Histoire d’une Marie/p1/07

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F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 57-61).
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VII



Il passait dans la rue un jeune homme. Et pas seulement aujourd’hui, mais hier, avant-hier et, sans doute, demain. Que fait dans la rue, tous les jours, ce jeune homme ? De loin, dès qu’il vous reconnaît, il touche son chapeau ; il est penaud quand vous le dédaignez, joyeux si d’un sourire vous voulez lui répondre. Un jour, il vient à vous.

— Bonjour, Mademoiselle.

Il a des cheveux noirs, des yeux bruns, de jolies dents qui luisent. Il vous parle galamment, comme à une vraie dame. Oseriez-vous le rabrouer ! D’abord, vous lui feriez de la peine et, à la rue, quel scandale ! Si pressée que l’on soit, on a toujours une minute. Et si, pendant cette minute, il vous propose une promenade, tenez pour dimanche, quand vous serez libre, comment connaît-il déjà vos habitudes ? Vous songez à votre belle robe qui serait bien plus belle au bras d’un cavalier.

— Eh bien, oui, à dimanche.

Et ce dimanche vous l’attendez. Les jours, semble-t-il, sont devenus des visiteurs bien ennuyeux qui ne se décident pas à partir. Ce samedi surtout, qui n’en finit pas, avec ses brosses à préparer la demeure du dimanche. Celui-là, avant qu’il n’arrive, vous avez déjà interrogé la figure qu’il fera dans le ciel. Quelle chance ! Ce ciel est rempli de clartés et votre joie y ajoute de la lumière. Est-ce voler que d’emprunter sur la toilette de Monsieur son savon le plus fin ? Avec ses flacons, on se parfume en dimanche ; avec ses fers, on se frise en dimanche ; on passe, on ne sait pourquoi, sa plus belle chemise, celle en dentelles de dimanche, et : « Au revoir, Monsieur ! au revoir, Ali ! au revoir, tout le monde », on claque derrière soi la porte — en dimanche.

— Je suis bien content de vous voir, Mademoiselle. ¦

Ce qu’il dit, il le chuchote ; pas les devinettes de Monsieur, de jolies phrases, des compliments, des promesses comme en trouvait Hector.

— Nous dînerons à la campagne, voulez-vous ?

La campagne ! de la joie qui s’ajoute à votre joie. Voici les arbres, voici les blés, voici un coquelicot tout rouge, voici l’omelette appétissante et jaune, comme le cœur des marguerites. Et, ces oiseaux, écoutez donc, comme ils chantent ; et votre bonheur aussi, comme il gazouille, timide au fond de votre cœur, comme il monte à votre bouche, comme il sort par vos lèvres, et cela fait un baiser. Vienne alors le soir : il y aura sur un banc, près de vous, un jeune homme, sa main qui vous caresse, sa jambe qui vous frôle, tout son désir autour de vous, comme le vôtre autour de lui.

Et quand on le revoit le lendemain, peut-être après une nuit où Monsieur eut tort avec ses devinettes, on rougit comme pour Hector, on balbutie comme devant Hector, on… on sent que l’on aime comme on aimait Hector…

Celui-ci s’appelait Vladimir. Il habitait seul avec un divan, un lit et une armoire à glace. Une chambre de garçon, c’est bon parce qu’une femme peut, avec son amour, y laisser son bon ordre :

— Tu vois dans ce coin, je range tes chaussettes ; là, tes chemises. J’emporte celles-ci pour y faire un point.

Cela se passa dès le second dimanche.

Comme son nom, Vladimir arrivait de loin. Il racontait ses voyages. Il n’existe pas qu’Ostende où l’on a grandi, Bruxelles, qui est une jolie ville. Plus loin, on trouve Londres où c’est drôle, parce que tous les magasins sont fermés le dimanche ; ailleurs, Berlin, avec des soldats qui marchent haut les pattes, comme des chevaux savants ; ailleurs Paris, où des hommes, costumés en diable, vous donnent à boire, dans des têtes de mort.

Les yeux qui ont vu ces merveilles deviennent les plus beaux yeux du monde : elle regardait ces yeux.

Il lui montrait aussi Bruxelles. De sa cuisine d’où l’on voit les pieds, de sa mansarde, au-dessus des toits, on ne soupçonne pas Bruxelles, ni ses tavernes où l’on boit de la bière, ni ses bodegas où l’on savoure des vins sur les tonneaux, ni les concerts avec des chanteuses en jupes courtes pour mieux lever la jambe. Une fois, il la mena au théâtre : sur la scène, une femme pleurait parce qu’un sorcier, en redevenant jeune, lui avait fait un enfant ; un peu son histoire.

Vladimir connaissait la pièce. Il regardait les dames qui sont belles dans leur loge :

— Les femmes, disait-il, ne sont pas faites pour travailler.

— Celles qui sont riches…

— On le devient. Ainsi toi, tu aurais pu être autre chose qu’une servante…

Quoi ? Il ne le disait pas.

Une autre fois, il lui expliqua comment on se frotte les joues d’un peu de rouge, les yeux d’un peu de noir, pour s’adoucir le visage.

— Mais, chéri, ma peau est fraîche, pas besoin de couleurs.

— Tu es beaucoup mieux, je t’assure.

Ainsi peinte, il la présentait à des camarades.

— Mademoiselle, enchanté !…

C’étaient des jeunes gens bien vêtus, assez prétentieux, dont les manières l’inquiétaient un peu. Ils étaient presque trop bien vêtus. Elle ne les aimait guère, et encore moins leurs dames et leurs chapeaux à plumes, leurs bijoux en placard, leur façon inconvenante de boire en public, aux verres de leurs amis :

— Chez soi tout ce que l’on veut, mais devant les autres…

Vladimir ne les aimait pas non plus. Il était d’ailleurs beaucoup plus simple. Quand il manquait d’argent :

— Prête-moi cent sous, disait Vladimir.

Et ce que, de leur dimanche, il préférait :

— Tu vois, c’est la fête que nous allons prendre de nous-mêmes, seul à seul, dans ma chambre et pour rien.

Ainsi, il habita, dans le cœur de Marie, un grand amour avec un grand bonheur. Aujourd’hui est un jour heureux, demain jour heureux, puis dimanche… Après ? Quand on cueille des roses, va-t-on s’inquiéter de la neige plus tard ? Qu’elle tombe d’abord.

Pendant ce temps, la pauvre petite Yvonne restait bien morte. Elle voulut, un soir, la ressusciter pour Vladimir :

— Tu sais, chéri, je ne veux rien te cacher : avant toi…

— Bast…, trancha Vladimir.

La petite, qui devait renaître, ne ressuscita pas plus avant.

Et Monsieur ? Mon Dieu, quand elle rentrait à la nuit, une lumière l’attendait. Allait-elle, à cause de Vladimir, faire de la peine à Monsieur ? À cause de Monsieur, faire de la peine à Vladimir ? D’ailleurs les devinettes l’avaient dit : d’un côté l’os, de l’autre la viande. Elle préférait se taire. Quant à un troisième… Un jour, un ami de Monsieur la suivit et brusquement, dans la nuque, lui planta ses deux lèvres. Deux lèvres dans la nuque vous chatouillent cependant ; eh bien ! non, elle n’en voulut pas et vlan ! sur le beau Monsieur, elle mit une gifle.

Un autre jour, Ali se jeta à ses pieds : « Moi aimer vô. » Un nègre ! Marie ne se fâcha pas. Elle ne rit pas non plus. Elle se trouvait assise près de sa table, où refroidissait une crème. Comme il recommençait, la bouche ouverte : « Moi, aimer vô », elle y fourra une cuillerée, puis une autre, puis de nouveau… Tant qu’il n’en resta plus.

— Et maintenant, va, mon brave Ali.

Pourquoi Vladimir rit-il si fort quand il connut cette histoire ?