Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil/09

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CHAPITRE IX


Des grosses racines et gros mil dont les sauvages font farines qu’ils mangent au lieu de pain : et de leur breuvage qu’ils nomment Caou-in.


Puisque nous avons entendu, au precedent chapitre, comme nos sauvages sont parez et equippez par le dehors, il me semble, en deduisant les choses par ordre, qu’il ne conviendra pas mal de traitter maintenant tout d’un fil des vivres qui leur sont communs et ordinaires. Sur quoy faut noter en premier lieu, qu’encores qu’ils n’ayent, et par consequent ne sement ni ne plantent bleds ni vignes en leur pays, que neantmoins, ainsi que je l’ay veu et experimenté, on ne laisse pas pour cela de s’y bien traiter et d’y faire bonne chere sans pain ni vin.

Ayans doncques nos Ameriquains en leur pays, deux especes de racines qu’ils nomment Aypi et Maniot, lesquelles en trois ou quatre mois, croissent dans terre aussi grosses que la cuisse d’un homme, et longues de pied et demi, plus ou moins : quand elles sont arrachées, les femmes (car les hommes ne s’y occupent point) apres les avoir faits secher au feu sur le Boucan, tel que je le descriray ailleurs, ou bien quelques fois les prenans toutes vertes, à force de les raper sur certaines petites pierres pointues, fichées et arrangées sur une piece de bois plate (tout ainsi que nous raclons et ratissons les fromages et noix muscades), elles les reduisent en farine laquelle est aussi blanche que neige. Et lors ceste farine ainsi crue, comme aussi le suc blanc qui en sort, dont je parleray tantost : a la vraye senteur de l’amidon, fait de pur froment long temps trempé en l’eau quand il est encore frais et liquide, tellement que depuis mon retour par-deça m’estant trouvé en un lieu où on en faisoit, ce flair me fit ressouvenir de l’odeur qu’on sent ordinairement és maisons des sauvages, quand on y fait de la farine de racine.

Apres cela et pour l’apprester ces femmes Bresiliennes ayans de grandes et fort larges poesles de terre, contenans chacune plus d’un boisseau, qu’elles font elles mesmes assez proprement pour cest usage, les mettans sur le feu, et quantité de ceste farine dedans : pendant que elle cuict elles ne cessent de la remuer avec des courges miparties, desquelles elles se servent ainsi que nous faisons d’escuelles. Ceste farine cuisant de ceste façon, se forme comme petite grelace ou dragée d’apoticaire.

Or elles en font de deux sortes : assavoir de fort cuicte et dure, que les sauvages appellent ouy-entan, de laquelle parce qu’elle se garde mieux, ils portent quand ils vont en guerre : et d’autre moins cuicte et plus tendre qu’ils nomment ouy-pon, laquelle est d’autant meilleure que la premiere, que quand elle est fraische vous diriez en la mettant en la bouche et en la mangeant, que c’est du molet de pain blanc tout chaut : l’une et l’autre en cuisant changent aussi ce premier goust que j’ay dit, en un plus plaisant et souef.

Au surplus, combien que ces farines, nommément quand elles sont fraisches, soyent de fort bon goust, de bonne nourriture et de facile digestion : tant y a neantmoins que comme je l’ay experimenté, elles ne sont nullement propres à faire pain. Vray est qu’on en fait bien de la paste, laquelle s’enflant comme celle de bled avec le levain, est aussi belle et blanche que si c’estoit fleur de froment : mais en cuisant, la crouste et tout le dessus se seichant et bruslant, quand ce vient à couper ou rompre le pain, vous trouvez que le dedans est tout sec et retourné en farine. Partant je croy que celuy qui rapporta premierement que les Indiens qui habitent à vingt deux ou vingt trois degrez par-dela l’Equinoctial, qui sont pour certain nos Toüoupinambaoults, vivoyent de pain fait de bois gratté : entendant parler des racines dont est question, faute d’avoir bien observé ce que j’ay dit, s’estoit equivoqué.

Neantmoins l’une et l’autre farine est bonne à faire de la boulie, laquelle les sauvages appellent Mingant, et principalement quand on la destrempe avec quelque bouillon gras : car devenant lors grumeleuse comme du ris, ainsi apprestée elle est de fort bonne saveur.

Mais quoy que c’en soit, nos Toüoupinambaoults, tant hommes, femmes qu’enfans, estans dés leur jeunesse accoustumez de la manger toute seiche au lieu de pain, sont tellement duits et façonnez à cela, que la prenant avec les quatre doigts dans la vaisselle de terre, ou autre vaisseau où ils la tiennent, encores qu’ils la jettent d’assez loin, ils rencontrent neantmoins si droit dans leurs bouches qu’ils n’en espanchent pas un seul brin. Que si entre nous François, les voulans imiter la pensions manger de ceste façon, n’estans pas comme eux stilez à cela, au lieu de la jetter dans la bouche nous l’espanchions sur les joues et nous enfarinions tout le visage : partant, sinon que ceux principalement qui portoyent barbe eussent voulu estre accoustrez en joueurs de farces, nous estions contraints de la prendre avec des cuilliers.

Davantage il adviendra quelque fois qu’apres que ces racines d’Aypi et de Maniot (à la façon que je vous ay dit) seront rapées toutes vertes, les femmes faisant de grosses pelotes de la farine fraische et humide qui en sort, les pressurant et pressant bien fort entre leurs mains, elles en feront sortir du jus presques aussi blanc et clair que laict : lequel elles retenans dans des plats et vaisselle de terre, apres qu’elles l’ont mis au soleil, la chaleur duquel le fait prendre et figer comme caillée de formage, quand on le veut manger, le renversant dans d’autres poesles de terre, et en icelles le faisant cuire sur le feu comme nous faisons les aumelettes d’oeufs, il est fort bon ainsi appresté.

Au surplus la racine d’Aypi non seulement est bonne en farine, mais aussi quand toute entiere on la fait cuire aux cendres ou devant le feu, s’attendrissant, fendant et rendant lors farineuse comme une chastagne rostie à la braise (de laquelle aussi elle a presques le goust) on la peut manger de ceste façon. Cependant il n’en prend pas de mesme de la racine de Maniot, car n’estant bonne qu’en farine bien cuicte, ce seroit poison de la manger autrement.

Au reste les plantes ou tiges de toutes les deux, differentes bien peu l’une de l’autre quant à la forme, croissent de la hauteur des petits genevriers : et ont les fueilles assez semblables à l’herbe de Peonia, ou Pivoine en François. Mais ce qui est admirable et digne de grande consideration, en ces racines d’Aypi et de Maniot de nostre terre du Bresil, gist en la multiplication d’icelles. Car comme ainsi soit que les branches soyent presque aussi tendres et aisées à rompre que chenevotes, si est-ce neantmoins qu’autant qu’on en peut rompre et ficher le plus avant qu’on peut dans terre, sans autrement les cultiver, autant a-on de grosses racines au bout de deux ou trois mois.

Outre plus, les femmes de ce pays-là fichant aussi en terre un baston pointu, plantent encor en ceste sorte de ces deux especes de gros mil, assavoir blanc et rouge, que vulgairement on appelle en France bled sarrazin (les sauvages le nomment avati), duquel semblablement elles font de la farine, laquelle se cuict et mange à la maniere que j’ay dit ci dessus que fait celle de racines. Et croy (contre toutesfois ce que j’avois dit en la premiere edition de ceste histoire, où je distingois deux choses, lesquelles neantmoins quand j’y ay bien pensé ne sont qu’une) que cest avati de nos Ameriquains est ce que l’historien Indois appelle maiz, lequel selon qu’il recite sert aussi de bled aux Indiens du Peru : car voici la description qu’il en fait.

La canne de maiz, dit-il, croist de la hauteur d’un homme et plus : est assez grosse, et jette ses fueilles comme celles des cannes de marets, l’espic est comme une pomme de pin sauvage, le grain gros et n’est ni rond ni quarré, ni si long que nostre grain : il se meurit en trois ou quatre mois, voire aux pays arrousez de ruisseaux en un mois et demi. Pour un grain il en rend 100. 200. 300. 400. 500. et s’en est trouvé qui a multiplié jusques à 600 : qui demonstre aussi la fertilité de ceste terre possedée maintenant des Espagnols. Comme aussi un autre a escrit qu’en quelques endroits de l’Inde Orientale le terroir est si bon, qu’au rapport de ceux qui l’ont veu, le froment, l’orge et le millet y passent quinze coudées de hauteur. Ce que dessus est en somme tout ce de quoy j’ay veu user ordinairement, pour toutes sortes de pains au pays des sauvages en la terre du Bresil dite Amerique.

Cependant les Espagnols et Portugais, à present habituez en plusieurs endroits de ces Indes Occidentales, ayans maintenant force bleds et force vins que ceste terre du Bresil leur produit, ont fait preuve que ce n’est pas pour le defaut du terroir que les sauvages n’en ont point. Comme aussi nous autres François, à nostre voyage y ayant porté des bleds en grain, et des seps de vignes, j’ay veu par l’experience, si les champs estoyent cultivez et labourez comme ils sont par-deça, que l’un et l’autre y viendroit bien. Et de faict, la vigne que nous plantasmes ayant tresbien reprins, et jetté de fort beau bois et de belles fueilles, faisoit grande demonstration de la bonté et fertilité du pays. Vray est que pour l’esgard du fruict, durant environ un an que nous fusmes là, elle ne produisit que des aigrets, lesquels encore au lieu de meurir s’endurcirent et demeurerent secs : mais comme j’ay sceu de n’agueres de certains bons vignerons, cela estant ordinaire que les nouveaux plants, és premieres et secondes années ne rapportent sinon des lambrusces et verins, dont on ne fait pas grand cas : j’ay opinion que si les François et autres qui demeurerent en ce pays-là apres nous, continuerent à façonner ceste vigne, qu’és ans suyvans ils en eurent de beaux et bons raisins.

Quant au froment et au seigle que nous y semasmes, voici le defaut qui y fut : c’est que combien qu’ils vinssent beaux en herbes, et mesme parvinssent jusques à l’espi, neantmoins le grain ne s’y forma point. Mais d’autant que l’orge y grena et vint à juste maturité, voire multiplia grandement, il est vray-semblable que ceste terre estant trop grasse pressoit et avançoit tellement le froment et le seigle (lesquels comme nous voyons par-deça avant que produire leurs fruicts, veulent demeurer plus long temps en terre que l’orge) qu’estans trop tost montez (comme ils furent incontinent), ils n’eurent pas le temps pour fleurir et former leurs grains. Partant au lieu que pour rendre les champs plus fertilles et meilleurs, en nostre France on les fume et engraisse : au contraire, j’ay opinion, pour faire que ceste terre neuve rapportast mieux le froment et semblables semences, qu’en la labourant souvent il la faudroit lasser et desgraisser par quelques années.

Et certes comme le pays de nos Toüoupinambaoults est capable de nourrir dix fois plus de peuple qu’il n’y en a, tellement que moy y estant me pouvois vanter d’avoir à mon commandement plus de mille arpens de terre, meilleurs qu’il n’y en ait en toute la Beausse : qui doute si les François y fussent demeurez (ce qu’ils eussent fait, et y en auroit maintenant plus de dix mille si Villegagnon ne se fust revolté de la Religion reformée), qu’ils n’en eussent receu et tiré le mesme proffit que font maintenant les Portugais qui y sont si bien accommodez ? Cela soit dit en passant, pour satisfaire à ceux qui voudroyent demander si le bled et le vin estans semez, cultivez et plantez en la terre du Bresil, n’y pourroyent pas bien venir.

Or en reprenant mon propos, à fin que je distingue mieux les matieres que j’ay entrepris de traiter, avant encores que je parle des chairs, poissons, fruicts et autres viandes du tout dissemblables de celles de nostre Europe, dequoy nos sauvages se nourrissent, il faut que je dise quel est leur bruvage, et la façon comme il se fait.

Sur quoy faut aussi noter en premier lieu, que comme vous avez entendu ci-dessus, que les hommes d’entre eux ne se meslent nullement de faire la farine, ains en laissent toute la charge à leurs femmes, qu’aussi font-ils le semblable, voire sont encor beaucoup plus scrupuleux, pour ne s’entremettre de faire leur bruvage. Partant outre que ces racines d’Aypi et de Maniot, accommodées de la façon que j’ay tantost dit, leur servent de principale nourriture : Voici encor comme elles en usent pour faire leur bruvage ordinaire.

Apres donc qu’elles les ont decoupées aussi menues qu’on fait par-deça les raves à mettre au pot, les faisans ainsi bouillir par morceaux, avec de l’eau dans de grands vaisseaux de terre, quand elles les voyent tendres et amollies, les ostans de dessus le feu, elles les laissent un peu refroidir. Cela fait, plusieurs d’entre elles estans accroupies à l’entour de ces grands vaisseaux, prenans dans iceux ces rouelles de racines ainsi mollifiées, apres que sans les avaller elles les auront bien machées et tortillées parmi leurs bouches : reprenans chacun morceau l’un apres l’autre, avec la main, elles les remettent dans d’autres vaisseaux de terre qui sont tous prests sur le feu, esquels elles les font bouillir derechef. Ainsi remuant tousjours ce tripotage avec un baston jusques à ce qu’elles cognoissent qu’il soit assez cuict, l’ostans pour la seconde fois de dessus le feu, sans le couler ni passer, ains le tout ensemble le versant dans d’autres plus grandes cannes de terre, contenantes chacune environ une fueillette de vin de Bourgongne : apres qu’il a un peu escumé et cuvé, couvrans ces vaisseaux elles y laissent ce bruvage, jusques à ce qu’on le vueille boire, en la maniere que je diray tantost. Et à fin de mieux exprimer le tout, ces derniers grans vases dont je vien de faire mention, sont faits presque de la façon des grans cuviers de terre, esquels, comme j’ay veu, on fait la lescive en quelques endroits de Bourbonnois et d’Auvergne : excepté toutesfois qu’ils sont plus estroits par la bouche et par le haut.

Or nos Ameriquaines, faisans semblablement bouillir, et maschans aussi puis apres dans leur bouche de ce gros mil, nommé Avati en leur langage, en font encor du bruvage de la mesme sorte que vous avez entendu qu’elles font celuy des racines sus mentionnées. Je repete nommément que ce sont les femmes qui font ce mestier : car combien que je n’aye point veu faire de distinction des filles d’avec celles qui sont mariées (comme quelqu’un a escrit), tant y a neantmoins qu’outre que les hommes ont ceste ferme opinion, que s’ils maschoyent tant les racines que le mil pour faire ce bruvage, qu’il ne seroit pas bon : encor reputeroyent-ils aussi indecent à leur sexe de s’en mesler, qu’à bon droit, ce me semble, on trouve estrange de voir ces grans debraillez paysans de Bresse et d’autres lieux par deçà, prendre des quenoilles pour filer. Les sauvages appellent ce bruvage caouin, lequel estant trouble et espais comme lie, a presque goust de laict aigre : et en ont de rouge et de blanc comme nous avons du vin.

Au surplus tout ainsi que ces racines et ce gros mil, dont j’ay parlé, croissent en tout temps en leur pays, aussi, quand il leur plaist, font-ils en toutes saisons faire de ce bruvage : voire quelque fois en telle quantité que j’en ay veu pour un coup plus de trente de ces grans vaisseaux (lesquels je vous ay dit tenir chacun plus de soixante pintes de Paris) pleins et arrengez en long au milieu de leurs maisons, où ils sont tousjours couverts jusques à ce qu’il faille caou-iner.

Mais avant que d’en venir là, je prie (sans toutesfois que j’approuve le vice) que, par maniere de preface, il me soit permis de dire : Arriere Alemans, Flamans, Lansquenets, Suisses, et tous qui faites carhous et profession de boire par-deçà : car comme vous mesmes, apres avoir entendu comment nos Ameriquains s’en acquittent, confesserez que vous n’y entendez rien au pris d’eux, aussi faut-il que vous leur cediez en cest endroit.

Quand doncques ils se mettent apres, et principalement quant avec les ceremonies que nous verrons ailleurs, ils tuent solennellement un prisonnier de guerre pour le manger : leur coustume (du tout contraire à la nostre en matiere de vin, lequel nous aymons frais et clair) estant de boire ce caou-in un peu chaut, la premiere chose que les femmes font est un petit feu à l’entour des cannes de terre, où il est pour le tieder. Cela fait, commençant à l’un des bouts à descouvrir le premier vaisseau, et à remuer et troubler ce bruvage, puisans puis apres dedans avec de grandes courges parties en deux, dont les unes tiennent environ trois chopines de Paris, ainsi que les hommes en dansant passent les uns apres les autres aupres d’elles, leur presentans et baillans à chacun en la main une de ces grandes gobelles toutes pleines, et elles mesmes en servant de sommeliers, n’oubliant pas de chopiner d’autant : tant les uns que les autres ne faillent point de boire et trousser cela tout d’une traite. Mais scavez vous combien de fois ? ce sera jusques à tant que les vaisseaux, et y en eust-il une centeine, seront tous vuydes, et qu’il n’y restera plus une seule goutte de caou-in dedans. Et de fait je les ay veu, non seulement trois jours et trois nuicts sans cesser de boire : mais aussi apres qu’ils estoyent si saouls et si yvres qu’ils n’en pouvoyent plus (d’autant que quitter le jeu eust esté pour estre reputé effeminé, et plus que schelm entre les Alemans) quand ils avoyent rendus leur gorge, c’estoit à recommencer plus belle que devant.

Et, ce qui est encor plus estrange et à remarquer entre nos Toüoupinambaoults est, que comme ils ne mangent nullement durant leurs beuveries, aussi quand ils mangent ils ne boyvent point parmi leur repas : tellement que nous voyans entremesler l’un parmi l’autre, ils trouvoyent nostre façon fort estrange. Que si on dit là dessus, Ils font doncques comme les chevaux ? la response à cela d’un quidam joyeux de nostre compagnie estoit, que pour le moins, outre qu’il ne les faut point brider ny mener à la riviere pour boire, encor sont-ils hors des dangers de rompre leurs croupieres.

Cependant il faut noter qu’encores qu’ils n’observent pas les heures pour disner, souper, ou collationner, comme on fait en ces pays par deçà, mesmes qu’ils ne facent point de difficulté, s’ils ont faim, de manger aussi tost à minuict qu’à midi : neantmoins ne mangeans jamais qu’ils n’ayent appetit, on peut dire qu’ils sont aussi sobres en leur manger, qu’excessifs en leur boire. Comme aussi quelques uns ont ceste honneste coustume, de se laver les mains et la bouche avant et apres le repas : ce que toutesfois je croy qu’ils font pour l’esgard de la bouche, parce qu’autrement ils l’auroyent tousjours pasteuse de ces farines faites de racines et de mil, desquelles j’ay dit qu’elles usent ordinairement au lieu de pain. Davantage parce que quand ils mangent ils font un merveilleux silence, tellement que s’ils ont quelque chose à dire, ils le reservent jusques à ce qu’ils ayent achevé, quand, suyvant la coustume des François, ils nous oyoyent jaser et caqueter en prenant nos repas, ils s’en savoyent bien moquer.

Ainsi, pour continuer mon propos, tant que ce caouinage dure, nos friponniers et galebontemps d’Ameriquains, pour s’eschauffer tant plus la cervelle, chantans, siflans, s’accourageans et exhortans l’un l’autre de se porter vaillamment, et de prendre force prisonniers quand ils iront en guerre, estans arrengez comme grues, ne cessent en ceste sorte de danser et aller et venir parmi la maison où ils sont assemblez, jusques à ce que ce soit fait : c’est à dire, ainsi que j’ay ja touché, qu’ils ne sortiront jamais de là, tant qu’ils sentiront qu’il y aura quelque chose és vaisseaux. Et certainement pour mieux verifier ce que j’ay dit, qu’ils sont les premiers et superlatifs en matiere d’yvrongnerie, je croy qu’il y en a tel, qui à sa part, en une seule assemblée avale plus de vingt pots de caou-in. Mais sur tout, quant à la maniere que je les ay depeints au chapitre precedent, ils sont emplumassez, et qu’en cest equippage ils tuent et mangent un prisonnier de guerre, faisans ainsi les Bacchanales à la façon des anciens Payens, saouls semblablement qu’ils sont comme prestres : c’est lors qu’il les fait bon voir rouiller les yeux en la teste. Il advient bien neantmoins, que quelquesfois voisins avec voisins, estans assis dans leurs licts de cotton pendus en l’air, boiront d’une façon plus modeste : mais leur coustume estant telle, que tous les hommes d’un village ou de plusieurs s’assemblent ordinairement pour boire (ce qu’ils ne font pas pour manger) ces buvettes particulieres se font peu souvent entr’eux.

Semblablement aussi, soit qu’ils boivent peu ou prou, outre ce que j’ay dit, qu’eux n’engendrans jamais melancolie, ont ceste coustume de s’assembler tous les jours pour danser et s’esjouir en leurs villages, encor les jeunes hommes à marier ont cela de particulier, qu’avec chacun un de ces grans pennaches qu’ils nomment Araroye, lié sur leurs reins, et quelques fois le Maraca en la main, et les fruicts secs (desquels j’ay parlé cy dessus) sonnans comme coquilles d’escargots, liez et arrengez à l’entour de leurs jambes, ils ne font presque autre chose toutes les nuicts qu’en tel equippage aller et venir, sautans et dansans de maison en maison : tellement que les voyant et oyant si souvent faire ce mestier, il me resouvenoit de ceux qu’en certains lieux par deçà on appelle valets de la feste, lesquels és temps de leurs vogues et festes qu’ils font des saincts et patrons de chacune parroisse, s’en vont aussi en habits de fols, avec des marottes au poing, et des sonnettes aux jambes, bagnenaudans et dansant la Morisque parmi les maisons et les places.

Mais il faut noter en cest endroit, qu’en toutes les danses de nos sauvages, soit qu’ils se suyvent l’un l’autre, ou, comme je diray, parlant de leur religion, qu’ils soyent disposez en rond, que les femmes ny les filles, n’estant jamais meslées parmi les hommes, si elles veulent danser, cela se fera à part elles.

Au reste, avant que finir ce propos de la façon de boire de nos Ameriquains, sur lequel je suis à present, à fin que chacun sache comme s’ils avoyent du vin à souhait, ils hausseroyent gaillardement le gobelet : je raconteray icy une plaisante histoire, et toutesfois tragique, laquelle un Moussacat, c’est à dire, bon pere de famille qui donne à manger aux passans, me recita un jour en son village.

Nous surprismes une fois, dit-il en son langage, une caravelle de Peros, c’est à dire, Portugais (lesquels comme j’ay touché ailleurs, sont ennemis mortels et irreconciliables de nos Toüoupinambaoults), de laquelle apres que nous eusmes assommez et mangez tous les hommes qui estoyent dedans, ainsi que nous prenions leurs marchandises, trouvans parmi icelle de grans Caramemos de bois (ainsi nomment-ils les tonneaux et autres vaisseaux) pleins de bruvage, les dressans et deffonçans par le bout, nous voulusmes taster quel il estoit. Toutesfois, me disoit ce Vieillard sauvage, je ne scay de quelle sorte de caou-in ils estoyent remplis, et si vous en avez de tel en ton pays : mais bien te diray-je, qu’apres que nous en eusmes beus tout nostre saoul, nous fusmes deux ou trois jours tellement assommez et endormis, qu’il n’estoit pas en nostre puissance de nous pouvoir resveiller. Ainsi estant vray-semblable que c’estoyent tonneaux pleins de quelques bons vins d’Espagne, desquels ces sauvages, sans y penser, avoyent fait la feste de Bacchus, il ne se faut pas esbahir, si apres que cela leur eut à bon escient donné sur la corne, nostre homme disoit, qu’ils s’estoyent aussi soudainement trouvez prins.

Pour nostre esgard, du commencement que nous fusmes en ce pays-là, pensans eviter la morsilleure, laquelle, comme j’ay nagueres touché, ces femmes sauvages font en la composition de leur caou-in, nous pilasmes des racines d’Aypi et de Maniot avec du mil, lesquelles (cuidant faire ce bruvage d’une plus honneste façon) nous fismes bouillir ensemble : mais, pour en dire la verité, l’experience nous monstra, qu’ainsi fait il n’estoit pas bon : partant petit à petit, nous nous accoutumasmes d’en boire de l’autre tel qu’il estoit. Non pas cependant que nous en bussions ordinairement, car ayans les cannes de sucre à commandement, les faisans et laissans quelques jours infuser dans de l’eau, apres qu’à cause des chaleurs ordinaires qui sont là, nous l’avions un peu fait rafrechir : ainsi succrée nous la buvions avec grand contentement. Mesmes d’autant que les fontaines et rivieres, belles et claires d’eau douce, sont à cause de la temperature de ce pays-là si bonnes (voire diray sans comparaison plus saines que celles de par deçà) que quoyqu’on en boive à souhait, elles ne font point de mal : sans y rien mistionner, nous en buvions coustumierement l’eau toute pure. Et à ce propos les sauvages appellent l’eau douce Uh-ete, et la salée Uh-een : qui est une diction laquelle eux prononçans du gosier comme les Hebreux font leurs lettres qu’ils nomment gutturales, nous estoit la plus fascheuse à proferer entre tous les mots de leur langage.

Finalement parce que je ne doute point que quelques uns de ceux qui auront ouy ce que j’ay dit cy dessus, touchant la mascheure et tortilleure, tant des racines que du mil, parmi la bouche des femmes sauvages quand elles composent leur bruvage dit caou-in, n’ayent eu mal au coeur, et en ayent craché : à fin que je leur oste aucunement ce desgoust, je les prie de se resouvenir de la façon qu’on tient quand on fait le vin par deçà. Car s’ils considerent seulement cecy : qu’és lieux mesmes où croissent les bons vins, les vignerons, en temps de vendanges, se mettent dans les tinnes et dans les cuves esquelles à beaux pieds, et quelques fois avec leurs soulliers, ils foulent les raisins, voire comme j’ay veu, les patrouillent encor ainsi sur les pressoirs, ils trouveront qui s’y passe beaucoup de choses, lesquelles n’ont guere meilleure grace que ceste maniere de machiller, accoustumée aux femmes Ameriquaines. Que si on dit là dessus, Voire mais, le vin en cuvant et bouillant jette toute ceste ordure : je respons que nostre caou-in se purge aussi, et partant, quant à ce poinct, qu’il y a mesme raison de l’un à l’autre.

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