Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil/14

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CHAPITRE XIV


De la guerre, combats, hardiesse et armes des sauvages.


Combien que nos Toüoupinambaoults Toupinenquins, suyvant la coustume de tous les autres sauvages qui habitent ceste quatriesme partie du monde, laquelle en latitude, depuis le destroit de Magellan qui demeure par les cinquante degrez tirant au Pole Antarctique, jusques aux terres Neuves, qui sont environ les soixante au deçà du costé de nostre Arctique, contient plus de deux mille lieuës, ayant guerre mortelle contre plusieurs nations de ce pays-là : tant y a que leurs plus prochains et capitaux ennemis sont, tant ceux qu’ils nomment Margajas que les Portugais qu’ils appellent Peros leurs alliez : comme au reciproque lesdits Margajas n’en veulent pas seulement aux Toüoupinambaoults, mais aussi aux François leurs confederez. Non pas, quant à ces Barbares, qu’ils se facent la guerre pour conquerir les pays et terres les uns des autres, car chacun en a plus qu’il ne luy en faut : moins que les vainqueurs pretendent de s’enrichir des despouilles, rançons, et armes des vaincus : ce n’est pas di-je tout cela qui les meine. Car, comme eux mesmes confessent, n’estans poussez d’autre affection que de venger, chacun de son costé, ses parens et amis, lesquels par le passé ont esté prins et mangez, à la façon que je diray au chapitre suyvant, ils sont tellement acharnez les uns à l’encontre des autres, que quiconque tombe en la main de son ennemy, il faut que sans autre composition, il s’attende d’estre traitté de mesme : c’est-à-dire assommé et mangé. Davantage si tost que la guerre est une fois declairée entre quelques-unes de ces nations, tous allegans qu’attendu que l’ennemy qui a receu l’injure s’en ressentira à jamais, c’est trop laschement fait de le laisser eschapper quand on le tient à sa merci : leurs haines sont tellement inveterées qu’ils demeurent perpetuellement irreconciliables. Surquoy on peut dire que Machiavel et ses disciples (desquels la France à son grand mal-heur est maintenant remplie) sont vrais imitateurs des cruautés barbaresques : car puisque, contre la doctrine chrestienne, ces atheistes enseignent et pratiquent aussi, que les nouveaux services ne doivent jamais faire oublier les vieilles injures : c’est à dire, que les hommes tenant du naturel du diable, ne doivent point pardonner les uns aux autres, ne monstrent-ils pas bien que leurs coeurs sont plus felons et malins que ceux des Tygres mesmes.

Or selon que j’ay veu, la maniere que nos Toupinenquins tiennent pour s’assembler à fin d’aller en guerre est telle : c’est combien qu’ils ne ayent entre eux roys ny princes, et par consequent qu’ils soyent presques aussi grands seigneurs les uns que les autres, neantmoins nature leur ayant apprins (ce qui estoit aussi exactement observé entre les Lacedemoniens) que les vieillards qui sont par eux appelez Peorerou-picheh, à cause de l’experience du passé, doivent estre respectez, estans en chacun village assez bien obeis, quand l’occasion se presente : eux se proumenans, ou estans assis dans leurs licts de cotton pendus en l’air, exhortans les autres de telle ou semblable façon.

Et comment diront-ils parlans l’un apres l’autre, sans s’interrompre d’un seul mot, nos predecesseurs, lesquels non seulement ont si vaillamment combatu, mais aussi vaillamment subjugué, tué et mangé tant d’ennemis, nous ont-ils laissé exemple que comme effeminez et lasches de cœur nous demeurions tousjours à la maison ? Faudra-il qu’à nostre grande honte et confusion, au lieu que par le passé nostre nation a esté tellement crainte et redoutée de toutes les autres qu’elles n’ont peu subsister devant elle, nos ennemis ayent maintenant l’honneur de nous venir chercher jusques au foyer ? Nostre couardise donnera-elle occasion aux Margajats et aux Peros-engaipa, c’est à dire, à ces deux nations alliées qui ne valent rien de se ruer les premiers sur nous ? Puis celuy qui tient tel propos, clacant des mains sur ses espaules et sur ses fesses, avec exclamation adjoustera : Erima, Erima, Toüoupinambaoults, Conomi ouassou, Tan, etc. C’est à dire, non, non, gens de ma nation, puissans et tres-forts jeunes hommes, ce n’est pas ainsi qu’il nous faut faire : plustost, nous disposans de les aller trouver, faut-il que nous nous facions tous tuer et manger, ou que nous ayons vengeance des nostres.

Tellement qu’apres que ces harangues des vieillards (lesquelles durent quelques fois plus de six heures) sont finies, chacun des auditeurs, qui en escoutant attentivement n’en aura pas perdu un mot, se sentant accouragé et avoir (comme on dit) le cœur au ventre : en s’advertissans de village en village, ne faudront point de s’assembler en diligence, et de se trouver en grand nombre au lieu qui leur sera assigné. Mais, avant que faire marcher nos Toüoupinambaoults en bataille, il faut savoir quelles sont leurs armes.

Ils ont premierement leurs Tacapes, c’est à dire espées ou massues, faites les unes de bois rouge, et les autres de bois noir, ordinairement longues de cinq à six pieds : et quant à leur façon, elles ont un rond, ou oval au bout d’environ deux palmes de main de largeur, lequel, espais qu’il est de plus d’un pouce par le milieu, est si bien menuisé par les bords, que cela (estant de bois dur et pesant comme buis) tranchant presque comme une coignée, j’ay opinion que deux des plus accorts spadassins de par deçà se trouveroyent bien empeschez d’avoir affaire à un de nos Toüoupinambaoults, estant en furie, s’il en avoit une au poing.

Secondement ils ont leurs arcs, qu’ils nomment Orapats, faits des susdits bois noir et rouge, lesquels sont tellement plus longs et plus forts que ceux que nous avons par deçà, que tant s’en faut qu’un homme d’entre nous le peust enfonçer, moins en tirer, qu’au contraire ce seroit tout ce qu’il pourroit faire d’un de ceux des garçons de neuf ou dix ans de ce pays-là. Les cordes de ces arcs sont faites d’une herbe que les sauvages appellent Tocon : lesquelles, bien qu’elles soyent fort desliées, sont neantmoins si fortes qu’un cheval y tireroit. Quant à leurs flesches, elles ont environ une brasse de longueur, et sont faites de trois pieces : assavoir le milieu de roseau, et les deux autres parties de bois noir : et sont ces pieces si bien raportées, jointes et liées, avec de petites pelures d’arbres, qu’il n’est pas possible de les mieux agencer. Au reste, elles n’ont que deux empennons, chacun d’un pied de long, lesquels (parce qu’ils n’usent point de colle) sont aussi fort proprement liez et accommodez avec du fil de cotton. Au bout d’icelles, ils mettent aux unes des os pointus, aux autres la longueur de demi pied de bois de cannes seiches et dures, faites en façon de lancette, et picquant de mesme : et quelquefois le bout d’une queuë de raye, laquelle (comme j’ay dit quelque part), est fort venimeuse : mesme depuis que les François et Portugais ont frequenté ce pays-là, les sauvages à leur imitation commencent d’y mettre, sinon un fer de flesches, pour le moins au defaut d’iceluy une pointe de clou.

J’ay jà dit, comment ils manient dextrement leurs espées : mais quant à l’arc, ceux qui les ont veus en besongne, diront avec moy que, sans aucuns brassards, ains tous nuds qu’ils sont, ils les enfonçent, et tirent si droit et si soudain, que n’en desplaise aux Anglois (estimez neantmoins si bons archers), nos sauvages, tenans leurs trousseaux de flesches en la main dequoy ils tiennent l’arc, en auront plustost envoyé une douzaine, qu’eux n’en auront descoché six.

Finalement ils ont leurs rondelles faites du dos et du plus espais cuir sec de cest animal qu’ils nomment Tapiroussou (duquel j’ay parlé cy dessus), et sont de façon larges, plates et rondes comme le fond d’un tabourin d’Alemand. Vray est que quand ils viennent aux mains, ils ne s’en couvrent pas comme font nos soldats par deçà des leurs : ains seulement leur servent pour en combattant, soustenir les coups de flesches de leurs ennemis. C’est en somme ce que nos Ameriquains ont pour toutes armes : car au demeurant, tant s’en faut qu’ils se couvrent le corps de chose quelle qu’elle soit, qu’au contraire (horsmis les bonnets, bracelets et courts habillemens de plumes, dequoy j’ay dit qu’ils se parent le corps) s’ils avoyent seulement vestu une chemise quand ils vont au combat, estimans que cela les empescheroit de se bien manier, ils la despouilleroyent.

Et à fin que je paracheve ce que j’ay à dire sur ce propos, si nous leur baillions des espees trenchantes (comme je fis present d’une des miennes à un bon vieillard), incontinent qu’ils les avoyent, jettans les fourreaux, comme ils font aussi les gaines des cousteaux qu’on leur baille, ils prennent plus de plaisir à les voir tresluire du commencement, ou d’en couper des branches de bois, qu’ils ne les estimoyent propres pour combattre. Et à la verité aussi, selon que j’ay dit qu’ils sçavent tant bien manier les leurs, elles sont plus dangereuses entre leurs mains.

Au surplus nous autres, ayans aussi porté par delà quelque nombre d’harquebouses de leger prix, pour trafiquer avec ces sauvages, j’en ay veu qui s’en sçavoyent si bien aider, qu’estans trois à en tirer une, l’un la tenoit, l’autre prenoit visée, et l’autre mettoit le feu : et au reste, parce qu’ils chargeoyent et remplissoyent le canon jusques au bout, n’eust esté qu’au lieu de poudre fine, nous leur baillions moitié de charbon broyé, il est certain qu’en danger de se tuer, tout fust crevé entre leurs mains. A quoy j’adjouste qu’encores que du commencement, qu’ils oyoyent les sons de nostre artillerie, et les coups d’harquebuses que nous tirions, ils s’en estonnassent aucunement : mesmes voyans souvent, qu’aucuns de nous, en leur presence, abbatoyent un oyseau de dessus un arbre, ou une beste sauvage au milieu des champs : par ce principalement qu’ils ne voyoyent pas sortir ny en aller la balle, cela les esbahist bien fort, tant y a neantmoins, qu’ayans cogneu l’artifice, et disans (comme il est vray) qu’avec leurs arcs ils auront plus tost delasché cinq ou six flesches qu’on aura chargé et tiré un coup d’harquebuze, ils commençoyent de s’asseurer à l’encontre. Que si on dit là-dessus : Voire, mais l’harquebuze fait bien plus grand faucee : je respon à ceste objection, que quelques colets de buffles, voire cotte de maille ou autres armes qu’on puisse avoir (sinon qu’elles fussent à l’espreuve) que nos sauvages, forts et robustes qu’ils sont, tirent si roidement, qu’aussi bien transperçeront-ils le corps d’un homme d’un coup de flesche, qu’un autre fera d’une harquebuzade. Mais parce que il eust esté plus à propos de toucher ce poinct, quand cy apres je parleray de leurs combats, à fin de ne confondre les matieres plus avant, je vay mettre nos Toüoupinambaoults en campagne pour marcher contre leurs ennemis.

Estans doncques, par le moyen que vous avez entendu, assemblez en nombre quelque fois de huict ou dix mille hommes ; et mesmes que beaucoup de femmes, non pas pour combatre, ains seulement pour porter les licts de cotton, farines et autres vivres, se trouvent avec les hommes, apres que les vieillards, qui par le passé ont le plus tué et mangé d’ennemis, ont esté creez chefs et conducteurs par les autres, tous sous leurs conduites, se mettent ainsi en chemin. Et combien qu’en marchant ils ne tiennent ny rang ny ordre, si est-ce toutesfois que s’ils vont par terre outre que les plus vaillans font tousjours la pointe, et qu’ils marchent tous serrez, encor est-ce une chose presques incroyable, de voir une telle multitude laquelle sans mareschal de camp, ny autre qui pour le general ordonne des logis, se scait si bien accommoder, que sans confusion, au premier signal vous les verriez tousjours prests à marcher.

Au surplus, tant au desloger de leur pays, qu’au departir de chacun lieu où ils s’arrestent et sejournent : à fin d’advertir et tenir les autres en cervelle, il y en a tousjours quelques-uns, qui avec des cornets, qu’ils nomment Inubia, de la grosseur et longueur d’une demie pique, mais par le bout d’embas large d’environ demi pied comme un haubois, sonnent au milieu des troupes. Mesmes aucuns ont des fifres et fleutes faites des os des bras et des cuisses de ceux qui auparavant ont esté par eux tuez et mangez, desquelles semblablement (pour s’inciter tant plus d’en faire autant à ceux contre lesquels ils s’acheminent) ils ne cessent de flageoler par les chemins. Que s’ils se mettent par eau (ce qu’ils font souvent) costoyans tousjours la terre, et ne se jettans gueres avant en mer, ils se rengent dans leurs barques qu’ils appellent Ygat, lesquelles faites chascune d’une seule escorce d’arbre, qu’ils pellent expressément du haut en bas pour cest effect, sont neantmoins si grandes, que quarante ou cinquante personnes peuvent tenir dans une d’icelles. Ainsi vogans tout debout à leur mode, avec un aviron plat par les deux bouts, lequel ils tiennent par le milieu, ces barques (plates qu’elles sont) n’enfonçans pas dans l’eau plus avant que feroit un ais, sont fort aisées à conduire et à manier. Vray est qu’elles ne sçauroyent endurer la mer un peu haute et esmeuë, moins la tormente : mais quand en temps de calme, nos sauvages vont en guerre, vous en verrez quelquesfois plus de soixante toutes d’une flotte, lesquelles se suyvans pres à pres vont si viste qu’on les a incontinent perdues de veuë. Voilà donc les armees terrestres et navales de nos Toüpinambaoults aux champs et en mer.

Or allans ainsi ordinairement vingt-cinq ou trente lieuës loing chercher leurs ennemis, quand ils approchent de leur pays, voici les premieres ruses et stratagemes de guerre dont ils usent pour les attraper. Les plus habiles et plus vaillans, laissans les autres avec les femmes à une journée ou deux en arriere, eux approchans le plus secrettement qu’ils peuvent pour s’embusquer dans les bois, sont si affectionnez à surprendre leurs ennemis qu’ils demeureront ainsi tapis, telle fois sera plus de vingt-quatre heures. Tellement que si les autres sont prins au despourveu, tout ce qui sera empoigné, soit hommes, femmes ou enfans, non seulement sera emmené, mais aussi quand ils seront de retour en leur pays tous seront assommez, puis mis par pieces sur le Boucan, et finalement mangez. Et leur sont telles surprises tant plus aisées à faire, qu’outre que les villages (car de villes ils n’en ont point) ne ferment pas, encores n’ont-ils autre porte en leurs maisons (longues cependant pour la pluspart de quatre vingts à cent pas et percées en plusieurs endroits) sinon qu’ils mettent quelques branches de palmier, ou de ceste grande herbe nommée Pinda, au devant de leurs huis. Bien est vray, qu’alentour de quelques villages frontiers des ennemis, les mieux aguerris plantent des paux de palmier de cinq ou six pieds de haut : et encores sur les advenues des chemins en tournoyant, ils fichent des chevilles pointues à fleur de terre : tellement que si les assaillans pensent entrer de nuict (comme c’est leur coustume), ceux de dedans qui savent les destroits par où ils peuvent aller sans s’offenser, sortans dessus, les rembarrent de telle façon, que, soit qu’ils veulent fuir ou combattre, parce qu’ils se piquent bien fort les pieds, il en demeure tousjours quelques uns sur la place, desquels les autres font des carbonnades.

Que si au reste les ennemis sont advertis les uns des autres, les deux armées venans à se rencontrer, on ne pourroit croire combien le combat est cruel et terrible : dequoy ayant moy-mesme esté spectateur, je puis parler à la verité. Car comme un autre François et moy, en danger si nous eussions esté prins ou tuez sur le champ, d’estre mangez des Margajas, fusmes une fois, par curiosité, accompagner nos sauvages lors en nombre d’environ quatre mille hommes, en une escarmouche qui se fit sur le rivage de la mer, nous vismes ces barbares combatre de telle furie, que gens forcenez et hors du sens ne sçauroyent pis faire.

Premierement quand nos Toüoupinambaoults d’environ demi quart de lieue, eurent apperceu leurs ennemis, ils se prindrent à hurler de telle façon, que non seulement ceux qui vont à la chasse aux loups par-deçà, en comparaison, ne menent point tant de bruict, mais aussi pour certain, l’air fendant de leurs cris et de leurs voix, quand il eust tonné du ciel, nous ne l’eussions pas entendu. Et au surplus, à mesure qu’ils approchoyent, redoublans leurs cris, sonnans de leurs cornets, et en estendans les bras se menaçans et monstrans les uns aux autres les os des prisonniers qui avoyent esté mangez, voire les dents enfilées, dont aucuns avoyent plus de deux brasses pendues à leur col, c’estoit une horreur de voir leurs contenances. Mais au joindre ce fut bien encor le pis : car si tost qu’ils furent à deux ou trois cens pas près l’un de l’autre, se saluans à grands coups de flesches, dés le commencement de ceste escarmouche, vous en eussiez veu une infinité voler en l’air aussi drues que mousches. Que si quelques-uns en estoyent attaints, comme furent plusieurs, apres qu’avec un merveilleux courage il les avoyent arrachées de leurs corps, les rompans, comme chiens enragez mordans les pieces à belles dents, ils ne laissoyent pas pour cela de retourner tous navrez au combat. Sur quoy faut noter que ces Ameriquains sont si acharnez en leurs guerres que tant qu’ils peuvent remuer bras et jambes, sans reculer ni tourner le dos, ils combattent incessamment. Finalement quand ils furent meslez, ce fut avec leurs espées et massues de bois, à grands coups et à deux mains, à se charger de telle façon que qui rencontroit sur la teste de son ennemi, il ne l’envoyoit pas seulement par terre, mais l’assommoit, comme font les bouchers les bœufs par-deçà.

Je ne touche point s’ils estoyent bien ou mal montez, car presupposant par ce que j’ay dit ci-dessus que chacun se ressouviendra qu’ils n’ont chevaux ni autres montures en leurs pays, tous estoyent et vont tousjours à beau pied sans lance. Partant combien que pour mon esgard, pendant que j’ay esté par-delà, j’aye souvent desiré que nos sauvages vissent des chevaux, encor lors plus qu’auparavant souhaitoy-je d’en avoir un bon entre les jambes. Et de faict, je croy que s’ils voyoyent un de nos gendarmes bien monté et armé avec la pistole au poing, faisant bondir et passader son cheval, qu’en voyant sortir le feu d’un costé, et la furie de l’homme et du cheval de l’autre, ils penseroyent de prime face que ce fust Aygnan, c’est à dire le diable en leur langage. Toutesfois à ce propos quelqu’un a escrit une chose notable : c’est que combien qu’Attabalipa, ce grand Roy du Peru, qui de nostre temps fut subjugué par François Pizarre, n’eust jamais veu de chevaux auparavant, tant y a quoy que le capitaine Espagnol qui premier l’alla trouver, fist par gentillesse et pour donner esbahissement aux Indiens, tousjours voltiger le sien jusques à ce qu’il fust près la personne d’Attabalipa : il fut si asseuré que encor qu’il sautast un peu d’escume du cheval sur son visage, il ne monstra aucun signe de changement : mais fit commandement de tuer ceux qui s’en estoyent fuis devant le cheval : chose (dit l’historien) qui fit estonner les siens et esmerveiller les nostres. Ainsi pour reprendre mon propos, si vous demandez maintenant, Et toy et ton compagnon que faisiez-vous durant ceste escarmouche ? Ne combatiez-vous pas avec les sauvages ? je respon, pour n’en rien desguiser, qu’en nous contentans d’avoir fait ceste premiere folie de nous estre ainsi hazardez avec ces barbares, que nous tenans à l’arriere-garde nous avions seulement le passe-temps à juger des coups. Surquoy cependant je diray, qu’encores que j’aye souvent veu de la gendarmerie, tant de pied que de cheval, en ces pays par-deçà, que neantmoins je n’ay jamais eu tant de contentement en mon esprit, de voir les compagnies de gens de pied avec leurs morions dorez et armes luisantes, que j’eu lors de plaisir à voir combatre ces sauvages. Car outre le passe-temps qu’il y avoit de les voir sauter, siffler, et si dextrement et diligeamment manier en rond et en passade, encor faisoit-il merveilleusement bon voir non seulement tant de flesches, avec leurs grands empennons de plumes rouges, bleuës, vertes, incarnates et d’autres couleurs, voler en l’air parmi les rayons du soleil qui les faisoit estinceler : mais aussi tant de robbes, bonnets, bracelets et autres bagages faits aussi de ces plumes naturelles et naifves, dont les sauvages estoyent vestus.

Or apres que ceste escarmouche eut duré environ trois heures, et que d’une part et d’autre il y en eut beaucoup de blessez et de demeurez sur la place, nos Toüoupinambaoults, ayans finalement eu la victoire, prindrent plus de trente hommes et femmes Margajas prisonniers, lesquels ils emmenerent en leur pays. Partant encor que nous deux François n’eussions fait autre chose sinon (comme j’ay dit) qu’en tenans nos espées nues en la main, et tirans quelques coups de pistolles en l’air pour donner courage à nos gens : si est-ce toutesfois que ne leur pouvans faire plus grand plaisir que d’aller à la guerre avec eux, qu’ils ne laissoyent pas de tellement nous estimer pour cela, que du depuis les vieillards des villages où nous frequentions nous en ont tousjours mieux aimé.

Les prisonniers doncques mis au milieu et pres de ceux qui les avoyent prins, voire aucuns hommes des plus forts et robustes, pour s’en mieux asseurer, liez et garrotez, nous nous en retournasmes contre nostre riviere de Genevre, aux environs de laquelle habitoyent nos sauvages. Mais encor, parce que nous en estions à douze ou quinze lieuës loin, ne demandez pas si en passant par les villages de nos alliez, venans au devant de nous, dansans, sautans et claquans des mains ils nous caressoyent et applaudissoyent. Pour conclusion quand nous fusmes arrivez à l’endroit de nostre isle, mon compagnon et moy nous fismes passer dans une barque en nostre fort, et les sauvages s’en allerent en terre ferme chacun en son village.

Cependant quelques jours apres qu’aucuns de nos Toüoupinambaoults, qui avoyent de ces prisonniers en leurs maisons nous vindrent voir en nostre fort, priez et solicitez qu’ils furent par les truchemens que nous avions d’en vendre à Villegagnon, il y en eut une partie qui fut par nous recousse d’entre leurs mains. Toutesfois, ainsi que je cogneu en achetant une femme et un sien petit garçon qui n’avoit pas deux ans, lesquels me cousterent pour environ trois francs de marchandises, c’estoit assez maugré eux : car, disoit celuy qui les me vendit, je ne sçay d’oresenavant que s’en sera : car depuis que Paycolas (entendant Villegagnon) est venu par-deçà, nous ne mangeons pas la moitié de nos ennemis. Je pensois bien garder le petit garçon pour moy, mais outre que Villegagnon, en me faisant rendre ma marchandise, voulut tout avoir pour luy, encor y avoit-il que quand je disois à la mere, que lors que je repasserois la mer je l’amenerois par-deçà : elle respondoit (tant ceste nation a la vengeance enracinée dans son coeur) qu’à cause de l’esperance qu’elle avoit qu’estant devenu grand il pourroit eschapper, et se retirer avec les Margajas pour les venger, qu’elle eust mieux aimé qu’il eust esté mangé des Toüoupinambaoults, que de l’eslongner si loin d’elle. Neantmoins (comme j’ay dit ailleurs) environ quatre mois apres que nous fusmes arrivez en ce pays-là, d’entre quarante ou cinquante esclaves qui travailloyent en nostre fort (que nous avions aussi achetez des sauvages nos alliez) nous choisismes dix jeunes garçons, lesquels (dans les navires qui revindrent) nous envoyasmes en France au Roy Henry second lors regnant.

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