Histoire amoureuse des Gaules/Tome1/Livre quatrième

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LIVRE QUATRIÈME.

HISTOIRE DE MADAME DE SÉVIGNY.

Portrait de madame de Sévigny[1].

Madame de Sévigny, continua-t-il, a d’ordinaire le plus beau teint du monde, les yeux petits et brillants, la bouche plate, mais de belle couleur ; le front avancé, le nez semblable à soi, ni long ni petit, carré par le bout ; la mâchoire comme le

bout du nez ; et tout cela, qui en détail n’est pas beau, est à tout prendre assez agréable. Elle a la taille belle, sans avoir bon air ; elle a la jambe bien faite, la gorge, les bras et les mains mal taillés ; elle a les cheveux blonds, déliés et épais. Elle a bien dansé et a l’oreille encore juste ; elle a la voix agréable, elle sçait un peu chanter. Voilà, pour le dehors, à peu près comme elle est faite. Il n’y a point de femme qui ait plus d’esprit qu’elle, et fort peu qui en aient autant ; sa manière est divertissante. Il y en a qui disent que pour une femme de qualité, son caractère est un peu trop badin. Du temps que je la voyois, je trouvois ce jugement-là ridicule, et je sauvois son burlesque sous le nom de gaîté ; aujourd’hui qu’en ne la voyant plus son grand feu ne m’éblouit pas, je demeure d’accord qu’elle veut être trop plaisante. Si on a de l’esprit, et particulièrement de cette sorte d’esprit qui est enjoué, on n’a qu’à la voir : on ne perd rien avec elle ; elle vous entend, elle entre juste en tout ce que vous dites, elle vous devine, et vous mène d’ordinaire bien plus loin que vous ne pensez aller. Quelquefois aussi on lui fait bien voir du pays ; la chaleur de la plaisanterie l’emporte. En cet état, elle reçoit avec joie tout ce qu’on lui veut dire de libre, pourvu qu’il soit enveloppé ; elle y répond même avec mesure, et croit qu’il iroit du sien si elle n’alloit pas au delà de ce qu’on lui a dit. Avec tant de feu, il n’est pas étrange que le discernement soit médiocre : ces deux choses étant d’ordinaire incompatibles, la nature ne peut faire de miracle en sa faveur ; un sot éveillé l’emportera toujours auprès d’elle sur un honnête homme sérieux. La gaîté des gens la préoccupe. Elle ne jugera pas si on entend ce qu’elle dit. La plus grande marque d’esprit qu’on lui peut donner, c’est d’avoir de l’admiration pour elle ; elle aime l’encens, elle aime d’être aimée, et pour cela elle sème afin de recueillir, elle donne de la louange pour en recevoir. Elle aime généralement tous les hommes, quelque âge, quelque naissance et quelque mérite qu’ils aient, et de quelque profession qu’ils soient ; tout lui est bon, depuis le manteau royal jusqu’à la soutane, depuis le sceptre jusqu’à l’écritoire. Entre les hommes, elle aime mieux un amant qu’un ami, et, parmi les amans, les gais que les tristes. Les mélancoliques flattent sa vanité, les éveillés son inclination ; elle se divertit avec ceux-ci, et se flatte de l’opinion qu’elle a bien du mérite d’avoir pu causer de la langueur à ceux-là.

Elle est d’un tempérament froid, au moins si on en croit feu son mari : aussi lui avoit-il l’obligation de sa vertu. Comme il disoit, toute sa chaleur est à l’esprit. À la vérité, elle récompense bien la froideur de son tempérament, si l’on s’en rapporte à ses actions ; je crois que la foi conjugale n’a point cette violence si l’on regarde l’intention. C’est une autre chose, pour en parler franchement. Je crois que son mari s’est tiré d’affaire devant les hommes, mais je le tiens cocu devant Dieu. Cette belle, qui veut être à tous les plaisirs, a trouvé un moyen sûr, à ce qu’il lui semble, pour se réjouir sans qu’il en coûte rien à sa réputation. Elle s’est faite amie à quatre ou cinq prudes, avec lesquelles elle va en tous les lieux du monde ; elle ne regarde pas tant ce qu’elle fait qu’avec qui elle est. En ce faisant, elle se persuade que la compagnie honnête rectifie toutes ses actions ; et, pour moi, je pense que l’heure du berger, qui ne se rencontre d’ordinaire que tête à tête avec toutes les femmes, se trouveroit plutôt avec celle-ci au milieu de sa famille. Quelquefois elle refuse hautement une partie de promenade publique pour s’établir à l’égard du monde dans une opinion de grande régularité, et quelque temps après, croyant marcher à couvert sur les refus qu’elle aura fait éclater, elle fera quatre ou cinq parties de promenades particulières. Elle aime naturellement les plaisirs ; deux choses l’obligèrent quelquefois de s’en priver : la politique et l’inégalité ; et c’est par l’une ou par l’autre de ces raisons-là que bien souvent elle va au sermon le lendemain d’une assemblée. Avec quelques façons qu’elle donne de temps en temps au public, elle croit préoccuper tout le monde, et s’imagine qu’en faisant un peu de bien et un peu de mal, tout ce que l’on pourroit dire, c’est que, l’un portant l’autre, elle est honnête femme. Les flatteurs dont sa petite cour est pleine lui en parlent bien d’autre manière ; ils ne manquent jamais de lui dire qu’on ne sçauroit mieux accorder qu’elle fait la sagesse avec le monde et le plaisir avec la vertu. Pour avoir de l’esprit et de la qualité, elle se laisse un peu trop éblouir aux grandeurs de la cour. Le jour que la reine lui aura parlé, et peut-être demandé seulement avec qui elle sera venue, elle sera transportée de joie, et long-temps après elle trouvera moyen d’apprendre à tous ceux desquels elle se voudra attirer le respect la manière obligeante avec laquelle la reine lui aura parlé. Un soir que le roi venoit de la faire danser, et s’étant remise à sa place, qui étoit auprès de moi : « Il faut avouer, me dit-elle, que le roi a de grandes qualités ; je crois qu’il obscurcira la gloire de tous ses prédécesseurs. » Je ne pus m’empêcher de lui rire au nez, voyant à quel propos elle lui donnoit ces louanges, et de lui répondre : « On n’en peut douter, Madame, après ce qu’il vient de faire pour vous. » Elle étoit alors si satisfaite de Sa Majesté que je la vis sur le point, pour lui témoigner sa reconnoissance, de crier : Vive le roi !

Il y a des gens qui ne mettent que les choses saintes pour bornes à leur amitié, et qui feroient tout pour leurs amis, à la réserve d’offenser Dieu. Ces gens-là s’appellent amis jusqu’aux autels. L’amitié de madame de Sévigny a d’autres limites : cette belle n’est amie que jusqu’à la bourse ; il n’y a qu’elle de jolie femme au monde qui se soit deshonorée par l’ingratitude. Il faut que la nécessité lui fasse grand’peur, puisque, pour en éviter l’ombre, elle n’appréhende pas la honte. Ceux qui la veulent excuser disent qu’elle défère en cela au conseil des gens qui sçavent que c’est que la faim et qui se souviennent encore de leur pauvreté. Qu’elle tienne cela d’autrui ou qu’elle ne le doive qu’à elle-même, il n’y a rien de si naturel que ce qui paroît dans son économie.

La plus grande application qu’ait madame de Sévigny est à paroître tout ce qu’elle n’est pas. Depuis le temps qu’elle s’y étudie, elle a déjà appris à tromper ceux qui ne l’avoient guère connue ou qui ne s’appliquent pas à la connoître ; mais, comme il y a des gens qui ont pris en elle plus d’intérêt que d’autres, ils l’ont découverte et se sont aperçus, malheureusement pour elle, que tout ce qui reluit n’est pas or.

Madame de Sévigny est inégale jusqu’aux prunelles des yeux et jusqu’aux paupières ; elle a les yeux de différentes couleurs, et, les yeux étant les miroirs de l’âme, ces égaremens sont comme un avis que donne la nature à ceux qui l’approchent de ne pas faire un grand fondement sur son amitié.

Je ne sçais si c’est parceque ses bras ne sont pas beaux qu’elle ne les tient pas trop chers, ou qu’elle ne s’imagine pas faire une faveur, la chose étant si générale ; mais enfin les prend et les baise qui veut. Je pense que c’est assez pour lui persuader qu’il n’y a point de mal qu’elle croie qu’on n’y a point de plaisir. Il n’y a plus que l’usage qui la pourroit contraindre, mais elle ne balance pas à le choquer plutôt que les hommes, sçachant bien qu’ayant fait les modes, quand il leur plaira la bienséance ne sera plus renfermée dans des bornes si étroites.

Voilà, mes chers, le portrait de madame de Sévigny. Son bien, qui accommodoit fort le mien parceque c’étoit un parti de ma maison, obligea mon père à souhaiter que je l’épousasse ; mais, quoique je ne la connusse pas alors si bien qu’aujourd’hui, je ne répondois point au dessein de mon père : certaine manière étourdie dont je la voyais agir me la faisoit appréhender, et je la trouvois la plus jolie fille du monde pour être femme d’un autre. Ce sentiment-là m’aida fort à ne la point épouser ; mais, comme elle fut mariée un peu de temps après moi, j’en devins amoureux, et la plus forte raison qui m’obligea d’en faire ma maîtresse fut celle qui m’avoit empêché de souhaiter d’être son mari.

Comme j’étois son proche parent, j’avois un fort grand accès chez elle, et je voyois les chagrins que son mari lui donnoit tous les jours. Elle s’en plaignoit à moi bien souvent et me prioit de lui faire honte de mille attachemens ridicules qu’il avoit. Je la servis en cela quelque temps fort heureusement ; mais enfin le naturel de son mari l’emporta sur mes conseils. De propos délibéré je me mis dans la tête d’être amoureux d’elle, plus par la commodité de la conjoncture que par la force de mon inclination. Un jour donc que Sévigny m’avoit dit qu’il avoit passé la veille la plus agréable nuit du monde, non seulement pour lui, mais pour la dame avec qui il l’avoit passée : « Vous pouvez croire, ajouta-t-il, que ce n’est pas avec votre cousine : c’est avec Ninon[2].—Tant pis pour vous, lui dis-je ; ma cousine vaut mille fois mieux, et je suis assuré que si elle n’étoit votre femme elle seroit votre maîtresse.—Cela pourroit bien être », me répondit-il. Je ne l’eus pas quitté que j’allai tout conter à madame de Sévigny. « Il y a bien de quoi se vanter à lui ! me dit-elle en rougissant de dépit.—Ne faites pas semblant de sçavoir cela, lui répondis-je, car vous en voyez la conséquence.—Je crois que vous êtes fou, reprit-elle, de me donner cet avis, ou que vous croyez que je sois folle.—Vous le seriez bien plus, Madame, lui répliquai-je, si vous ne lui rendiez pas la pareille que si vous lui redisiez ce que je vous ai dit. Vengez-vous, ma belle cousine ; je serai de moitié de la vengeance, car enfin vos intérêts me sont aussi chers que les miens propres.—Tout beau, Monsieur le comte ! me dit-elle ; je ne suis pas si fâchée que vous le pensez. » Le lendemain, ayant trouvé Sévigny au Cours, il se mit avec moi dans mon carrosse. Aussitôt qu’il y fut : « Je pense, dit-il, que vous avez dit à votre cousine ce que je vous contai hier de Ninon, parcequ’elle m’en a touché quelque chose.—Moi ! lui répliquai-je, je ne lui en ai point parlé, Monsieur ; mais, comme elle a de l’esprit, elle m’a dit tant de choses sur ce chapitre de la jalousie qu’elle rencontre quelquefois la vérité. » Sévigny, s’étant rendu à une si bonne raison, me remit sur le chapitre de la bonne fortune, et, après m’avoir dit mille avantages qu’il y avoit d’être amoureux, il conclut par me dire qu’il le vouloit être toute sa vie, et même qu’il l’étoit alors de Ninon autant qu’on le pouvoit être ; qu’il s’en alloit passer la nuit à Saint-Cloud avec elle et avec Vassé[3], qui leur donnoit une fête, et duquel ils se moquoient ensemble. Je lui redis ce que je lui avois dit mille fois, que, quoique sa femme fût sage, il en pourroit faire tant qu’enfin il la désespéreroit, et que, quelque honnête homme venant amoureux d’elle dans le temps qu’il lui feroit de méchans tours, elle pourroit peut-être chercher des douceurs dans l’amour et dans la vengeance qu’elle n’auroit pas envisagées dans l’amour seulement. Et là-dessus, nous étant séparés, je me retirai chez moi et j’écrivis cette lettre à sa femme :

LETTRE.

Je n’avois pas tort hier, Madame, de me défier de votre imprudence ; vous avez dit à votre mari ce que je vous dis. Vous voyez bien que ce n’est pas pour mes intérêts que je vous fais ce reproche, car tout ce qui m’en peut arriver est de perdre son amitié ; et pour vous, Madame, il y a bien plus à craindre. J’ai pourtant été assez heureux pour le désabuser. Au reste, Madame, il est tellement persuadé qu’on ne peut être honnête homme sans être toujours amoureux, que je désespère de vous voir jamais contente si vous n’apprenez qu’à être aimée de lui. Mais que cela ne vous alarme pas, Madame ; comme j’ai commencé de vous servir, je ne vous abandonnerai pas en l’état où vous êtes. Vous sçavez que la jalousie a quelquefois plus de vertu pour retenir un cœur que les charmes et que le mérite. Je vous conseille d’en donner à votre mari, ma belle cousine, et pour cela je m’offre à vous. Si vous le faites revenir par là, je vous aime assez pour recommencer mon premier personnage de votre agent auprès de lui, et me faire sacrifier encore pour vous rendre heureuse ; et, s’il faut qu’il vous échappe, aimez-moi, ma cousine, et je vous aiderai à vous venger de lui en vous aimant toute ma vie.

Le page à qui je donnai cette lettre, l’étant allé porter à madame de Sévigny, la trouva endormie ; et, comme il attendoit qu’on l’éveillât, Sévigny[4] arriva de la campagne. Celui-ci ayant sçu de mon page, que je n’avois point instruit là-dessus, ne prévoyant pas que le mari dût arriver sitôt, ayant sçu, dis-je, qu’il avoit une lettre à rendre de ma part à sa femme, la lui demanda sans rien soupçonner, et, l’ayant lue à l’heure même, lui dit de s’en retourner, et qu’il n’y avoit nulle réponse à faire. Vous pouvez juger comme je le reçus, et je fus sur le point de le tuer, voyant le danger où il avoit exposé ma cousine, et je ne dormis pas une heure cette nuit-là. Sévigny, de son côté, ne la passa pas meilleure que moi ; et le lendemain, après de grands reproches qu’il fit à sa femme, il lui défendit de me voir. Elle me le manda, et qu’avec un peu de patience tout cela s’accommoderoit un jour.

Six mois après, Sévigny fut tué en duel par le chevalier d’Albret[5]. Sa femme parut inconsolable de sa mort. Les sujets de le haïr étant connus de tout le monde, on crut que sa douleur n’étoit que grimace. Pour moi, qui avois plus de familiarité avec elle que les autres, je n’attendis pas si long-temps qu’eux à lui parler de choses agréables, et bientôt après je lui parlai d’amour, mais sans façon et comme si je n’eusse jamais fait autre chose. Elle me fit une de ces gracieuses réponses d’oracle que les femmes font d’ordinaire dans les commencemens, que ma passion, qui étoit assez tranquille, me fit paroître peu favorable ; peut-être aussi l’étoit-elle, je n’en sçais rien. Que si madame de Sévigny n’avoit pas intention de m’aimer, on ne peut pas avoir plus de complaisance pour elle que j’en eus en ce rencontre. Cependant, comme j’étois son plus proche parent du côté le plus honorable, elle me fit mille avances pour être son mari ; et moi, qui lui trouvois une manière d’esprit qui me réjouissoit, je ne fus pas fâché de demeurer sur ce pied-là auprès d’elle. Je la voyois presque tous les jours, je lui écrivois, je lui parlois d’amour en riant, je me brouillois avec mes plus proches pour servir de mon crédit et de mon bien ceux qu’elle me recommandoit ; enfin, si elle eût eu besoin de tout ce que j’ai au monde, je lui aurois eu grande obligation de me donner lieu de l’en assister. Comme mon amitié ressembloit assez à l’amour, madame de Sévigny en fut assez satisfaite tant que je n’aimai point ailleurs ; mais le hasard, comme je vous dirai ensuite, m’ayant fait aimer madame de Précy[6], ma cousine ne me témoigna plus tant de tendresse qu’elle faisoit lorsqu’elle croyoit que je n’aimois rien qu’elle. De temps en temps nous avions de petites brouilleries, qui véritablement s’accommodoient, mais qui laissoient dans mon cœur, et je crois dans le sien, des semences de division au premier sujet que nous en aurions l’un ou l’autre, et qui même étoient capables d’aigrir des choses indifférentes. Enfin, s’étant présenté une occasion où j’avois besoin de madame de Sévigny, et où sans son assistance j’étois en danger de perdre ma fortune, cette ingrate m’abandonna et me fit en amitié la plus grande infidélité du monde. Voilà, mes chers, ce qui me fit rompre avec elle ; et, bien loin de la sacrifier à madame de Monglas, comme on a dit, celle-ci, que j’aimois il y avoit déjà long-temps, m’empêcha de faire tout l’éclat que méritoit une telle ingratitude. Bussy ayant cessé de parler : « Qu’est-ce que c’est donc, lui dit Vivonne, que tout ce que l’on dit du comte du Lude et de madame de Sévigny ? A-t-il été bien avec elle ? —Avant que vous répondre à ceci, reprit Bussy, il faut que vous sçachiez ce que c’est que le comte du Lude.

Portrait de monsieur le comte du Lude[7].

Il a le visage petit et laid, beaucoup de cheveux, la taille belle, et il étoit né pour être fort gras ; mais la crainte d’être incommodé et désagréable lui a fait prendre des soins si extraordinaires pour s’amaigrir qu’enfin il en est venu à bout. Véritablement sa belle taille lui a coûté quelque chose de sa santé ; il s’est gâté l’estomac par les diètes qu’il a faites et le vinaigre dont il a usé. Il est adroit à cheval, il danse bien, il fait bien des armes, il est brave, il s’est fort bien battu contre Vardes, et on lui a fait injustice quand on a douté de sa valeur. Le fondement de cette médisance est que, toute la jeunesse de sa volée ayant pris parti dans la guerre, il s’est contenté de faire une campagne en volontaire ; mais cela vient de ce qu’il est paresseux et aime ses plaisirs. En un mot, il a du courage et n’a point d’ambition ; il a l’esprit doux, il est agréable avec les femmes, il en a toujours bien été traité et il ne les aime pas long-temps. Les raisons que l’on voit de ses bonnes fortunes, outre la réputation d’être discret, sont la bonne mine, et d’avoir de grandes parties pour l’amour ; mais ce qui le fait réussir partout sûrement, c’est qu’il pleure quand il veut, et que rien ne persuade tant les femmes qu’on aime que les larmes. Cependant, soit qu’il lui soit arrivé des malheurs tête à tête, soit que ses envieux veulent que ce soit sa faute de n’avoir point d’enfans, il ne déshonore pas trop les gens qu’il aime. Madame de Sévigny est une de celles pour qui il a eu de l’amour ; mais, sa passion finissant lorsque cette belle commençoit d’y répondre, ces contre-temps l’ont sauvée : ils ne se sont pu rencontrer, et comme il l’a toujours vue du depuis, quoique sans attachement, on n’a pas laissé de dire qu’elle l’avoit aimé ; et bien que cela ne soit pas vrai, c’étoit toujours le plus vraisemblable à dire. Il a été pourtant le foible de madame de Sévigny, et celui pour qui elle a eu plus d’inclination, quelque plaisanterie qu’elle en ait voulu faire. Cela me fait ressouvenir d’un couplet de chanson qu’elle fit, où elle faisoit parler ainsi madame de Sourdy[8], qui étoit grosse :

On dit que vous avez tous deux
Ce qui rend un homme amoureux,
J’entends un honnête homme,
Et non pas celui que je sçai,
Qui ne sçait point le mal que j’ai.

Personne au monde n’a plus de gaîté, plus de feu, ni l’esprit plus agréable qu’elle. Ménage[9], en étant devenu amoureux, et sa naissance, son âge et sa figure l’obligeant de cacher son amour autant qu’il pouvoit, se trouva un jour chez elle dans le temps qu’elle vouloit sortir pour aller faire quelque emplette. Sa demoiselle n’étant pas en état de la suivre, elle dit à Ménage de monter dans son carrosse avec elle, et qu’elle ne craignoit point que personne en parlât. Celui-ci badinoit en apparence, mais en effet étant fâché, lui répondit qu’il lui étoit bien rude de voir qu’elle n’étoit pas contente des rigueurs qu’elle avoit depuis si long-temps pour lui, mais qu’elle le méprisât encore au point de croire qu’on ne pouvoit dire rien de lui et d’elle. « Mettez-vous, lui dit-elle, mettez-vous dans mon carosse. Si vous me fâchez, je vous irai voir chez vous. » Comme Bussy achevoit ces dernières paroles, on vint dire à ces messieurs que l’on avoit servi sur table. Ils allèrent dîner, et, le repas s’étant passé avec la gaîté ordinaire, ils s’en allèrent dans le parc, où ils ne furent pas plutôt qu’ils prièrent Bussy de leur raconter l’histoire de madame de Monglas et de lui ; ce que leur ayant accordé, il commença de cette manière :

  1. Née à Paris, place Royale, le 5 février 1626. Par exemple, nous ne parlerons pas long-temps de celle-là. Quel écrivain ! quel esprit ! et pour nous quelle source abondante ! Napoléon, qu’on a voulu faire et qui n’est pas un oracle en littérature, lui préfère madame de Maintenon. C’est loin d’être la même chose, cela soit dit sauf le respect que nous devons à un aussi solide écrivain que madame de Maintenon.

    Bussy s’est repenti d’avoir fait la guerre à sa cousine. Il n’étoit pas seul à croire que le comte de Lude l’aimoit avec profit. Voici un couplet qui est de la même opinion. Il faut avouer que le couplet peut n’être qu’un écho de l’Histoire amoureuse :

    Froulay, Brégis, l’Archevesque et Bonnelle,
    Montmorillon, Thoré,
    Chastillon et Condé,
    Pommereuil et Gondy,
    De Lude et Sevigny,
    Saint-Faron et Montglas,
    Font l’amour sans soupirs, sans larmes, sans hélas !

    Madame de Sévigné est la Sophronie de Somaize (t. 1, p. 221) :

    « Sophronie est une jeune veuve de qualité. Le mérite de cette précieuse est égal à sa grande naissance. Son esprit est vif et enjoué, et elle est plus propre à la joye qu’au chagrin ; cependant il est aisé de juger par sa conduite que la joye, chez elle, ne produit pas l’amour : car elle n’en a que pour celles de son sexe, et se contente de donner son estime aux hommes ; encore ne la donne-t-elle pas aisément. Elle a une promptitude d’esprit la plus grande du monde à connoistre les choses et à en juger. Elle est blonde, et a une blancheur qui répond admirablement à la beauté de ses cheveux. Les traits de son visage sont déliez, son teint est uny, et tout cela ensemble compose une des plus agreables femmes d’Athènes (Paris). Mais, si son visage attire les regards, son esprit charme les oreilles, et engage tous ceux qui l’entendent ou qui lisent ce qu’elle écrit. Les plus habiles font vanité d’avoir son approbation. Ménandre (Ménage) a chanté dans ses vers les louanges de cette illustre personne ; Crisante (Chapelain) est aussi un de ceux qui la visitent souvent. Elle aime la musique et hait mortellement la satyre. Elle loge au quartier de Léolie » (au Marais, rue Saint-Anastase, d’abord).

  2. Tout encore a été dit sur cette femme. Amie de Molière, elle devina Voltaire ; elle eut de l’esprit autant que Madame Cornuel ; elle étoit réellement l’institutrice de tous les jeunes seigneurs de la cour. La Fare, juge d’un goût délicat, a dit : « Je n’ai point vu cette Ninon dans sa beauté ; mais à l’âge de cinquante ans, et même jusques audelà de soixante-dix, elle a eu des amans qui l’ont fort aimée, et les plus honnêtes gens pour amis. Jusqu’à quatre-vingt-sept elle fut recherchée encore par la meilleure compagnie de son temps. Elle est morte avec l’agrément de son esprit, qui étoit le meilleur et le plus aimable que j’aye connu en aucune femme. »

    Et les chansons, si souvent méchantes :

    On ne verra de cent lustres
    Ce que de notre temps nous a fait voir Ninon,
    Qui s’est mise, en dépit du…
    Au nombre des hommes illustres.

    Mettons deux portraits à côté l’un de l’autre : le premier de Somaize (t. 1, p. 176) : « Pour de la beauté, quoy que l’on soit assez instruit qu’elle en a ce qu’il en faut pour donner de l’amour, il faut pourtant avouer que son esprit est plus charmant que son visage, et que beaucoup échapperoient de ses mains s’ils ne faisoient que la voir ; et c’est cette aimable qualité qui a si long-temps attaché Gabinius (Guiche) auprès d’elle. Cette illustre personne est connue pour un des plus accomplis courtisans, et il est vray qu’il ne la cherchoit que pour son esprit, non pas dans la pensée, que beaucoup ont eue, qu’il y avoit quelque intrigue entre eux, ce que l’on n’a jamais que soupçonné sur les conjectures de ses visites. »

    Le second, de Saint-Simon (t. 5, p. 63), à la date de 1705, année où mourut Ninon : « Ninon eut des amis illustres de toutes les sortes, et eut tant d’esprit qu’elle se les conserva tous, et qu’elle les tint unis entre eux, ou pour le moins sans le moindre bruit. Tout se passoit chez elle avec un respect et une décence extérieures que les plus hautes princesses soutiennent rarement avec des faiblesses. Elle eut de la sorte pour amis tout ce qu’il y avoit de plus frayé et de plus élevé à la cour, tellement qu’il devint à la mode d’être reçu chez elle, et qu’on avoit raison de le désirer par les liaisons qui s’y formoient. Jamais ni jeu, ni ris élevés, ni disputes, ni propos de religion ou de gouvernement, beaucoup d’esprit et fort orné, des nouvelles anciennes et modernes, des nouvelles de galanteries, et, toutefois, sans ouvrir la porte à la médisance ; tout y étoit délicat, léger, mesuré, et formoit les conversations qu’elle sut soutenir par son esprit et par tout ce qu’elle sçavoit de faits de tout âge. La considération, chose étrange ! qu’elle s’étoit acquise, le nombre et la distinction de ses amis et de ses connoissances, continuèrent quand les charmes cessèrent de lui offrir du monde, quand la bienséance et la mode lui défendirent de plus mêler le corps avec l’esprit. Elle sçavoit toutes les intrigues de l’ancienne et de la nouvelle cour, sérieuses et autres ; sa conversation étoit charmante ; désintéressée, fidèle, secrète, sûre au dernier point, et, à la foiblesse près, on pouvoit dire qu’elle étoit vertueuse et pleine de probité. Elle a souvent secouru ses amis d’argent et de crédit, est entrée pour eux dans des choses importantes, a gardé très fidèlement des dépôts d’argent et des secrets considérables qui lui étoient confiés. Tout cela lui acquit de la réputation et une considération tout à fait singulières.

    Elle avoit été amie intime de madame de Maintenon tout le temps que celle-ci demeura à Paris. Madame de Maintenon n’aimoit pas qu’on lui parlât d’elle, mais elle n’osoit la désavouer. Elle lui a écrit de temps en temps jusqu’à sa mort avec amitié. »

  3. Devant Gênes (en 1638) tombe un « Esquilli, cadet de Vassé » (Montglat, p. 72). Lisez Ecqvilly (Retz), et surtout Esquevilly.

    Les Vassé, très ancienne maison du Maine, nommoient leur aîné Vidame du Mans, et leur cadet d’Ecquevilly. Le d’Ecquevilly mort à Gênes est un cadet du père de Vassé. Retz parle des Vassé comme de ses parents, et madame de Sévigné s’honore de leur alliance (Lettres de 1688).

    Vassé (Henri-François, mort en 1684) eut d’abord la présidente l’Escalopier, dont il faut lire l’historiette (Tallem. des Réaux, deuxième édit., t. 6, p. 175). Cela fit un bruit terrible. Vassé étoit étourdi. Il fit l’amoureux de madame de Sévigné (t. 7, p. 217).

    Rouville l’appeloit « Son Impertinence ».

    Ninon, lui trouvant l’haleine forte, le blâmoit d’en être si libéral. Vassé étoit d’une belle humeur ; il enleva un jour, pour rire, une jeune mariée.

    On ne peut les punir assez,
    Ces godelureaux, ces Vassez.

    Mais à tout péché miséricorde ! Le 20 janvier 1651, Loret prend la parole pour annoncer que

    L’on dit encor que Vassé mesmes
    N’a plus de dessein pour la Tresmes,
    Mais pour la jeune de Lansac.

    Il épousa en effet Marie-Magdeleine de Saint-Gelais, fille du marquis de Lansac.

    Le temps des guerres civiles étoit venu. En 1649, Vassé commanda un régiment de cavalerie (Retz, p. 134). Cette même année il fait partie des nobles assemblés pour l’affaire des tabourets, et dont voici la liste. Il y a là bien des noms de connoissance :

    Orval, Saint-Simon, La Vieuville, Vassé, Vardes, Leuville, Montrésor, Orval, Cœuvres, Brancas, Fontenay, Clermont-Tonnerre, Argenteuil, Louis de Mornay, Villarseaux, La Vieuville, Montmorency, Roussillon, Savignac, de Béthune, Humières, le chevalier de Caderoux, Ligny, Termes, Spinchal, Hautefort, Châteauvieux, de Vienne, La Vieuville, Saint-Simon, commandeur de Canion, de Rouxel, de Medavy, de l’Hôpital, de Crevant, Seguier, le chevalier de La Vieuville, d’Alluye, Marginor, Froulay, Monteval, d’Hautefort, d’Aspremont, Vandy, de La Chapelle, Argenteuil, Thiboust, de Boissy, Congis-Moret, Sévigné, Rouville, Saint-Simon, Mallet, Moreil, Caumesnil, Sévigné, Somon, Congis, de Clermont, Monglat, Canaple, Largille, Maulevrier, d’Albret (Omer Talon, p. 367).

    En 1652 (Montp., t. 2, p. 232) le marquis de Vassé est mestre de camp du régiment de Bourgogne.

    On auroit de la peine à écrire les annales de sa vie.

    En 1680 (2 février) madame de Sévigné écrit : « J’avois préparé un petit discours raisonné et je l’avois divisé en dix-sept points comme la harangue de Vassé. » L’allusion n’est pas pour nous. Le fils de Vassé (vidame du Mans) épousa la deuxième fille du maréchal d’Humières, qui se remaria à Surville, cadet d’Hautefort (Saint-Simon, t. 3, p. 188). Vassé survécut à son fils, dont la veuve prit le nom lorsque le père fut mort à son tour. Elle avoit un fils (Sourches, t. 2, p. 71).

    Les bibliophiles connoissent le Catalogue de la Bibliothèque de la marquise de Vassé en 1750.

  4. Voyez Walckenaer (t. 1, p. 21, 186, 269, 275, 276, 278, 285, 286, etc.) : « Ce Sevigny n’étoit point un honnête homme. » (Tallem. des Réaux, chap. 244.)
  5. François Amanieu, seigneur d’Ambleville, tué lui-même en duel en 1672, cadet de Miossens, qui fut maréchal d’Albret.

    Il courtisoit madame de Gondran, maîtresse de Sévigné, et ne pouvoit souffrir de ne réussir pas. Un jour il apprend que Sévigné a dit à madame de Gondran que c’étoit un amoureux sans vigueur, un Candale, un Guiche ; il envoie Saucourt, un bon patron, demander des excuses. Sévigné nie avoir dit le mal, mais refuse de s’excuser. Le duel fut arrêté ainsi et eut lieu derrière le couvent de Picpus (Voy. Conrart, p. 86), le vendredi 3 février 1651 à midi ; Sévigné y trouva la mort, à vingt-sept ans.

    Si madame de Gondran ne prit pas des voiles de veuve, M. de Gondran, ami de Sévigné, le regretta innocemment.

  6. Je ne sais rien de particulier sur cette dame.
  7. Madame de Sévigné badine à plusieurs reprises (par exemple, le 1er mars 1680) sur la liaison qu’on supposoit avoir existé entre elle et M. du Lude. Il resta son ami.

    Du Lude a mérité les éloges que Bussy lui donne. Il étoit galant et honnête ; la marquise de Gouville (1655) et madame de La Suze (Somaize, t. 1, p. 67) ont accepté ses hommages. Favori du roi de bonne heure, et long-temps, du Lude, à l’Arsenal, où il logea en qualité de grand-maître de l’artillerie, réunissoit une société qui gardoit le culte des divinités adorées à l’hôtel de Rambouillet (Walck., t. 4, p. 131).

    On voit sous Louis XI un Jean de Daillon, « maître Jean des Habiletez », disoit le roi, qui faisoit argent de tout. C’est un aïeul. Le père de du Lude, gouverneur de Gaston, épousa une Feydeau, qui lui donna cent mille pistoles (trois millions). (V. Amelot de la Houssaye, t. 2, p. 170.) Il étoit camarade de Théophile et de Desbarreaux (Tallem., t. 4, p. 46).

    En 1648 et 1649 Retz et Mazarin se servent du canal de madame du Lude la mère pour leurs conférences : « À l’égard de ces fréquentes et réglées visites chez la comtesse du Lude, elles ne passoient que pour des rendez-vous de galanterie : On les attribuoit aisément au mérite de mademoiselle du Lude, sa fille, qui étoit une très belle personne. (Aubery, liv. 5.)

    Du Lude le fils, Henri de Daillon, grand diseur de mots fins (Menagiana), beau danseur, un Achille au jeu de la bague, épousa d’abord Éléonore de Bouillé.

    « Toujours dans ses terres, elle ne se plaisoit qu’aux chevaux, qu’elle piquoit mieux qu’un homme, et chasseuse à outrance. Elle faisoit sa toilette dans son écurie et faisoit trembler le pays. Vertueuse pour elle, et trop pour les autres, elle fit châtrer un clerc en sa présence, pour avoir abusé, dans son château, d’une de ses demoiselles, le fit guérir, lui donna dans une boîte ce qu’on lui avoit ôté et le renvoya. » (Saint-Simon, Notes à Dangeau.)

    En secondes noces (1681) il épousa la veuve du comte de Guiche, qui avoit alors trente-huit ans, et qui mourut le 25 janvier 1726. On la fit dame d’honneur de la Dauphine. Le roi l’avoit aimée (Saint-Simon, t. 1, p. 217, et La Fare), et il ne cessa de la considérer, de bien traiter son mari.

    Le comte du Lude, sans exploits militaires, avoit conquis des grades. Pour le dédommager de ce qu’il n’avoit pas été compris dans la promotion des maréchaux nommés le 30 juillet 1675, il avoit été déclaré duc le lendemain. Il étoit chevalier des ordres du roi et premier gentilhomme de la chambre. De 1669 à 1685 (Daniel, t. 2, p. 553) il occupa le poste de grand-maître de l’artillerie.

    En 1685 il dut se faire traiter pour la fistule hémorrhoïdale (Sourches, t. 1, p. 82), non sans soupçon de quelque vieux vice italien. Sa femme, à ce moment, le flattoit d’une grossesse qui se trouva fausse. Il mourut en août 1685 et laissa « une grosse dépouille ».

    Abraham du Pradel nomme madame du Lude parmi les grandes dames qui aimoient et recherchoient les curiosités.

  8. Jeanne de Montluc, comtesse de Carmain (Cramail ou Cramailles), mariée à Charles d’Escoubleau-Sourdis, marquis d’Alluye, morte le 2 mai 1657.
  9. Je ne peux pas donner ici une large place à un pédant, quelque amoureux qu’il ait été. On lit dans le Menagiana inédit (de La Monnoye) ce passage qui nous concerne :

    « C’est un bel esprit que M. de Bussy-Rabutin, mais il ne sçavoit rien. Son histoire des Amours des Gaules est toute remplie de fables et de mensonges. »

    Etc., etc.

    « Comme les poètes sont susceptibles de colère, j’ai fait cette épigramme contre M. de Bussy :

    Francorum proceres media, quis credet ! in aula,
    Bussiades scripto læserat horribili ;
    Pœna levis ! Lodoix, nebulonem carcere claudens,
    Retrahit indigno munus equestre duci.
    Sic nebulo gladiis quos formidaret iberis
    Quos meruit francis fustibus eripitur. »

    Oui, Vadius, vous écrasâtes votre ennemi sous des vers d’un tel poids.