Histoire amoureuse des Gaules/Tome 2/La déroute et l’adieu des filles de joye

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LA DÉROUTE ET L’ADIEU


DES


FILLES DE JOIE


DE LA VILLE ET FAUBOURGS DE PARIS


Avec leur nom, leur nombre, les particularités de leur prise et de leur emprisonnement


ET LA


requeste a Madame de la Vallière



J’écris la déroute fameuse
De la bande autrefois joyeuse,
Mais qui n’est plus en ce temps-ci
Qu’une bande fort en souci.
Quoiqu’il en soit, quoiqu’on en croie,
Je chante des filles de joie
L’adieu, les regrets et les pleurs,
Sans prendre part à leurs malheurs.

Muse, qui connois cette race,
Qui t’a souvent fait la grimace
Et méprisé cent fois tes vers,
Lorgne-les toutes de travers,

Et fais aussi que je les voie,
Non plus comme filles de joie,
Mais en filles qui font pitié ;
Pourtant, vers moi sans amitié,
Pour cette troupe de sirènes,
Et pour fruit de toutes mes peines,
Fais que quelque fille de bien
M’aime un peu sans m’en dire rien.

Paris est un séjour commode
Où chacun peut vivre à sa mode,
Avec droit d’y manger son pain,
Comme dans l’empire romain,
Car on y vit sous un roi juste,
Comme on faisoit du temps d’Auguste,
Avec la même liberté,
Aussi bien l’hiver que l’été ;
Et chacun à sa fantaisie
Y prend le droit de bourgeoisie ;
Mais comme enfin tout se corrompt,
Le nom de bourgeois fait affront,
On veut être encor davantage[1] ;
De liberté libertinage
Se produit insensiblement,
Et puis il faut un règlement.
La femme, comme plus fragile,
Commence un désordre de ville,
Et veut toujours prendre plus haut

Qu’elle ne doit et qu’il ne faut.
La moindre se fait demoiselle[2] ;
Il faut brocards, il faut dentelle,
Il faut perles et diamans,
Il faut riches ameublemens,
Et mille autres telles denrées[3] ;
Mais pour les rendre ainsi parées,
Il faudroit que tous les maris
Fussent de vrais Jean de Paris.
De là vient la source maligne
Qui cause le malheur insigne
D’être enfin prise au saut du lit
Et surprise en flagrant délit.
Ô Dieu ! qu’on en prend de la sorte !
Sans celles que la fausse porte
Fait sauver par quelques détroits
Pour être prise une autre fois.
Ninon dans un fiacre est prise
Avec un homme à barbe grise ;
Ninon au carrosse à cinq sous[4]
Se laisse prendre et file doux ;
Lucrèce en sortant est grippée ;
Babet en dansant est happée ;
On surprend Manon et Cataut
Qui vont l’une en bas l’autre en haut ;
Jeanneton aux sergens fait tête.

On ne vit jamais telle fête.
Pots, pintes, tables, escabeaux,
Siéges, chandeliers, cruches, seaux,
Vaisselle, sans être comptée,
Volent d’abord sur la montée.
Tout y fait le saut périlleux,
Jusqu’aux bouteilles deux à deux ;
Puis Jeanneton court à la broche.
Cependant un sergent l’accroche ;
Elle l’égratigne et le mord.
Les voilà tous deux en discord,
Prêts à s’arracher la prunelle ;
Mais le sergent est plus fort qu’elle :
Il l’entraîne contre son gré,
Lui fait sauter plus d’un degré,
Et, sans entendre raillerie,
La mène à la Conciergerie.
On déniche dès le matin
La fameuse et fière Catin :
Quoiqu’on la fasse aller en chaise.
Elle n’est pas trop à son aise,
La commodité lui déplaît ;
Mais on s’en sert telle qu’elle est.
Marquise, comtesse ou baronne,
Il faut comparoître en personne,
Et faire entrer au Chatelet,
À jour ordonné sans délai :
C’est un arrêt irrévocable.
On prend au lit, on prend à table ;
Pourvu qu’on soit en mauvais lieu,
Suffit, la prise est de bon jeu.
On a beau dire : Je suis telle,
Je suis d’auprès de la Tournelle,

Mon mari me connoit fort bien ;
Tout ce discours ne sert de rien,
Il faut aller où l’on vous mène.
Pourquoi courir la pretantaine,
Lui disent les sergens railleurs,
Et venir autre part qu’ailleurs ?
Hé bien ! que votre mari vienne,
Qu’il vous retire et vous retienne,
S’il ne vous fait le même tour
Que le procureur de la cour
Fit l’autre jour à telle dame
Qui voulut se dire sa femme ;
« Allez, je ne vous connois point,
Et demeurons en sur ce point »,
Lui dit-il fort bien en colère.
À cela que pourriez-vous faire ?
Quand un homme est ainsi fâché,
Sa femme en porte le péché.
À propos, chez dame Thomasse,
Deux femmes de fort bonne race
Furent prises au trébuchet,
Et passèrent hier le guichet,
Et tous les jours, on en attrape
À l’heure que l’on met la nape :
Cela veut dire en plein midi[5].
Ha ! qu’un sergent est étourdi,
De venir frapper à cette heure !
Personne à table ne demeure ;
Il peut tout seul se mettre là :

Car aussitôt chacun s’en va,
Laisse chapon, ragoût et soupe,
Laisse du vin dedans sa coupe,
Et fait place à quatre sergents
Qu’il laisse buvans et mangeans,
Et souhaite qu’ils en étouffent,
Tandis que les dames s’épouffent.

D’autres, avec des Savoyards,
S’enferment bien de toutes parts,
Puis sortent par la cheminée ;
De quoi la cohorte étonnée
Pense que le diable a pris part
À cet inopiné départ.
Rien ne sort à porte rompue,
Elles sont déjà dans la rue ;
Les Savoyards crient haut et bas :
Sergens, vous ne nous tenez pas ;
Mais les sergens, tout pleins de rage,
S’en prennent d’abord au ménage ;
Ils renversent et brisent tout ;
Chacun en emporte son bout,
Mais ce bout ne vaut pas la peine
De faire une entreprise vaine.
Ils vont chez la belle aux beaux yeux ;
Chez elle ils réussiront mieux ;
Elle est dame à se laisser prendre
Et point difficile à se rendre ;
Tout bretteur se rend maître là,
Si-tôt qu’il a dit : Me voilà !
Sergent qui commande à baguette
N’a pas moins de droit que la brette ;
Ouvrez vite, c’est temps perdu,
Levez-vous, le lit est vendu,

Lui dit-il en propres paroles.
Prenez, dit-elle, deux pistoles
Et me laissez vivre en repos.
C’est parler for mal à propos.
Ha ! vous ne ferez point affaire,
Dit le sergent fort en colère.
Pour qui me prenez-vous ici ?
Pensez-vous échapper ainsi ?
Si je n’avois la retenue,
Vous iriez à pied par la rue ;
Mais c’est en chaise que l’on sort
Quand on en veut payer le port.
Tel est le destin de nos belles
Et d’autres qui sont avec elles :
Nicole, Claudine, Margot
Et Perrette ? et Jeanne au pied-bot,
Martine, la souffle-rôties,
Toutes servantes addenties,
Qui deçà, qui delà, font flus,
Mais elles ne reviennent plus.
Bon pied, bon-œil et bonne bête
Fait bien lors un coup de sa tête.
Comme on déniche des moineaux,
Ou comme l’on cuit des perdreaux,
Tout ainsi l’on prend Christoflette,
Poncette, Gilette, Nisette,
En sortant de leurs nids à rats ;
L’une échappe de l’embarras,
On la prend, on lui dit. C’est que[6]
Il faut venir au Fort l’Évêque,
Et de prises pour un matin
J’en compte cent, sans le fretin.

Guère de gens ne sont en peine
De s’informer où l’on les mène,
Excepté quelques perruquiers,
Quelques parfumeurs et poudriers,
Quelques faiseurs de confitures,
Ou bien de mignonnes chaussures,
De fards, de pommades, de gands,
De vieilles jupes, vieux rubans,
Repassez à la friperie,
Et faiseurs de pâtisserie.
Hé quoi ! si souvent escroqués,
Faut-il encore qu’ils soient moqués ?
Ô personnes ensorcelées,
De prêter ainsi leurs denrées
Sur janvier, février et mars,
Pour courre après de tels hasards !
Au contraire, mille personnes
Prudentes, sages, belles, bonnes,
Rendront grâce aux bons magistrats
Qui leur ont sauvé tant de pas,
Et réduit leurs maris à vivre
D’un air qu’il ne les faut pas suivre.
Ô combien d’argent épargné
À tel, qui pour être lorgné
Le faisoit, mettant tout en gage,
Et trop tôt gueux et trop tard sage !
Voilà ce que c’est d’écouter
Un sexe qui vient nous tenter,
Qui nous fait croire qu’il nous aime,
Et puis nous perd comme lui-même !
Ô qu’elles sont en bel état
Pour un marquisat ou comtat !
Ainsi fait la vanité sotte
D’une poupée une marotte,

D’une belle idole un jouet,
Et du jeu l’on en vient au fouet[7].
C’est là d’une façon fort belle
Se faire passer demoiselle.
Et pourtant une infinité
Passent en cette qualité ;
Mais la prudente politique
En va faire une république
Que l’on veut envoyer à l’eau,
S’entend pourtant dans un vaisseau.
Alors toute personne sage
Fera des vœux pour leur passage,
Priera les flots, Neptune aussi,
De les porter bien loin d’ici[8].
Aux vents, pour moi, je fais prière
De leur bien souffler au derrière,

C’est du navire que je dis ;
J’excepte le vent yapis[9] :
Car ce vent seroit tout contraire,
Et des poètes d’ordinaire
Il est invoqué pour les gens
Qu’on veut revoir en peu de temps.

Alors aussi d’autre manière
Tout débauché fera prière ;
Mais prières de débauchés
Sont souvent autant de péchés ;
Le Ciel, qui le sait, les délaisse
Et ne s’en hausse ni s’en baisse ;
Les enfans leur crient au renard[10].
Pourtant dans ce fameux départ
On voit blémir un pauvre drôle
Quand il entend lire le rôle
Où des premières est Fanchon,
Qui de ses deux yeux de cochon
Lui vint percer le cœur et l’âme ;
Alors il ne peut qu’il ne blâme
Et polices et magistrats.
Ô ! dit-il en parlant tout bas,
Quelle injustice, quel dommage,
De faire à Fanchon cet outrage !
Puis, demeurant droit comme un pieu,

Il enrage et jure morbieu,
Et maudit en soi la police.
De peur qu’il a de la justice ;
Mais il a beau se garder bien,
Jamais justice ne perd rien.
Dieu veuille qu’il s’amende
Et que jamais on ne le pende !
On en pend de bien plus hupés
Qu’un sexe pipeur a pipés.

Enfin nos pies dénichées,
De leur départ assez fachées,
De tous côtés d’un œil hagard.
Regardent le tiers et le quart.
Mais tiers ni quart, tel qu’il puisse être,
Ne fait semblant, de les connoître.
L’une soupire, l’autre rit ;
L’une soupire, une autre maudit ;
Quelque autre fait la grimace
D’un singe qui demande grâce ;
Une autre sans honte et sans front
Se moque d’honneur et d’affront.
La demoiselle et la marquise,
Mais marquise de bonne prise,
Ont le bec alors bien gelé,
Et le caquet mal affilé.
Elles n’ont point ici par voye,
Bruns ni blondins qui les cotoye.
Les sergens sont leurs quinolas[11]
Qui sont des meneurs par le bras,

Meneurs de fort mauvaise grâce,
Et tous meneurs chassant de race,
Meneurs à leur rompre le cou,
En les menant devinez où.
Je croi qu’ils vont droit au Pont-Rouge[12]
Vers un grand bateau qui ne bouge.
Là, toutes entrant en complot,
On crie : À Chaillot ! à Chaillot !
C’est aux Bons Hommes à Surène,
C’est où ce grand bateau les mène ;
S’il fait beau temps l’on pourra bien
Passer outre sans dire rien.
Adieu Paris, comme il nous semble,
Disent-elles toutes ensemble.
Hélas ! que de gens, de métier
Sont fâchés en chaque quartier :
Car ils perdent la chalandise
Et de baronne et de marquise.
À présent tout est renversé,
Notre honneur est bien bas percé :
Nous donnerions, étant au rôle,
La qualité pour une obole.
Du moins que ne nous réduit-on
À reprendre le chaperon[13] ?
Après avoir été coquettes,

Quel mal d’être chaperonettes,
Même de porter le tocquet[14]
Avecque quelque autre affiquet,
Tout ainsi que la bourgeoisie,
Qui de grande peur est saisie
Qu’on ne règle au temps de jadis
Et sa coiffure et ses habits ;
Que d’une demi-demoiselle
On en fasse une péronnelle.
On en seroit tout aussi bien
Si le monde n’en disoit rien.
Mais, soit qu’il jase ou qu’il se taise,
On en seroit plus à son aise,
On ne se ruineroit point
Pour du brocart[15] et pour du point[16] :
La chemisette[17], la houbille[18],
Le corset, quelque autre guenille,
Un filet à mouche, un jupon
Pour parer seroit aussi bon.

Mais zeste, attendez-nous sous l’orme !
On nous prendra pour la réforme.
Bon Dieu ! que nous avons de soin !
C’est bien de nous qu’on a besoin !
Laissons faire le politique.
Qui règle la chose publique ;
Mais qu’en le laissant faire aussi
Elle nous chasse loin d’ici !
Adieu bal, adieu comédie
Adieu, puisqu’il faut qu’on le die,
Au Marais, notre rendez-vous,
Où souvent, avec cent filoux,
Nous avons joué notre rôle
À dépouiller un pauvre drôle,
Étranger ou provincial,
Où je ne m’acquitai pas mal
Du beau soin d’escroquer la dupe
Tantôt d’un bas, puis d’une jupe,
D’un mouchoir, d’un collier, d’un lou,
D’un rubis, d’un autre bijou,
D’un anneau, d’une garniture,
D’un brasselet, d’une coiffure,
D’un miroir, d’un ameublement,
D’un cabinet, d’un diamant,
D’une aiguière, d’un bassin même,
Selon que plus ou moins on aime.
Manger enfin carosse et train,
Le mettre nud comme la main,
Étoit mon principal office.
J’en cachois si bien l’artifice,
Que mon pauvre dupe croyoit
Que je brulois comme il bruloit ;
Mais bientôt mon cœur, tout de glace.
Le forçoit de céder la place

A quelque autre simple niais
Qu’on prenoit du même biais ;
Mais après toutes nos fredaines,
Dont nous allons porter les peines,
Voilà nos plaisirs qui sont morts,
Et nous en sommes aux remords.
Adieu promenades de Seine,
Chaillot, Saint-Cloud, Ruel, Surenne !
Ha ! que nous allons loin d’Issy,
De Vaugirard et de Passy !
Mais c’est où le destin nous mène.
Adieu Pont Neuf[19], Samaritaine,
Butte Saint-Roch, Petits-Carreaux,
Où nous passions des jours si beaux !
Nous allions en passer aux isles ;
Puisqu’on ne nous veut plus aux villes,
Il nous faut aller au désert.
Et comme toute chose sert,
Nostre disgrâce nous délivre.
De l’homme brutal, de l’homme ivre,
De l’homme jaloux, du coquin,
Et du voleur et du faquin,
Dont nous souffrons la tyrannie,
Les bassesses, la vilénie :
Supplice le plus grand qui soit.
Hélas ! si la femme savoit
Quelle sujétion a celle
Qui fait le métier de donzelle,

Elle n’en tâteroit jamais,
Vivroit comme moi désormais,
Qui promets, qui proteste et jure
D’estre meilleure créature.
Mes compagnes en font autant ;
Prenez-le pour argent comptant :
Nous tiendrons un chemin contraire,
Pourvu qu’on-nous le fasse faire.
Ainsi ce beau discours finit.
Mais elles n’avoient pas tout dit ;
Il falloit encor nous apprendre
Combien elles en ont fait pendre,
Combien de galans ébahis
Par elles se sont vus trahis,
Et combien de lâches querelles
Se sont faites pour l’amour d’elles,
De mauvais coups, d’assassinats,
De vols qu’elles ne disent pas,
De marchands affrontés sans honte,
D’emprunts dont on ne tient nul compte ;
Combien de jeunes gens enfin
Ont fait par là mauvaise fin ;
Combien de désordre aux familles ;
Combien il s’est perdu de filles,
Combien d’enfans ou d’avortons :
Quand finir, si nous les comptons ?
Mais pensons à choses plus hautes,
Faisons profit de tant de fautes ;
Car des dames de la façon
Font une fort belle leçon
A toute fille de boutique
Qui de demoiselle se pique,
Et qui hors d’un comptoir tout gras
Fait la dame à vingt-cinq carats ;

Instruction aux artisannes,
Aux servantes, aux paysannes,
A toute autre grisette aussi,
De ne jamais broncher ainsi ;
Désormais la sage bourgeoise,
Vivant en liberté françoise,
Ira partout le front levé,
Et tiendra le haut du pavé
Sans peur de se voir affrontée
Par quelque cambrouse effrontée
Qui fait par un méchant trotin[20],
Porter sa jupe de satin.
L’honneur, la vertu, le mérite,
Qu’il faudra que chacun imite,
Feront renaître dans nos jours
De justes et chastes amours.
L’impureté sera bannie
Des plaisirs de la douce vie.
Tout ira comme il doit aller.
Mais il faut d’ici détaler,
Rebut du sexe, on vous l’ordonne ;
Sans vous la ville est belle et bonne,
On y va vivre en sûreté
Dans une honnête liberté ;
Les bons desseins qu’on a pour elle
La font de plus belle en plus belle.
Paris est plus qu’il ne paroît,
Mais jamais ne fut ce qu’il est.
Les laquais y sont sans épées[21],

Les maris sans dames fripées,
Les rues sans boue en ce tems[22],
Sans embarras et sans auvents[23],
Et bientôt les modes nouvelles
Rendront nos casaques plus belles ;
Et ce qui sera de plus beau
C’est la sûreté du manteau :
Car bientôt, grace à la police,
Paris sera purgé de vice,
Et des vicieuses aussi,
Qui n’aiment guère tout ceci ;

Mais plaise ou non, ris ou grimace,
Il faut que justice se fasse,
Et de la façon qu’on s’y prend
On fait tout ce qu’on entreprend.
Il faut que Paris se nettoye
De boue et de filles de joie.
Que de voleurs sont étourdis
De voir faire ce que je dis,
Et doutent pendant leur asyle
S’ils doivent demeurer en ville.
Je ne sais que leur conseiller,
Sinon de ne plus travailler
D’un métier bientôt sans pratique
Quand on n’en tiendra plus boutique.
Hélas ! que de gens affligés
De se voir ainsi délogés !
Qu’ils seront mal dans leurs affaires !
Sans ces personnes nécessaires,
Le trafic ne vaudra plus rien,
Puisqu’il va manquer de soutien :
A moins que d’aller dans les Indes
Racheter cent pauvres Dorindes,
Cent Sylvies et cent Philis,
Les vols seront mal établis.
Que fera le laquais en peine
De la prise d’un point de Gène,
Et de la bague et des pendans,
Des nœuds, de la montre et des gans ?
Il n’aura plus devant sa porte
Personne à présent qui les porte.
L’économe d’une maison
N’aura plus de dame Alison
Chez qui porter toutes les brippes
Et quelquefois de bonnes nippes

Que l’on fait perdre tout exprès
Et qu’on cherche long-temps après.
Les pauvres filoux sans ressource
Auront-ils où vuider la bourse
Qui sera surprise avec art ?
Pour qui tant se mettre au hasard ?
C’étoit pour l’entretien de Lise
Que tout étoit de bonne prise ;
Sa juppe et tant de linge fin
N’étoient venus que de larcin ;
Mais présentement que l’on grippe
Et Lise et toute autre guenippe,
Il ne sera plus de besoin
De prendre d’elle tant de soin :
Le public la prend en sa charge,
Et pour l’avenir en décharge
Tous ces gens qui font aujourd’hui
La charité du bien d’autrui.
Cela fait tort à leur largesse,
Leur ôte leur bureau d’adresse[24],
Met un voleur sur le pavé
Fort en danger d’être trouvé
Saisi du vol qu’il vient de faire.
Il n’est pour lui plus de repaire
Contre le chevalier du guet
Qui prend le porteur du paquet.
Je l’avoue, et ces receleuses
Lui servoient encor de fileuses

A filer sa corde plus doux.
Que de malheur pour les filoux !
Quel danger leur pend sur la tête !
Que ne présentent-ils requête[25] ?
Sans doute ils seroient bien reçus
A faire plainte là-dessus.

Deffita, leur juge fort tendre,
Ne condamne point sans entendre ;
Il leur donnera par bonté
Quelque autre lieu de sûreté.
Mais soit de respect, soit de crainte,
Nul n’ose faire cette plainte,
Et nul pour eux ne veut prier ;
Ainsi donc adieu le métier.
Toutes les sociétés cessent
Quand les associés les laissent,
Et tel cas arrive ici, car
Cloris part pour Madagascar,
Et son chevalier de l’Etoile
Ne sait à quel vent faire voile.
Quels désordres, quels accidents,
Qui font, bon gré mal gré ses dens,
Obéir à la politique
Qui règle la chose publique !
Le siècle pour n’être pas d’or
Ne laisse pas de plaire encor,
Et plaira toujours davantage

Par une police si sage.
Deffita s’y prend comme il faut.
Bourgeois, voilà ce que vous vaut
Un magistrat de cette sorte,
Et qui n’y va pas de main morte.
Mais revenons à nos moutons ;
Faisons le triage et comptons
Combien sont nos brebis galeuses ;
Les listes sont assez nombreuses
Pour les envoyer en troupeau
Paître dans le monde nouveau.
Muse, laisse aller cette troupe ;
Il est temps de manger la soupe.
Il est une heure et plus d’un quart,
C’est trop rimer pour leur départ ;
Depuis le matin je travaille
Pour un adieu de rien qui vaille[26]

  1. La Fontaine a dit :

    Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
    Tout prince a des ambassadeurs ;
    Tout marquis veut avoir des pages.

    — Molière a souvent pris le mot bourgeois dans un sens injurieux.
  2. C’est-à-dire noble. Les filles nobles étoient seules appelées « mademoiselle ».
  3. Les reproches faits de tout temps aux femmes à ce sujet ont toujours alimenté la littérature de feuilles volantes. Voy., dans cette collection, le Recueil de poésies françaises du XVe et du XVIe siècle, publié par M. Anat. de Montaiglon, passim, et surtout t. 5, p. 5, et les Variétés historiques et littéraires, publ. par M. Éd. Fournier.
  4. Les carrosses à cinq sous étoient des espèces d’omnibus. Loret parle de leur établissement. M. de Montmerqué en a écrit l’histoire.
  5. Pendant tout le 17e siècle l’usage se maintint de dîner à midi. Dans la satire du Repas, Boileau dit :

    J’y cours, midi sonnant, au sortir de la messe.
  6. Vers faux, tel dans le texte. — On en remarquera plusieurs autres.
  7. Le fouet étoit alors un châtiment fort commun. Guy-Patin (Lettre du 6 juin 1664) parle d’une personne de la rue au Fer qui « avoit eu le fouet au cul d’une charrette », parcequ’elle faisoit passer, pour 15 sous de gain, des louis qui n’avoient pas le poids. Loret raconte une aventure du même genre :

    Tout à l’heure on me vient de dire
    Chose qui m’a quazi fait rire,
    C’est qu’à midi precizement,
    Par un arrêt du Parlement,
    On a fouetté par les rues
    Une vendeuse de morues,
    Sur le dos, et non pas pas partout,
    Et puis la fleur de lis au bout.
    Cette muette de la halle…
    Brocardoit d’étrange façon
    Ceux qui marchandoient son poisson…
    Quoique d’une façon cruelle
    Son sang coulât de tous côtez,
    Chascun crioit : fouetez ! Fouetez ! (Muse hist., Gaz. du 9 juin 1657.)
  8. On les envoyoit souvent en Amérique, au Canada de préférence.
  9. L’Iapyx étoit le vent qui souffloit de l’ouest, favorable aux navigateurs qui alloient d’Italie en Grèce. Virgile a dit :…Undis et Iapyge ferri.
  10. On crioit au renard sur les gens emmenés par la police. Dubois (Sylvius), dans sa Grammatica latino-gallica, rapporte que l’on crioit houhou sur les prostituées. Le cri : Au renard ! s’explique par le proverbe : Renard est pris, lâchez les poules.
  11. Au jeu de reversis, le quinola étoit le valet de cœur. Un valet de chambre ou autre homme gagé pour être meneur de dames, dit Furetière, porte le sobriquet de quinola : ce qu’on appelle écuyer chez les grands.
  12. Le pont Rouge, ainsi nommé parcequ’il étoit de bois peint en rouge, portoit aussi les noms de pont Barbier, parceque Barbier l’avoit fait construire ; de pont Sainte-Anne, en l’honneur d’Anne d’Autriche ; et enfin de pont des Tuileries. Il fut construit en 1632, et souvent détruit et reconstruit depuis.
  13. Le chaperon étoit la coiffure propre des bourgeoises. Voy. les Anciennes poésies françaises, publ. par M. de Montaiglon, passim, et t. 5, p. 12.
  14. Bonnet d’enfant, et surtout de petite fille ou de servante.
  15. Richelet n’a point admis ce mot ; Furetière le donne sous la forme brocat, d’où brocatelle.
  16. Cf. Variétés histor. et littér., publiées dans cette collection, t. 1, p. 223 et suiv. : La révolte des passemens.
  17. Partie du vêtement qui couvroit les bras et tout le buste jusqu’à la ceinture. Les hommes portoient dessous leurs pourpoints des chemisettes de futaine, de basin, de ratine, de ouate ; les femmes portoient la chemisette de serge par-dessus leur corps de cotte.
  18. Nicot, Furetière ni Richelet ne donnent ce mot ; nous ne le trouvons que dans les patois de Normandie, de Picardie et d’Anjou. En Anjou, c’est une sorte de blouse courte, en toile, ouverte par devant, qui ne va que jusqu’à la ceinture : les femmes le portent pour travailler aux champs.
  19. Cf. Variétés historiques et littéraires, t. 3, p. 77. La Samaritaine étoit un des ornements du Pont-Neuf. La butte Saint-Roch, qui passoit pour avoir été formée par l’amas des immondices de la ville, n’avoit pas meilleure réputation que les abords du Pont-Neuf. Voy. les Tracas de Paris, par G. Colletet.
  20. Le trotin étoit au laquais ce que le galopin étoit au marmiton, de plusieurs degrés un inférieur.
  21. Un gentilhomme, M. de Tilladet, capitaine aux gardes, neveu de M. Le Tellier, secrétaire d’État, a été ici tué misérablement par les pages et laquais de M. d’Épernon. Les deux carrosses de ces deux maîtres s’étoient rencontrez et entreheurtez. Ces laquais vouloient tuer le cocher de M. de Tilladet. Le maître voulut sortir du carrosse pour l’empêcher, et fut aussitôt accablé de ces coquins, qui le tuèrent brutalement. Le Roi veut que justice soit faite, et a donné une déclaration contre les laquais pour empêcher à l’avenir de tels abus, savoir, qu’ils ne porteront plus d’espée ni aucune arme à feu, sur peine de la vie ; qu’ils seront dorénavant habillez de couleur diverse, et non de gris, afin qu’ils soient reconnus. Cette déclaration a été envoyée au Parlement pour être verifiée et publiée. Cela a été fait. Elle a été publiée par tous les carrefours et affichée par toute la ville ; mais je ne sais pas combien de temps elle sera observée. » (Lettre de Guy Patin, 16 janv. 1655.) — Cf. Loret, Muse histor., Gaz. du 23 janv. 1655. Il raconte le même fait et ajoute :
    Chacun bénit le réglement
    Tant du Roi que du Parlement ;
    Mais si plus de trois mois il dure,
    Ce sera grand coup d’aventure.
  22. « Dès l’an 1666, dit le Dict. de Paris, par Hurtaut et Magny, l’on commença à nettoyer les rues de Paris. »
  23. La même année 1666 fut portée une ordonnance pour supprimer les auvents, qui, avançant trop dans les rues, obscurcissoient le dedans des boutiques, et empêchoient, la nuit, la clarté des lanternes. Cf. Variétés histor. et litter., t. 6, p. 249.
  24. Le bureau d’adresse étoit à la fois un lieu de conférences académiques, un bureau de placement pour les domestiques et d’enseignement pour tout le monde, et enfin un lieu de prêt sur dépôt, sorte de mont-de-piété. C’est à ce dernier côté de l’établissement fondé par Renaudot que l’auteur compare les lieux de recel des voleurs.
  25. On lit, en tête du 4e volume des Variétés histor. et littér., publiées dans cette collection, un « Placet des amants au Roi contre les voleurs de nuit et les filoux », et, à la suite, une « Reponse des filoux au Placet des amants au Roy », jeu d’esprit de mademoiselle de Scudéry, daté de 1664.
  26. Nous n’avons pas trouvé d’exemplaire imprimé à part de cette pièce ; mais nous avons vu une pièce du même genre, imprimée à Paris le 17 juillet 1657, pour Alex. Lesselin, qui avoit obtenu la permission « d’imprimer, vendre et debiter par tous les lieux de ce royaume, des epistres en vers composées par tel autheur capable qu’il voudra choisir, sur toutes sortes de sujets nouveaux et matières divertissantes, tant en feuilles volantes que recueils, sous le titre de : Muse de la cour. » Celle-ci, imprimée in-4, sur une, puis sur deux colonnes, a pour titre : L’adieu des filles de joye de la ville de Paris. Elle occupe six pages pleines, dont la dernière est signée C. L. P. La page 7 est occupée par un sonnet intitulé : « Consolation aux dônes et donzelles sur leur depart pour l’Amerique », et signé M. T. — La page 8 porte cet avis au lecteur : « Je pretens vous faire part au premier jour (si vous voyez de bon œil ce petit effort de ma muse) de tout ce qui s’est fait et passé à la prise et magnifique conduite de ces belles et joyeuses dames, leur embarquement, les receptions qui leur seront faites aux villes, bourgs et villages de leur route, les deputez qui leur feront harangues et complimens à leurs entrées, les feux de joye, bals et comedies, et autres passe-temps pour les divertir. »
    Voici quelques traits qui se rapportent assez à la pièce que nous publions :
    Leur affliction est publique
    Comme leur chaude amour la fut,
    Et toutes, lisant le statut,
    Pestent contre la politique.
    Les demoiselles du Marais,
    Les courtisanes du Palais,
    Les infantes du Roy de cuivre,
    Celles de la butte Saint-Roch,
    Dans ce grand chemin se font suivre
    Des pauvres coquettes sans coq.
    Catin, Suzon, Marotte, Lise,
    Dans l’oisiveté de leurs traits,
    Pleurent maint page, maint laquais,
    Dont ils perdent la chalandise…
    Le commun escueil d’amitié
    Les change de filles de joye
    En pauvres filles de pitié.
    La bourgeoise avec la marchante,
    La demoiselle au cul crotté,
    Suivent cette fatalité,
    Croissent cette nombreuse bande.
    La noblesse s’y trouve aussi,
    Les nymphes à l’amour chancy,
    Enfin toutes les bonnes dames
    Qui se gouvernent un peu mal,
    Ayant brûlé des mêmes flammes,
    Ont toutes un destin égal…
    Une des femmes fait ses adieux au nom de la troupe, et dit :
    Vous, braves traisneurs d’espées,
    Desolés batteurs de pavé,
    Bretteurs qui d’un pauvre observé
    Fistes tant de franches lippées,
    Combien de savoureux morceaux
    Qui vous passoient par les museaux
    Vous sont flambez par cette chance !
    Et si vous estiez nostre appuy,
    Vous voyez, dans la décadence,
    Que nous estions le vostre aussy…
    À tant se tut la grande Jeanne,
    S’en allant droit à Scipion,
    D’une grande devotion,
    Avecque sa troupe profane.
    Moy qui voyois leur entretien,
    Et qui remarquois leur maintien,
    J’en fis confidence à la Muse :
    La Muse, avec sincérité,
    Sans s’amuser à faire excuse,
    Le laisse à la postérité.
    (Bibl maz., Recueil intitulé : Poésies diverses,coté a B 18. — T. 1, in-4.)