Aller au contenu

Histoire comique/IX

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 145-185).



IX


Ce qui rendait difficiles les négociations du Théâtre avec l’Église, c’était l’éclat donné par les journaux au suicide du boulevard de Villiers. Les reporters en avaient publié toutes les circonstances, et, comme le disait M. l’abbé Mirabelle, second vicaire de l’archevêque, au point où en étaient les choses, ouvrir à Chevalier les portes de sa paroisse, c’était publier le droit des excommuniés aux prières de l’Église.

D’ailleurs M. Mirabelle qui se montra, dans cette affaire, plein de sagesse et de prudence, indiqua la voie.

— Vous comprenez bien, dit-il à madame Doulce, que ce n’est pas l’opinion des journaux qui peut nous toucher. Elle nous est absolument indifférente, et nous ne nous inquiétons en aucune matière de ce que cinquante feuilles publiques disent de ce malheureux jeune homme. Que les journalistes aient servi ou trahi la vérité, c’est leur affaire et non la mienne. J’ignore et veux ignorer ce qu’ils ont écrit. Mais le fait du suicide est notoire. Vous ne pouvez le contester. Il conviendrait maintenant d’examiner de près, avec les lumières de la science, les circonstances dans lesquelles ce fait a été accompli. Ne vous étonnez pas que j’invoque ainsi la science. Elle n’a pas de meilleure amie que la religion. Or la science médicale peut nous être ici d’un grand secours. Vous allez tout de suite le comprendre. L’Église ne retranche de son sein le suicidé qu’en tant que le suicide constitue un acte de désespoir. Les fous qui attentent à leur vie ne sont pas des désespérés, et l’Église ne leur refuse point ses prières : elle prie pour tous les malheureux. Ah ! s’il pouvait être établi que ce pauvre enfant a agi sous l’influence d’une fièvre chaude ou d’une maladie mentale, si un médecin était à même de certifier que cet infortuné ne jouissait pas de sa raison lorsqu’il se détruisit de ses propres mains, le service religieux serait célébré sans obstacle.

Ayant recueilli ces paroles de M. l’abbé Mirabelle, madame Doulce courut au théâtre. La répétition de la Grille était terminée. Elle trouva Pradel dans son cabinet avec deux jeunes actrices, qui lui demandaient l’une un engagement, l’autre un congé. Il refusait, conformément à son principe de ne jamais accueillir une demande qu’après l’avoir d’abord rejetée. Il donnait ainsi du prix aux moindres choses qu’il accordait. Ses yeux luisants et sa barbe de patriarche, ses façons à la fois amoureuses et paternelles le faisaient ressembler à Loth, tel qu’on le voit entre ses deux filles dans les estampes des vieux maîtres. Posée sur la table, une amphore de carton doré aidait à l’illusion.

— Ce n’est pas possible, disait-il à chacune ; ce n’est vraiment pas possible, mon enfant… Enfin revenez demain.

Après les avoir congédiées, il demanda, tout en signant des lettres :

— Eh bien ! madame Doulce, quelles nouvelles ?

Constantin Marc, survenu avec Nanteuil, s’écria précipitamment :

— Et mes décors ? Monsieur Pradel !

Puis il décrivit pour la vingtième fois le paysage sur lequel devait se lever la toile.

— Au premier plan, un vieux parc. Les troncs des grands arbres, du côté du nord, sont verdis par la mousse. Il faut qu’on sente l’humidité de la terre.

Et le directeur répondit :

— Soyez sûr qu’on fera tout ce qu’il sera possible de faire et que ce sera très convenable… Eh bien ! madame Doulce, quelles nouvelles ?

— Il y a une lueur d’espérance, répondit-elle.

— Au fond, dans une brume légère, dit l’auteur, les pierres grises et les toits d’ardoise fine de l’Abbaye-aux-Dames…

— Parfaitement. Asseyez-vous donc, madame Doulce, je suis à vous.

— J’ai reçu, à l’archevêché, le meilleur accueil, dit madame Doulce.

— Monsieur Pradel, il est nécessaire que les murs de l’Abbaye paraissent sourds, profonds et pourtant subtilisés par la brume du soir. Un ciel d’or pâle…

— Monsieur l’abbé Mirabelle, reprit madame Doulce, est un prêtre de la plus haute distinction…

— Monsieur Marc, vous tenez beaucoup à votre ciel d’or pâle ? demanda le directeur. Continuez, madame Doulce, continuez, je vous écoute…

— … Et, d’une politesse exquise. Il a fait une délicate allusion aux indiscrétions des journaux…

A ce moment, M. Marchegeay, le régisseur, bondit dans le cabinet. Ses yeux verts étincelaient et ses moustaches rouges dansaient comme des flammes. Il parla avec volubilité :

— Ça recommence !… Lydie, la petite figurante, pousse des cris de putois dans les escaliers. Elle dit que Delage a voulu la violer. C’est bien la dixième fois depuis un mois qu’elle nous recommence cette histoire-là. En voilà une scie !

— Ce n’est pas tolérable dans une maison comme celle-ci, dit Pradel. Vous ficherez Delage à l’amende… Madame Doulce, continuez, je vous prie.

— Monsieur l’abbé Mirabelle m’a expliqué avec une parfaite clarté que le suicide est un acte de désespoir.

Mais Constantin Marc demanda avec intérêt à Pradel si Lydie, la petite figurante, était jolie.

— Vous l’avez vue, dans la Nuit du 23 octobre, elle fait la femme du peuple qui, sur la plaine de Grenelle, achète des plaisirs à madame Ravaud.

— Il me semble que c’est une très belle fille, dit Constantin Marc.

— Certainement, répondit Pradel. Mais elle serait une plus belle fille encore si elle n’avait pas les chevilles comme des poteaux.

Constantin Marc, méditatif, reprit :

— Et Delage l’a violée… Cet homme a le sens de l’amour. L’amour est un acte simple et primitif. C’est la lutte, c’est la haine. La violence y est nécessaire. L’amour par le consentement mutuel n’est qu’une fastidieuse corvée.

Et il s’écria, très excité :

— Delage est prodigieux !

— Ne vous emballez pas, dit Pradel. Cette petite Lydie aguiche mes acteurs dans sa loge, puis, tout à coup, elle crie qu’on la viole pour qu’on lui donne de l’argent… C’est son amant qui lui a appris le truc, et qui touche la galette… Vous disiez donc, madame Doulce…

— Après une longue et intéressante conversation, reprit madame Doulce, monsieur l’abbé Mirabelle m’a fait entrevoir une solution favorable. Il m’a donné à entendre que, pour lever toutes les difficultés, il suffirait qu’un médecin attestât que Chevalier n’avait pas toute sa raison et n’était pas responsable de ses actes.

— Mais, observa Pradel, Chevalier n’était pas fou. Il avait toute sa raison.

— Ce n’est pas à nous de le dire, répliqua madame Doulce. Et qu’en savons-nous ?

— Non, dit Nanteuil, il n’avait pas toute sa raison.

Pradel haussa les épaules :

— Après tout, c’est possible. La folie et la raison, c’est affaire d’appréciation… A qui pourrait-on bien demander un certificat ?

Madame Doulce et Pradel se rappelèrent successivement trois médecins ; mais ils ne purent trouver l’adresse du premier ; le second avait un mauvais caractère et l’on reconnut que le troisième était mort.

Nanteuil dit qu’il fallait s’adresser au docteur Trublet.

— C’est une idée ! s’écria Pradel. Allons demander un certificat au docteur Socrate… Quel jour sommes-nous ?… Vendredi. C’est son jour de consultation. Nous le trouverons chez lui.

Le docteur Trublet logeait dans une vieille maison, au plus haut de la rue de Seine. Pradel emmena Nanteuil, dans l’idée que Socrate ne refuserait rien à une jolie femme. Constantin Marc, qui ne pouvait vivre, à Paris, loin des comédiens, les accompagna. L’affaire Chevalier commençait à l’amuser. Il la trouvait comique, c’est-à-dire appartenant aux comédiens. Bien que l’heure de la consultation fût passée, le salon du docteur était encore plein de gens qui voulaient être guéris. Trublet les renvoya et reçut, dans son cabinet, les gens de théâtre. Il se tenait devant une table encombrée de livres et de papiers. Contre la fenêtre, un fauteuil articulé s’étalait, infirme et cynique. Le directeur de l’Odéon exposa l’objet de sa visite, et il conclut :

— Le service de Chevalier ne sera célébré à l’église que si vous attestez que ce malheureux garçon ne jouissait pas de toute sa raison.

Le docteur Trublet déclara que Chevalier pouvait bien se passer du service religieux.

— Adrienne Lecouvreur, qui valait mieux que lui, s’en est passée. Mademoiselle Monime, après sa mort, n’eut point de messe et, comme vous savez, on lui refusa « l’honneur de pourrir dans un vilain cimetière, avec tous les gueux du quartier » . Elle ne s’en trouva pas plus mal.

— Vous n’ignorez pas, docteur Socrate, répondit Pradel, que les comédiens sont les plus religieux des hommes. Mes pensionnaires seraient désolés s’ils ne pouvaient assister à la messe de leur camarade. Ils se sont déjà assuré le concours de plusieurs artistes lyriques et la musique sera très belle.

— Ça, c’est une raison, dit Trublet. Je n’y contredis pas. Charles Monselet, qui était un homme d’esprit, songea, peu d’heures avant sa mort, à sa messe en musique. « Je connais beaucoup d’artistes de l’Opéra, dit-il, j’aurai un Pie Jesu aux truffes. » Mais, puisque l’archevêché n’autorise pas, cette fois, le concert spirituel, il conviendrait de le remettre à une autre occasion.

— Pour ce qui est de moi, répliqua le directeur, je n’ai aucune croyance religieuse. Mais je considère que l’Église et le Théâtre sont deux grandes puissances sociales et qu’il y a intérêt à ce qu’elles soient amies et alliées. Je ne manque jamais, pour ma part, une occasion de sceller l’alliance. Au prochain carême, je ferai lire par Durville un sermon de Bourdaloue. Je suis subventionné : je dois être concordataire.

» Et puis, quoi qu’on en dise, le catholicisme est encore la forme la plus acceptable de l’indifférence religieuse.

— Eh bien ! objecta Constantin Marc, si vous voulez montrer de la déférence à l’Église, pourquoi lui poussez-vous, de force ou de ruse, un cercueil dont elle ne veut pas ?

Le docteur parla dans le même sentiment et finit par dire :

— Mon cher Pradel, ne vous occupez donc pas de cette affaire-là.

Mais alors Nanteuil, les yeux ardents, la voix sifflante :

— Il faut qu’il aille à l’église, docteur ; signez ce qu’on vous demande, écrivez qu’il n’avait pas sa raison. Je vous en prie.

Il n’y avait pas que de la religion dans ce désir. Il s’y mêlait un sentiment intime et un fond obscur de vieilles croyances, ignorées d’elle-même. Elle espérait que, porté à l’église, aspergé d’eau bénite, Chevalier serait apaisé, deviendrait un bon mort et ne la tourmenterait plus. Elle craignait, au contraire, que, privé de bénédictions et de prières, il n’errât sans cesse autour d’elle, maudit et malfaisant. Et, plus simplement, dans sa peur de le revoir, elle voulait que les prêtres aussi prissent soin de l’enterrer, que tout le monde s’y mît, pour qu’il le fût davantage, autant qu’il était possible et tout à fait. Ses lèvres tremblaient ; elle tordait ses mains jointes.

Trublet, vieux connaisseur, la regardait avec intérêt. Il avait l’intelligence et le goût de la machine féminine. Celle-ci le ravissait. En l’observant, sa face camuse brillait de plaisir.

— Soyez tranquille, mon enfant. Il y a toujours moyen de s’entendre avec l’Église. Ce que vous me demandez n’est pas dans mes attributions ; je suis un médecin laïque. Mais nous avons aujourd’hui, Dieu merci ! des médecins religieux qui envoient leurs malades aux eaux ecclésiastiques et dont la fonction spéciale est de constater les guérisons miraculeuses. J’en connais un qui loge dans le quartier ; je vais vous donner son adresse. Allez le voir, l’évêché n’a rien à lui refuser. Il arrangera votre affaire.

— Non pas, dit Pradel, vous avez donné vos soins à ce malheureux Chevalier. C’est à vous de délivrer un certificat.

Romilly approuva :

— Évidemment, docteur. Vous êtes médecin du théâtre. Il faut laver son linge sale en famille.

Et Nanteuil tourna vers Socrate un regard de prière.

— Mais, demanda Trublet, qu’est-ce que vous voulez que je dise ?

— C’est bien simple, répondit Pradel. Dites qu’il était, dans une certaine mesure, irresponsable.

— Vous me sollicitez bonnement à parler comme un médecin des tribunaux. C’est trop exiger de moi.

— Vous croyez donc, docteur, que Chevalier était en possession de sa pleine et entière responsabilité morale ?

— Je crois, au contraire, qu’il n’était responsable de ses actes à aucun degré.

— Alors ?…

— Mais je crois aussi qu’il ne différait nullement en cela de vous, de moi, de tous les autres hommes. Mes confrères légistes distinguent entre les responsabilités individuelles. Ils ont des procédés pour reconnaître les responsabilités pleines et celles auxquelles il manque un ou plusieurs quartiers. Il est remarquable, d’ailleurs, que, pour faire condamner un malheureux, ils lui trouvent toujours une pleine responsabilité… Et la leur, elle est donc pleine… Comme la lune ?

Et le docteur Socrate développa devant les gens de théâtre étonnés une ample théorie du déterminisme universel. Il remonta jusqu’aux origines de la vie. Et, semblable au Silène de Virgile qui, barbouillé du suc des mûres, chantait à des bergers de Sicile et à la naïade Églé l’origine du monde, il se répandit en paroles abondantes :

— Appeler un malheureux à répondre de ses actes !… Mais quand le système solaire n’était encore qu’une pâle nébuleuse, formant dans l’éther une couronne légère d’une circonférence mille fois plus vaste que l’orbite de Neptune, il y avait belle lurette que nous étions tous conditionnés, déterminés, destinés irrévocablement et que votre responsabilité, ma chère enfant, la mienne, celle de Chevalier, celle de tous les hommes, était, non pas atténuée, mais abolie d’avance. Tous nos mouvements, causés par des mouvements antérieurs de la matière, sont soumis aux lois qui gouvernent les forces cosmiques, et la mécanique humaine n’est qu’un cas particulier de la mécanique universelle.

Il montra de la main une armoire fermée :

— J’ai là, en bouteilles, de quoi transformer, abolir ou exaspérer la volonté de cinquante mille hommes.

— Ce ne serait pas de jeu, objecta Pradel.

— J’en conviens, ce ne serait pas de jeu. Mais ces substances ne sont pas essentiellement des produits de laboratoire. Le laboratoire combine, il ne crée rien. Ces substances sont éparses dans la nature. A l’état libre, elles nous enveloppent et nous pénètrent, elles déterminent notre volonté : elles conditionnent notre libre arbitre, qui n’est que l’illusion causée en nous par l’ignorance de nos déterminations.

— Qu’est-ce que vous dites ? demanda Pradel ahuri.

— Je dis que la volonté est une illusion causée par l’ignorance où nous sommes des causes qui nous obligent à vouloir. Ce qui veut en nous, ce n’est pas nous, ce sont des myriades de cellules d’une activité prodigieuse, que nous ne connaissons pas, qui ne nous connaissent pas, qui s’ignorent les unes les autres, et qui pourtant nous constituent. Elles produisent par leur agitation d’innombrables courants que nous appelons nos passions, nos pensées, nos joies, nos souffrances, nos désirs, nos craintes et notre volonté. Nous nous croyons maîtres de nous, et seulement une goutte d’alcool excite, pour les engourdir ensuite, ces éléments par lesquels nous sentons et voulons.

Constantin Marc interrompit le docteur :

— Pardon ! Puisque vous parlez de l’action de l’alcool, je voudrais vous consulter à ce sujet. Je bois un petit verre d’armagnac après chaque repas. Ce n’est pas trop, dites-moi ?

— C’est beaucoup trop. L’alcool est un poison. Si vous avez chez vous une bouteille d’eau-de-vie, jetez-la par la fenêtre.

Pradel était pensif. Il estimait qu’en supprimant la volonté et la responsabilité chez tous les hommes, le docteur Socrate lui faisait un tort personnel.

— Vous direz ce que vous voudrez. La volonté et la responsabilité ne sont pas des illusions. Ce sont des réalités tangibles et fortes. Je sais à quoi m’engage mon cahier des charges, et j’impose ma volonté à mon personnel.

Et il ajouta avec amertume :

— Je crois à la volonté, à la responsabilité morale, à la distinction du bien et du mal. Sans doute, selon vous, ce sont des idées bêtes…

— Assurément, répondit le docteur, ce sont des idées bêtes. Mais elles nous sont très convenables, puisque nous sommes des bêtes. On l’oublie toujours. Ce sont des idées bêtes, augustes et salutaires. Les hommes ont senti que, sans ces idées, ils deviendraient tous fous. Ils n’avaient que le choix de la bêtise ou de la fureur. Ils ont raisonnablement choisi la bêtise. Tel est le fondement des idées morales.

— Quel paradoxe ! s’écria Romilly.

Le docteur poursuivit avec sérénité :

— La distinction du bien et du mal dans les sociétés humaines n’est jamais sortie de l’empirisme le plus grossier. Elle a été constituée dans un esprit tout pratique et par simple commodité. Nous ne nous en préoccupons pas pour un cristal ou pour un arbre. Nous pratiquons l’indifférence morale à l’endroit des animaux. Nous la pratiquons à l’endroit des sauvages. Cela nous permet de les exterminer sans remords. C’est ce qu’on appelle la politique coloniale. On ne voit pas non plus que les croyants exigent de leur dieu une haute moralité. Dans l’état actuel de la société, ils n’admettraient pas volontiers qu’il fût libidineux et se compromît avec des femmes ; mais ils trouvent bon qu’il soit vindicatif et cruel. La morale est le consentement mutuel à garder ce qu’on a, terre, maisons, meubles, femmes, et notre vie. Elle n’implique chez ceux qui s’y soumettent aucun effort particulier d’intelligence ou de caractère. Elle est instinctive et féroce. La loi écrite la suit de près et s’accorde assez bien avec elle. Aussi voit-on que les hommes d’un grand cœur ou d’un beau génie furent presque tous accusés d’impiété et, comme Socrate, fils de Phénarète, et Benoît Malon, frappés par la justice de leur pays. Et l’on peut dire qu’un homme qui n’a pas été condamné tout au moins à la prison honore médiocrement sa patrie.

— Il y a des exceptions, dit Pradel.

— Il y en a peu, répondit le docteur Trublet.

Mais Nanteuil suivait son idée :

— Mon petit Socrate, vous pouvez bien attester qu’il était fou. C’est la vérité. Il n’avait pas sa raison. Je le sais bien, moi.

— Sans doute, il était fou, ma chère enfant. Mais c’est une question de savoir s’il l’était plus que les autres hommes. L’histoire tout entière de l’humanité, remplie de supplices, d’extases et de massacres, est une histoire de déments et de furieux.

— Docteur, demanda Constantin Marc, est-ce que par hasard vous n’admireriez pas la guerre ? C’est pourtant une chose splendide, quand on y pense. Les animaux se dévorent simplement entre eux. Les hommes ont imaginé de se massacrer en beauté. Ils ont appris à s’entre-tuer avec des cuirasses étincelantes, sous des casques surmontés de panaches et desquels tombent des crinières peintes en rouge. Par l’usage de l’artillerie et l’art des fortifications, ils ont introduit la chimie et les mathématiques dans la destruction nécessaire. C’est une invention sublime. Et, puisque l’extermination des êtres nous apparaît comme le but unique de la vie, la sagesse de l’homme est d’avoir fait de cette extermination une jouissance et une splendeur… Car enfin vous ne pouvez nier, docteur, que le meurtre est une loi de la nature, et que, par conséquent, il est divin.

A quoi le docteur Socrate répondit :

— Nous ne sommes que de malheureux animaux et pourtant nous sommes à nous-mêmes notre providence et nos dieux. Les animaux inférieurs, dont les règnes immémoriaux ont précédé le nôtre sur cette planète, l’ont transformée par leur génie et leur courage. Les insectes ont tracé des chemins, fouillé la terre, creusé les troncs d’arbres et les rochers, bâti des maisons, fondé des cités, changé le sol, l’air et les eaux. Le travail des plus humbles, des madrépores, a créé des îles et des continents. Tout changement matériel produit un changement moral, puisque les mœurs dépendent du milieu. La transformation que l’homme à son tour fait subir à la terre est certes plus profonde et plus harmonieuse que les transformations opérées par les autres animaux. Pourquoi l’humanité ne parviendrait-elle pas à changer la nature jusqu’à la rendre pacifique ? Pourquoi l’humanité, tout infime qu’elle est et sera, ne réussirait-elle pas un jour à supprimer ou, du moins, à régler la concurrence vitale ? Pourquoi n’abolirait-elle pas enfin la loi du meurtre ? On peut beaucoup attendre de la chimie. Pourtant je ne vous réponds de rien. Il est possible que notre race persiste dans la mélancolie, le délire, la manie, la démence et la stupeur jusqu’à sa fin lamentable dans la glace et les ténèbres. Ce monde est peut-être irrémédiablement mauvais. En tout cas, je m’y serai bien amusé. On y jouit d’un spectacle divertissant et je commence à croire que Chevalier était plus fou que les autres hommes d’avoir volontairement quitté sa place.

Nanteuil prit une plume sur le bureau et la tendit, trempée d’encre, au docteur.

Il commença d’écrire :

« Ayant été plusieurs fois appelé à donner mes soins à…

Il s’interrompit et demanda le prénom de Chevalier :

— Aimé, répondit Nanteuil.

»… À Aimé Chevalier, j’ai pu constater dans son économie certains troubles de la sensibilité, de la vue et de la motilité, indices ordinaires…

Il alla prendre un livre sur un rayon de sa bibliothèque.

— Ce serait un grand hasard si je ne découvrais pas de quoi confirmer mon diagnostic dans ces leçons du professeur Ball sur les maladies mentales.

Il feuilleta le livre.

— Et tenez, mon cher Romilly, voici ce que je trouve pour commencer ; à la dix-huitième leçon, page 389 : « On rencontre beaucoup de fous parmi les acteurs. » Cette observation du professeur Ball me rappelle que l’illustre Cabanis demanda un jour au docteur Esprit Blanche si le théâtre n’était pas une cause de folie.

— Vraiment ? demanda Romilly, inquiet.

— N’en doutez point, répondit Trublet. Mais écoutez ce que dit à cette même page le professeur Ball : « Il est incontestable que les médecins sont extrêmement prédisposés à l’aliénation mentale. » Et rien n’est plus vrai. Parmi les médecins, les prédestinés entre tous sont les aliénistes. Il est souvent difficile de décider lequel est le plus fou, du fou ou de son médecin. On dit aussi que les hommes de génie sont enclins à la folie. C’est certain. Toutefois il ne suffit pas d’être un imbécile pour être raisonnable.

Il feuilleta un moment encore les Leçons du professeur Ball, puis il se remit à écrire :

»… Indices ordinaires de l’excitation maniaque, et, si l’on considère que le sujet était d’un tempérament névropathique, on aura lieu de croire que sa constitution le conduisit à la folie, qui, selon les professeurs les plus autorisés, n’est que l’exagération du caractère habituel de l’individu, et il n’est pas possible de lui accorder une entière responsabilité morale. »

Il signa et tendit le papier à Pradel :

— Voilà qui est innocent et trop vide de sens pour contenir le moindre mensonge.

Pradel se leva :

— Croyez bien, cher docteur, que nous ne vous aurions pas demandé de mentir.

— Pourquoi ? Je suis médecin. Je tiens boutique de mensonges. Je soulage, je console. Peut-on consoler et soulager sans mentir ?

Puis, regardant Nanteuil avec sympathie :

— Les femmes et les médecins savent seuls combien le mensonge est nécessaire et bienfaisant aux hommes.

Et, comme Pradel, Constantin Marc et Romilly prenaient congé :

— Passez donc par la salle à manger. J’ai reçu un petit fût de vieil armagnac. Vous allez m’en dire des nouvelles.

Nanteuil était restée dans le cabinet du docteur.

— Mon petit Socrate, j’ai passé une nuit affreuse. Je l’ai vu…

— Pendant votre sommeil ?

— Non, tout éveillée.

— Vous êtes sûre que vous ne dormiez pas ?

— J’en suis sûre.

Il pensa lui demander si la vision avait parlé. Mais il retint la question sur ses lèvres, de peur de suggérer à un sujet si sensible des hallucinations de l’ouïe, qu’en raison de leur caractère impérieux, il redoutait bien plus que les hallucinations de la vue. Il savait la docilité des malades à obéir aux ordres que des voix leur donnent. Renonçant à interroger Félicie, il s’avisa, à tout hasard, de lever les scrupules de conscience qui pouvaient la troubler. Toutefois, ayant observé que, d’ordinaire, le sentiment de la responsabilité morale est faible chez les femmes, il n’y fit pas grand effort et se contenta de dire légèrement :

— Ma chère enfant, il ne faut pas vous croire responsable de la mort de ce malheureux. Le suicide passionnel est l’aboutissant fatal d’un état pathologique. Tout individu qui se suicide devait se suicider. Vous n’êtes que la cause occasionnelle d’un accident déplorable assurément, mais dont il ne faut pas exagérer l’importance.

Il jugea que c’en était assez sur ce point et s’appliqua tout de suite à dissiper les terreurs dont elle était environnée. Il s’efforça de la persuader par des raisonnements simples qu’elle voyait des images sans réalité, purs reflets de sa propre pensée. Pour illustrer sa démonstration, il lui conta une histoire rassurante :

— Un médecin anglais, lui dit-il, soignait une dame, comme vous très intelligente, qui, comme vous, voyait des chats sous les meubles et était visitée par des fantômes. Il la persuada que ces apparences ne répondaient à rien. Elle le crut et ne se troubla point. Un jour qu’après une longue retraite elle reparaissait dans le monde, entrant dans un salon, elle vit la maîtresse de la maison qui lui montrait un fauteuil et l’invitait à s’asseoir. Elle vit aussi, dans ce fauteuil, un vieux gentleman narquois. Elle se dit que de ces deux personnes, l’une était nécessairement imaginaire et, décidant que le gentleman n’existait pas, elle s’assit dans le fauteuil. En touchant le fond, elle respira. A compter de ce jour, elle ne vit plus aucun fantôme d’homme ni de bête. Avec le vieux gentleman narquois, elle les avait étouffés tous sous son séant.

Félicie secoua la tête :

— Ça n’a pas de rapport.

Elle voulait dire que son fantôme à elle n’était point un vieux monsieur falot, sur lequel on s’assied, que c’était un mort jaloux, qui ne la visitait pas sans dessein. Mais elle craignait de parler de ces choses, et, laissant tomber ses bras sur ses genoux, elle se tut.

La voyant ainsi accablée et morne, il lui représenta que ces troubles de la vision n’étaient ni rares ni bien graves, et qu’ils se dissipaient promptement sans laisser de traces.

— Moi aussi, ajouta-t-il, j’ai eu une vision.

— Vous ?

— Oui, j’ai eu une vision, il y a une vingtaine d’années, en Égypte.

Il s’aperçut qu’elle le regardait avec curiosité et il commença le récit de son hallucination, après avoir allumé toutes les lampes électriques, pour dissiper les fantômes de l’ombre.

— Du temps que j’étais médecin au Caire, chaque année, au mois de février, je remontais le Nil jusqu’à Louksor, et de là, j’allais, avec des amis, visiter dans le désert les tombeaux et les temples. Ces promenades à travers les sables se font à dos d’âne. La dernière fois que je me rendis à Louksor, je louai un jeune ânier, dont l’âne blanc, Rhamsès, était plus vigoureux que les autres. Cet ânier, qui se nommait Sélim, était aussi plus robuste, plus svelte et plus beau que les autres âniers. Il avait quinze ans. Ses yeux doux et farouches brillaient sous un voile magnifique de longs cils noirs ; son visage brun était d’un ovale ferme et pur. Il marchait pieds nus dans le désert, d’un pas qui faisait songer à ces danses de guerriers dont parle la Bible. Tous ses mouvements avaient de la grâce ; sa gaieté de jeune animal était charmante. En piquant de la pointe de son bâton l’échine de Rhamsès, il causait avec moi dans un langage court, mêlé d’anglais, de français et d’arabe ; il parlait volontiers des voyageurs qu’il avait conduits et qu’il croyait être tous des princes ou des princesses ; mais si je le questionnais sur ses parents et ses compagnons, il se taisait, d’un air d’indifférence et d’ennui. Quand il mendiait la promesse d’un bon baschich, le nasillement de sa voix prenait des inflexions caressantes. Il méditait des ruses subtiles et dépensait des trésors de prières pour se faire donner une cigarette. S’apercevant qu’il m’était agréable que les âniers traitassent leurs animaux avec douceur, il baisait devant moi Rhamsès sur les naseaux, et, durant les haltes, valsait avec lui. Il se montrait parfois ingénieux à obtenir ce qu’il désirait. Mais il était trop imprévoyant pour jamais témoigner la moindre reconnaissance de ce qu’il avait obtenu. Avide de piastres, il convoitait plus ardemment encore les menus objets qui brillent et qu’on peut cacher, les épingles d’or, les bagues, les boutons de manchettes, les briquets en nickel ; quand il voyait une chaîne d’or, son visage s’éclairait d’une lueur de volupté.

» L’été qui suivit fut le temps le plus dur de ma vie. Une épidémie de choléra avait éclaté dans la Basse-Égypte. Je courais la ville du matin au soir dans un air embrasé. Les étés du Caire sont accablants pour les Européens. Nous traversions les semaines les plus chaudes que j’eusse encore connues. J’appris un jour que Sélim, amené devant le tribunal indigène du Caire, venait d’être condamné à mort. Il avait assassiné une enfant de fellahs, une petite fille de neuf ans, pour lui voler ses anneaux d’oreilles, et il l’avait jetée dans une citerne. Les anneaux, tachés de sang, avaient été retrouvés sous une grosse pierre, dans la vallée des Rois. C’était de ces bijoux sauvages que les nubiens nomades façonnent au marteau avec des shellings ou des pièces de quarante sous. On me dit que Sélim serait certainement pendu, parce que la mère de la fillette refusait le prix du sang. Le khédive en effet n’a pas le droit de grâce, et le meurtrier, selon la loi musulmane, ne peut racheter sa vie que si les parents de la victime acceptent de lui une somme d’argent en compensation. J’étais trop occupé pour penser à cette affaire. Je m’expliquai facilement que Sélim, rusé, mais irréfléchi, caressant, insensible, eût joué avec la fillette, lui eût arraché ses anneaux, l’eût tuée et cachée. Bientôt je n’y songeai plus. Du vieux Caire l’épidémie s’étendait sur les quartiers européens. Je visitais trente et quarante malades par jour et je faisais à chacun d’abondantes injections veineuses. Je souffrais de désordres au foie, j’étais ravagé d’anémie, je tombais de fatigue. Pour ménager mes forces, il me fallait prendre un peu de repos à midi. Je m’étendais, après le déjeuner, dans la cour intérieure de ma maison et, là, je me baignais pour une heure dans cette ombre africaine épaisse et fraîche comme de l’eau. Un jour que j’étais couché de la sorte dans ma cour sur mon divan, au moment où j’allumais une cigarette, je vis venir Sélim. Il souleva de son beau bras de bronze la tenture de la porte et s’approcha de moi, dans sa robe bleue. Il ne parlait pas, mais il souriait de son sourire innocent et sauvage et ses lèvres d’un rouge sombre découvraient des dents éclatantes. Ses yeux, sous l’ombre azurée des cils, brillaient de désir en regardant ma montre posée sur la table.

» Je pensai qu’il s’était échappé. Et j’en étais surpris, non que les captifs soient étroitement surveillés dans ces prisons orientales où les hommes, les femmes, les chevaux et les chiens sont mêlés dans des cours mal closes, sous la garde d’un soldat armé d’un bâton. Mais les musulmans ne sont jamais tentés de fuir leur sort. Sélim s’agenouilla avec une grâce suppliante, et approcha ses lèvres de ma main, pour la baiser selon la coutume antique. Je ne dormais pas et j’en eus la preuve. J’eus aussi la preuve que l’apparition avait été courte. Quand Sélim disparut, je remarquai que ma cigarette qui brûlait, n’avait pas encore de cendre.

— Est-ce qu’il était mort quand vous l’avez vu ? demanda Nanteuil.

— Non pas, répondit le docteur. J’appris quelques jours après que Sélim, dans sa prison, tressait de petites corbeilles, ou qu’il jouait pendant de longues heures, avec un chapelet de boules de verre, et qu’aux visiteurs européens, surpris de la douceur caressante de ses yeux, il demandait une piastre en souriant : la justice musulmane est lente. Il fut pendu six mois plus tard. Personne, ni lui-même, n’y fit grande attention. J’étais alors en Europe.

— Et depuis il n’est pas revenu ?

— Jamais.

Nanteuil le regarda, déçue.

— J’avais cru qu’il était venu quand il était mort. Mais du moment qu’il était en prison, bien sûr que vous ne pouviez pas le voir chez vous, et que c’était une idée.

Le docteur, comprenant la pensée de Félicie, se hâta d’y répondre :

— Ma petite Nanteuil, croyez-moi. Les fantômes des morts n’ont pas plus de réalité que les fantômes des vivants.

Sans prendre garde à ce qu’il disait, elle lui demanda si vraiment c’était parce qu’il souffrait du foie qu’il avait eu une vision. Il répondit qu’il pensait que le mauvais état des organes digestifs, une fatigue diffuse, une tendance à la congestion, l’avaient prédisposé.

— Il y eut, je crois, ajouta-t-il, une cause plus immédiate. Étendu sur mon divan, j’avais la tête très basse. Je la soulevai pour allumer une cigarette et la laissai retomber aussitôt. Cette attitude favorise singulièrement les hallucinations. Il suffit parfois de se coucher la tête renversée, pour voir, pour entendre, des formes, des sons imaginaires. C’est pourquoi je vous conseille, mon enfant, de dormir avec un traversin et un gros oreiller.

Elle se mit à rire.

— Comme maman, alors !… Majestueusement !

Puis, sautant sur une autre idée :

— Dites donc, Socrate, ce sale individu, pourquoi l’avez-vous vu plutôt qu’un autre ? Vous lui aviez loué un âne, vous n’y pensiez plus. Et il est venu. C’est tout de même drôle.

— Vous me demandez pourquoi celui-là plutôt qu’un autre. Je serais bien embarrassé de vous le dire. Souvent nos visions, liées avec nos pensées intimes, nous en présentent l’image ; parfois, elles ne s’y rattachent en rien et nous montrent une figure inattendue.

Il l’exhorta de nouveau à ne pas se laisser effrayer par des fantômes.

— Les morts ne reviennent pas. Quand l’un d’eux vous apparaît, soyez assurée que vous voyez une imagination de votre cerveau.

Elle demanda :

— Pouvez-vous me garantir qu’il n’y a rien après la mort ?

— Mon enfant, il n’y a rien après la mort qui puisse vous effrayer.

Elle se leva, prit son petit sac et son manuscrit, tendit la main au docteur :

— Vous ne croyez à rien, vous, mon vieux Socrate.

Il la retint un moment dans l’antichambre lui recommanda de se ménager, de mener une vie calme et rafraîchissante, de prendre du repos.

— Si vous croyez que c’est facile dans notre métier !… Demain, j’ai une répétition au foyer, une répétition sur la scène, une robe à essayer ; ce soir, je joue. Et voilà plus d’un an que je mène cette vie-là.