Histoire comique/V

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Calmann-Lévy (p. 85-94).



V


Rentrée chez elle, Félicie eut une crise de larmes. Elle revoyait Chevalier l’implorant d’une voix lamentable, avec un air de pauvre. Elle avait entendu cette voix et vu cette mine aux chemineaux exténués sur la route, quand sa mère, craignant que sa poitrine ne se prît, l’avait emmenée passer l’hiver à Antibes, chez une tante riche. Elle méprisait Chevalier de sa douceur et de sa tranquillité. Mais le souvenir de ce visage et de cette voix lui faisait mal. Elle ne put rien manger. Elle avait des étouffements. Le soir, une angoisse si cruelle la prit aux entrailles qu’elle eut peur de mourir. Elle pensa qu’elle éprouvait un tel énervement parce qu’elle était restée deux jours sans voir Robert. Il était neuf heures. Elle espéra le trouver encore chez lui et mit son chapeau.

— Maman, il faut que j’aille ce soir au théâtre. Je file.

Par égard pour sa mère, elle usait ainsi d’un langage voilé.

— Va, mon enfant, et ne rentre pas trop tard.

Ligny habitait chez ses parents. Il avait, sous les combles du joli hôtel de la rue Vernet, un petit appartement de garçon, éclairé par des fenêtres rondes, et qu’il appelait « son œil-de-bœuf » . Félicie le fit avertir par le portier qu’on l’attendait dans une voiture. Ligny n’aimait pas que les femmes vinssent trop souvent le relancer dans sa famille. Son père, diplomate de carrière, très occupé des intérêts extérieurs de la France, demeurait dans une ignorance incroyable de ce qui se passait chez lui. Mais madame de Ligny se montrait attentive à faire observer les convenances dans sa maison. Et son fils était soucieux de satisfaire des exigences qui portaient sur les formes, sans jamais s’étendre au fond des choses. Elle le laissait entièrement libre d’aimer qui il voulait et c’est à peine si parfois, en de graves épanchements, elle lui donnait à entendre que la fréquentation des femmes du monde est utile aux jeunes gens. Aussi Robert avait-il toujours détourné Félicie de venir rue Vernet. Il avait loué, boulevard de Villiers, une petite maison où ils pouvaient se voir tout à l’aise. Mais, cette fois, après deux jours passés sans elle, il fut très content de sa visite imprévue et descendit tout de suite.

Blottis dans le fiacre, ils allèrent à travers l’ombre et la neige, au pas tranquille du canasson, par les rues et les boulevards, et l’épaisse nuit enveloppa leurs amours.

L’ayant ramenée à sa porte :

— A demain, dit-il.

— Oui, à demain, boulevard de Villiers. Viens de bonne heure.

Elle s’appuyait sur lui pour descendre de voiture. Brusquement, elle se rejeta en arrière.

— La ! là ! entre les arbres… Il nous a vus… Il nous guettait.

— Qui donc ?

— Un homme… Que je ne connais pas.

Elle venait de reconnaître Chevalier.

Elle descendit, sonna et, tremblante, attendit, plongée dans la pelisse de Robert, que la porte s’ouvrît. Puis elle le retint.

— Robert, monte avec moi. J’ai peur.

Non sans un peu d’impatience, il la suivit dans l’escalier.

Chevalier avait attendu Félicie, dans la petite salle à manger, devant l’armure de Jeanne d’Arc, en compagnie de madame Nanteuil, jusqu’à une heure du matin. Puis il était descendu et l’avait guettée sur le trottoir, et, quand il avait vu le fiacre s’arrêter devant la porte, il s’était dissimulé derrière un arbre. Il savait bien qu’elle reviendrait avec Ligny ; mais, en les voyant ensemble, il lui avait semblé que la terre s’entr’ouvrait, et, pour ne pas tomber, il s’était retenu au tronc de l’arbre. Il resta jusqu’à ce que Ligny fût sorti de la maison ; il l’observa qui, serré dans sa pelisse, gagnait sa voiture, fit deux pas pour s’élancer sur lui, s’arrêta, puis à grands pas descendit le boulevard.

Il allait, chassé par la pluie et le vent. Ayant trop chaud, il ôta son feutre et prit plaisir à sentir les gouttes d’eau froide sur son front. Il eut une vague conscience que des maisons, des arbres, des murs, des lumières passaient indéfiniment à ses côtés ; il allait, songeant.

Il se trouva, sans savoir comment il y était venu, sur un pont qu’il connaissait à peine et au milieu duquel se dressait une statue colossale de femme. Maintenant il était tranquille, il avait pris une résolution. C’était une vieille idée qu’il avait cette fois enfoncée dans son cerveau comme un clou, et qui le traversait de part en part. Il ne l’examinait même plus. Il calculait froidement les moyens d’exécuter ce qu’il avait résolu. Il marcha devant lui, au hasard, absorbé, pensif, calme comme un géomètre.

Sur le pont des Arts, il s’aperçut qu’un chien le suivait. C’était un grand chien rustique à long poil, dont les yeux vairons, pleins de douceur, exprimaient une détresse infinie. Il lui parla :

— Tu n’as pas de collier. Tu n’es pas heureux. Mon pauvre ami, je ne peux rien pour toi.

A quatre heures du matin, il se trouva dans l’avenue de l’Observatoire. Découvrant les maisons du boulevard Saint-Michel, il en ressentit une impression douloureuse et, brusquement, rebroussa vers l’Observatoire. Le chien avait disparu. Près du Lion de Belfort, Chevalier s’arrêta devant une tranchée profonde qui coupait la chaussée. Contre le remblai, sous une bâche soutenue par quatre pieux, un vieil homme veillait devant un brasier. Les oreilles de son bonnet de poil de lapin étaient rabattues ; son nez énorme flamboyait. Il leva la tête ; ses yeux, qui pleuraient, paraissaient tout blancs, sans prunelles dans un cercle de feu et de larmes. Il fourrait au fond de son brûle-gueule quelques brins de tabac de cantine, mêlés à des mies de pain, qui ne remplissaient pas même à demi le fourneau de la petite pipe.

— Voulez-vous du tabac, le vieux ? demanda Chevalier en lui tendant sa blague.

L’homme fut lent à répondre. Il ne comprenait pas vite, et les politesses l’étonnaient.

Enfin il ouvrit une bouche toute noire :

— C’est pas de refus, dit-il.

Et il se souleva à demi. Un de ses pieds était chaussé d’un vieux soulier, l’autre entouré de linges. Lentement, de ses mains engourdies, il bourrait sa pipe. De la neige fondue tombait.

— Vous permettez ? dit Chevalier.

Et il se coula, sous la bâche, à côté du vieil homme. De temps en temps, ils échangeaient une parole.

— Sale temps !

— C’est un temps de saison. L’hiver est dur. L’été est préférable.

— Alors vous gardez le chantier, la nuit, mon bonhomme ?

Le vieux répondait volontiers aux questions. Avant qu’il parlât, sa gorge faisait entendre un susurrement très long et très doux :

— Je fais un jour une chose, un jour l’autre. Je bricole, quoi !

— Vous n’êtes pas de Paris ?

— Je suis natif de la Creuse. J’ai travaillé comme terrassier dans les Vosges. Je m’en suis parti l’année qu’il est venu des Prussiens et d’autres peuples… Il y en avait des milliers. On ne peut pas comprendre d’où ils venaient… Tu as peut-être entendu parler de cette guerre des Prussiens, mon garçon ?

Il resta longtemps sans parler, puis :

— Comme ça tu es en bordée, mon garçon. Tu ne veux pas rentrer au chantier ?

— Je suis artiste dramatique, répondit Chevalier.

Le vieux, qui ne comprenait pas, demanda :

— Où qu’il est, ton chantier ?

Chevalier voulut être admiré du vieillard :

— Je joue la comédie dans un grand théâtre, dit-il ; je suis un des principaux acteurs de l’Odéon. Vous connaissez l’Odéon ?

Le gardien secoua la tête. Il ne connaissait pas l’Odéon. Après un très long silence, il rouvrit sa bouche noire :

— Comme ça, mon garçon, tu es en bordée. Tu veux pas rentrer au chantier, pas vrai ?

Chevalier lui répondit :

— Lisez le journal après-demain. Vous y verrez mon nom.

Le vieil homme essaya de trouver un sens à ces paroles ; mais c’était trop difficile, il y renonça et revint à ses pensées familières.

— Quand on est en bordée, c’est, des fois, pour des semaines et des mois…

Au petit jour, Chevalier reprit sa course. Le ciel était de lait. Les roues lourdes réveillaient les pavés. Des voix, çà et là, résonnaient dans l’air frais. La neige ne tombait plus. Il allait au hasard devant lui. A voir renaître la vie, il s’égayait presque. Sur le pont des Arts, il regarda longtemps couler la Seine, puis il reprit sa course. Sur la place du Havre, il vit un café ouvert. Une faible lueur d’aurore rougissait les glaces de la façade. Les garçons sablaient le carrelage et posaient les tables. Il se jeta sur une chaise :

— Garçon, une verte !