglas vous auroit tellement aveuglé que vous ne seriez plus en état de vous en retirer, je vous excuserois volontiers sur les nécessités qu’il y a de l’aimer quand on la connoît parfaitement.

Avec cette lettre, il y en avoit encore une pour madame de Monglas. La voici :

LETTRE

De la Feuillade à madame de Monglas.

Je ne suis pas surpris, Madame, d’apprendre que mon ami vous aime ; je m’étonnerois bien plus qu’un honnête homme qui vous voit et qui vous parle tous les jours conservât son cœur auprès de tant de mérite. Il me mande qu’il ne vous veut plus voir de peur de succomber à l’inclination qu’il a pour vous, et moi je le prie de ne se pas retirer, sur l’assurance que j’ai qu’il aura plus de force qu’il ne pense, et que, quand même il ne pourroit plus résister, vous ne donneriez pas votre cœur à un traître après l’avoir refusé au plus fidèle amant du monde.

Aussitôt que j’eus reçu ces deux lettres, je les allai porter à madame de Monglas ; mais, pour ne pas nuire à mon ami, de qui la maîtresse étoit fort délicate, j’effaçai toute la fin de la lettre qu’il m’écrivit, depuis l’endroit où il me mandoit que quand le mérite de madame de Monglas m’auroit tellement aveuglé que je ne serois pas en état de me retirer, il m’excuseroit sur la nécessité qu’il y avoit de l’aimer quand on la connoissoit bien. J’eus peur qu’elle ne jugeât comme moi que cet endroit ne fût fort galant, mais peu tendre.—Vous avez raison, répondit le comte de Guiche, et non seulement cet endroit, mais les deux lettres, me paroissent bien écrites, mais indifférentes.—La suite, répliqua Bussy, ne vous désabusera pas.

Vous sçaurez donc, continua-t-il, que madame de Monglas, voyant cette rature, me demanda ce que c’étoit. Je lui dis que la Feuillade me parloit d’une affaire de conséquence qui me regardoit. « Puisqu’il souhaite, me dit-elle, que vous continuiez de me voir, j’y consens ; mais Monsieur, c’est à condition que vous ne me parlerez jamais des sentimens que vous avez pour moi.—Je le ferai, puisque vous le voulez, lui répliquai-je. Ce n’est pas que je ne vous en dusse parler sans vous devoir être suspect, car, quoique je vous aime plus que ma vie, si, pour reconnoître mon amour, vous méprisiez celui de mon ami, en cessant de vous estimer je cesserois de vous aimer aussi. Ce n’est pas assurément à cause que vous êtes belle, Madame, c’est encore parceque vous n’êtes pas coquette, que je vous aime.—Je le crois, Monsieur, me dit-elle ; mais, puisque vous ne désirez ni ne prétendez rien, ne m’aimez plus, car qu’est-ce qu’un amour sans désirs et sans espérance ? —Je ne prétends rien, lui dis-je, mais j’espère et je désire.—Et que pourriez-vous désirer ? reprit-elle.—Je souhaite, répliquai-je, que la Feuillade ne vous aime plus et que cela vous soit indifférent.—Et quand cela seroit, reprit-elle, croiriez-vous en être plus heureux ? —Je ne sçais si je le serois, Madame, lui dis-je ; mais au moins en serois-je plus près que je ne suis. » Et là-dessus je fis ce couplet de chanson :

Si vous aimer seulement
Est un assez grand tourment,
Vous pouvez juger du mal
Que l’on a quand il faut être
Confident de son rival.

Ce qui me consoloit un peu dans la vue de toutes les peines que me donnoit un amour sans espérance, c’est que j’étois sur le point d’avoir la charge de mestre de camp général de la cavalerie, et que, cette charge m’obligeant d’aller bientôt à l’armée, l’honneur me guériroit d’un amour qui n’étoit pas heureux. Quelques jours avant que de partir, je voulus adoucir le chagrin que me donnoit la violence que je me faisois à cacher ma passion, et, pour cet effet, je donnai à madame de Sévigny une fête si belle et si extraordinaire que vous serez assurément bien aises que je vous en fasse la description.

Premièrement, figurez-vous dans le jardin du Temple[4] que vous connoissez un bois que deux allées croisent à l’endroit où elles se rencontrent ; il y avoit un assez grand rond d’arbres, aux branches desquels on avoit attaché cent chandeliers de cristal ; dans un des côtés de ce rond on avoit dressé un théâtre magnifique, dont la décoration méritoit bien d’être éclairée comme elle étoit, et l’éclat de mille bougies, que les feuilles des arbres empêchoient de s’échapper, rendoit une lumière si vive en cet endroit que le soleil ne l’eût pas éclairé davantage. Aussi, par cette même raison, les environs en étoient si obscurs que les yeux n’y servoient de rien. La nuit étoit la plus tranquille du monde. D’abord la comédie commença, qui fut trouvée fort plaisante. Après ce divertissement, vingt-quatre violons, ayant joué des ritournelles, jouèrent des branles, des courantes et des petites danses. La compagnie n’étoit pas si grande qu’elle étoit bien choisie ; les uns dansoient, les autres voyoient danser, et les autres, de qui les affaires étoient plus avancées, se promenoient avec leurs maîtresses dans des allées où l’on se touchoit sans se voir. Cela dura jusqu’au jour, et, comme si le ciel eût agi de concert avec moi, l’aurore parut quand les bougies cessèrent d’éclairer. Cette fête réussit si bien qu’on en manda les particularités partout, et, à l’heure qu’il est, on en parle avec admiration. Il y en eut qui crurent que madame de Sévigny, en ce rencontre, n’étoit que le prétexte de madame de Précy ; mais la vérité fut que je donnai cette fête à madame de Monglas sans lui oser dire, et je crois qu’elle s’en douta sans m’en rien témoigner. Cependant je badinois avec elle devant le monde ; je lui disois toujours quelques douceurs en riant, et je lui fis ce couplet de sarabande, que vous avez ouï dire assurément :

De tout côté
On vous désire,
Mais quand vos yeux ôtent la liberté,
On veut aussi que votre âme soupire.
Sur votre cœur j’ai fait une entreprise,
Et ma franchise[5]
Ne tient à rien ;
Mais j’ai bien peur, adorable Bélise,
Que votre cœur soit plus dur que le mien.

Vous jugez bien qu’ayant ces sentimens pour madame de Monglas, mes soins pour madame de Précy étoient médiocres ; je vivois pourtant le mieux du monde avec elle, et mon peu d’empressement s’accordoit fort bien avec sa tiédeur. Cependant, lorsqu’elle commença à soupçonner que j’aimois madame de Monglas, elle se réchauffa pour moi et fut fâchée quand elle vit que je ne faisois pas de même pour elle. J’admirai là-dessus le caprice des dames : elles ont du chagrin de perdre un amant qu’elles ne veulent pas aimer. Mais avec tout cela ce que faisoit madame de Précy n’étoit pas si surprenant que ce que faisoit madame de l’Isle. J’avois parlé d’amour à la première, et il n’étoit pas fort étrange qu’elle y prît quelque intérêt ; mais pour madame de l’Isle, à qui je n’avois jamais témoigné que de l’amitié, je ne puis assez m’étonner de la manière dont vous allez entendre qu’elle en usa. Sitôt qu’elle soupçonna mon amour pour madame de Monglas, il n’y a pas de ruses dont elle ne se servît pour s’en bien éclaircir ; elle me disoit quelquefois en riant que j’en étois amoureux. Tantôt elle m’en disoit du bien, et, parceque je craignois qu’elle ne voulût par là découvrir ce que j’avois dans le cœur, j’étois assez réservé sur ses louanges ; une autre fois elle en disoit du mal, et moi, qui étois bien aise d’apprendre à madame de Monglas qu’elle étoit trompée de s’attendre à l’amitié de madame de l’Isle, ayant trouvé celle-ci en mille autres rencontres trahissant madame de Monglas, je la laissois dire et lui donnois une audience favorable pour lui faire croire que j’y prenois plaisir. Enfin, ne pouvant plus souffrir une fois l’emportement qu’elle avoit contre elle, j’en avertis madame de Monglas, ce qui fut cause qu’elles rompirent ensemble, et que dans la suite cette belle eut toutes les raisons du monde de croire que j’avois véritablement de l’amour pour elle.

  1. La Place (t. 4, p. 359) nomme un d’Arcy, page de musique sous Henri IV, qui vécut jusqu’à l’âge de 103 ans, et jouit de son franc parler sous Louis XIV.

    D’Arcy qui est ici en scène étoit frère du comte de Clère, fils du marquis de Fontaine Martel. Tous les deux figurent dans la cavalcade faite à l’occasion de la majorité du roi en 1651. Le 26 septembre 1689, Dangeau apprend qu’il est nommé gouverneur du duc de Chartres avec 2,400 fr. d’appointements. À Nerwinde, il pousse son élève au feu (La Place, t. 2, p. 235) ; lui-même tombe sous les chevaux (Racine à Boileau, 6 août 1693).

    Son frère, M. de Fontaine-Martel, en 1692, est nommé premier écuyer de la duchesse de Chartres (Dangeau, t. 4, p. 9). D’Arcy étoit chevalier de l’ordre (1688) et conseiller d’État d’épée ; il avoit été ambassadeur en Savoie. Il mourut en 1694, à 60 ans, devant Maubeuge, non marié et pauvre. Son neveu Cayeu le remplaça. Saint-Simon (t. 1, p. 136) lui rend bon témoignage :

    « D’une vertu et d’une capacité peu communes, sans nulle pédanterie et fort rompu au grand monde, et un très vaillant homme sans ostentation. »

    « Il est fort regretté de tout le monde », dit Dangeau (7 juin 1694).

  2. Walckenaer (t. 2, p. 458) la présume belle-fille du comte de l’Isle qui, en 1654, sert en Catalogne sous Conti. Dans un acte (signé Guénégaud) du 25 février 1649, on voit « le sieur de l’Isle lieutenant des gardes du corps de Sa Majesté ». Quant à la vicomtesse, Basse-Bretonne, « elle n’est pas belle, mais elle est fort coquette, et danse admirablement. » (Tall., CCCXXIX, t. 9, p. 207.) Certaines pièces du cabinet de M. de Montmerqué donnent à croire qu’elle avoit une fort mauvaise réputation. (V. la Carte de la Braquerie.)
  3. Morte à Paris le 18 ou le 27 février 1695 (Dangeau), à soixante-dix-sept ans, Cécile-Elizabeth Hurault de Chiverny épouse, le 8 février 1645 (ou 1643), François de Paule de Clermont, marquis de Montglat.

    « Cette jeune personne (Montp., t. 1, p. 418), qui étoit d’agréable compagnie, fut depuis toujours auprès de moi. »

    Elle commença par aimer La Tour Roquelaure (Tallem., t. 7, p. 139) ; le duc d’Elbeuf l’eut ensuite (Tallem., t. 4, p. 309). Voici, puisée à la même source, une historiette (t. 5, p. 371) qui nous fait entrer dans sa vie privée et lui donne un nouvel amant :

    « Au carnaval de 1652, madame de Montglas fit une plaisante extravagance chez la présidente de Pommerueil. On y devoit jouer Pertarite, roy des Lombards, pièce de Corneille qui n’a pas réussy. Mademoiselle de Rambouillet dit à Segrais, garçon d’esprit, qui est à cette heure à Mademoiselle, qu’elle n’avoit point veû l’Amour à la mode et qu’elle l’aymeroit bien mieux. « Dites-le à la comtesse de Fiesque. » La comtesse le dit à Hippolite : c’est le fils du président de Pommerueil du premier lict, un benais qu’on appelloit ainsy parce qu’on luy faisoit la guerre qu’il estoit amoureux de sa belle-mère. Hippolite, qui estoit espris de la comtesse, alla dire aux comédiens que, quoy qu’il en coustast, il falloit absolument jouer l’Amour à la mode, et les envoya changer d’habits. On joue : madame de Montglat réclame et fait bien du bruit. La comtesse et elle se harpignèrent ; les autres ne dirent rien. Au troisiesme acte, patience luy eschappe ; elle crie, tout haut : « Mon carrosse est-il venu ? —Non, Madame.—Celuy de l’abbé de Richou y est-il ? (Notez que c’étoit son galant.)—Ouy, Madame. » Elle sort, et, par une plaisante rencontre, le comédien qui estoit sur le théâtre dit :

    Retraite ridicule et fort extravagante.

    « C’estoit justement où il en estoit, et, dans la comédie, une femme se retiroit comme cela brusquement. Cela fit rire jusqu’aux larmes. »

    Un couplet s’exprime ainsi :

    Le rendez-vous du beau monde,
    Montglas, n’est plus que chez vous ;
    Et là chacun se fait les yeux doux
    Sans qu’on s’y morfonde ;
    Près de vous l’on parle haut et bas ;
    L’on s’y chauffe, et l’on ne s’y brusle pas.

    À la fin des Mémoires de Mademoiselle se trouve le portrait de madame de Monglat :

    « Vous estiez fort jolie, vous aviez le teint beau et vif, la bouche agréable, les plus belles dents qu’on puisse voir, le nez un peu retroussé, mais d’une manière qui ne vous sied pas mal, les yeux noirs, les cheveux bruns, mais en la plus grande quantité du monde ; vous aviez la gorge belle, comme vous l’avez encore ; l’air impérieux et le ton, etc. ; les bras, les mains, le coude !

    « Vous n’estes point médisante, vous excusez facilement les autres, vous estes bonne amie. »

    Delphiniane (Somaize, t. 1, p. 282) « a beaucoup d’esprit ; elle lit tous les beaux livres, elle aime les vers, elle connoist tous les auteurs, elle corrige leurs pièces. »

    Sa belle-mère avoit été gouvernante des enfants de Henri IV. Son mari fut d’abord premier écuyer de Gaston.

    « François de Paule de Clermont, marquis de Montglat, étoit de l’illustre et ancienne maison de Clermont, originaire d’Anjou, d’où sont sorties les branches de Clermont, de Galerande, d’Amboise, de Saint-Georges et de Resnel. Il étoit chef de la branche de Saint-Georges. Il fut chevalier des ordres du roi, grand-maître de la garde-robe et maréchal de camp. Il mourut le 7 avril l’an 1675. » (Le Père Bougeant, Avertiss. en tête des Mémoires.)

    Bussy, qui fut l’un des amants de madame de Montglat, et, par conséquent, l’un des oppresseurs de M. de Monglat, ne se fait pas faute de rire de ses infortunes.

    « J’attends ici un de ces maris dont la tête n’est pas incommodée des corniches ; ce qu’il y porte va dans le superlatif. Je voudrois bien vous faire connoître le personnage sans vous le nommer. Il n’est pas si beau qu’Astolfe ni que Joconde ; mais, en récompense, il est quatre fois plus malheureux. Ne le connoissez-vous pas à cela ? C’est un mari tout à fait insensible. Il ne ressemble pas au pauvre Sganarelle, qui étoit un mari très marri. On ne comprend pas celui-ci : car, quoiqu’il porte des cornes sur la tête, il les tient fort au dessous de lui. Si vous n’y êtes pas encore, vous n’en êtes pas loin. Attendez : c’est un mari gros et gras et bien nourri. Y êtes-vous ? C’est un mari dont le malheur m’est particulièrement connu. Oh ! pour celui-là, vous y êtes. » (Bussy à Sév., 9 juin 1668.)

    Bussy pendant long-temps poursuivit sa maîtresse infidèle de sa colère et de ses injures, ne voulant pas comprendre qu’elle fût bien vue, considérée encore ; « qu’elle eût, par sa bonté, son amabilité et une conduite plus régulière, conservé l’amitié de toutes les femmes avec lesquelles elle s’étoit liée. » (Walck., t. 3, p. 171.)

    Il écrit à madame de Sévigné (26 juin 1688) : « J’ai fait toute la peur à madame de Monglas ; et, lorsqu’elle attendoit la honte de paroître en public manquer de bonne foi, je lui viens de faire dire par la comtesse de Fiesque qu’après les sentimens que j’avois eus pour elle, je ne lui voulois jamais faire de mal. Je ne sais comment elle recevra cela, mais je sais bien pourquoi je l’ai fait. »

    Le 1er juillet il dit : « Elle a reçu mes honnêtetés avec la joie et la reconnoissance qu’elles méritoient. » Bussy l’a aimée sincèrement, et c’est là le plus beau trait de sa vie légère.

  4. Chez son oncle, qui habitoit le Temple.
  5. Mon indépendance.