Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La comtesse Hélène Potocka/02

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (2p. 33-61).


II

1794


La Grande-Chambollane et le prince-évêque. — Voyage du comte à Bubno. — Le major Hoffmann. — Réconciliation avec le prince-évêque. — Insurrection de Varsovie. — Kosciuskv. — Mort du prince-évêque.



La correspondance entre Hélène et son mari fut active et intéressante. La Grande-Chambellane était à Varsovie et demandait à voir le comte ; un entretien pouvait être en effet nécessaire aux fins d’obtenir le consentement qu’elle refusait. La prévision de cette entrevue bouleversait Hélène.


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Ce mercredi, 2.


» On n’a pas d’idée de l’état où je suis ! depuis que j’existe, je ne me suis pas trouvée dans une situation si douloureuse, mille idées noires m’obsèdent. Je vois que le temps qui, l’on assure, détruit tout, semble me rendre chaque année ma séparation d’avec toi plus impossible… On m’interrompt. Une lettre de toi ! est-ce une illusion ? que tu es aimable ! quel calme tu remets dans mon cœur : « loyauté, fidélité, constance », ces mots écrits de ta main, je les baise avec ardeur, ils seront ma consolation dans ton absence, ils calmeront mes inquiétudes, ils me tranquilliseront sur tout événement. Tu étais fait pour être aimé par un cœur aussi ardent que le mien puisque tu possèdes si bien l’art de le rendre paisible et content, d’agité et de déchiré qu’il était il n’y a qu’un instant : Alexis est auprès de mon lit, il dort d’un sommeil tranquille et ronfle un peu pour me faire sa cour afin de mieux me représenter son père.

» Plus je réfléchis à ta situation avec la Grande-Chambellane et plus je suis persuadée qu’une entrevue éloignera la fin des affaires. Si elle t’aime, en te revoyant elle t’aimera davantage ; si tu lui es indifférent, quel besoin a-t-elle de te voir ? ce ne peut être qu’un moment désagréable pour tous deux. Mais comme il se peut qu’elle croie que tu ne désires pas de bonne foi le divorce, le mieux serait que tu lui écrives directement tes intentions, puisqu’elle a paru toujours le désirer.

» Enfin, mon cher Vincent, tout demande que cette grande affaire soit traitée avec suite et chaleur. Elle ne sera pas pressée de terminer si elle t’aime, elle n’a pas besoin de former d’autres liens et même elle n’en a pas le désir. Si elle ne t’aime pas, elle n’aimera rien, et, dans ce cas-là, libre et tranquille, elle n’a pas besoin du divorce pour faire ses volontés. Nous sommes les seules parties intéressées.

» En attendant, il faut se consoler des tracasseries que nous donne la Grande-Chambellane ; elle a beau faire, quand même elle ferait casser notre mariage, elle sera toujours avec ses. manières plus malheureuse que nous. Nous aurons les douceurs de l’amour, elle aura le plaisir de la vengeance qui n’est guère propre à rendre heureux et elle se prépare un avenir odieux.

» Adieu, mon cher Vincent, je vais me coucher, car mon lit est l’endroit où je me trouve le mieux quand j’ai du chagrin. Je t’embrasse de tout mon cœur. Je fermerai ma lettre demain. »


« Jeudi matin.


» Le voyage de Varsovie me cause mille alarmes. Tu n’aimes pas. À la bonne heure, mais si tu te vois aimé ? si on te le dit ? si au lieu de ces fureurs, tu trouvais de la douceur, de la sensibilité ? Je suis au supplice de penser qu’un seul regret pourrait s’élever dans ton âme ; il suffirait pour faire à jamais le malheur de ma vie !…


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« Ce mercredi 15 janvier 1794, à 11 heures du soir.


» Crois-moi, ma chère Hélène, je ne suis pas trop envieux moi-même d’un entretien qui m’exposerait aux sottises d’une femme à laquelle j’ai renoncé. D’ailleurs, je sens la difficulté du rôle ; les honnêtetés seraient très bien interprétées ; le sang-froid est outrageant et la vérité, qui serait le seul parti à prendre, aigrirait. Tout cela ne remplirait pas le seul but, qui est d’en finir. La Podczaszyne[1] m’a fait prier de l’aller voir.

» Adieu, cher ange, à demain. »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Je suis persuadée que la Podczaszyne ne désire te voir que pour t’engager à accorder une entrevue dans laquelle elle se flatte de rallumer tes feux mal éteints. On va te vanter ses charmes, ses grâces et ses talents acquis dans ses voyages. Quand je réfléchis en moi-même et que je me consulte s’il est vrai qu’il se soit fait en la Grande-Chambellane un changement si avantageux, je ne sais si je ne voudrais pas que tu la visses avant ton divorce : les regrets, quand le mal serait sans remède, me sembleraient bien plus humiliants et ma délicatesse est alarmée d’un sacrifice dont tu ignores la valeur. Je tremble donc que ma mauvaise destinée ne m’ait placée entre le désespoir de te voir infidèle ou celui d’avoir fait ton malheur. Je sens donc qu’il serait plus raisonnable, si j’en avais le courage, de te dire : « Vas-y et assure-toi si ce que tu perdras ne sera pas au-dessus de ce que je pourrai jamais te rendre. »

» Cependant l’exactitude de tes lettres, la tendresse que tu me témoignes calment un peu mes craintes ; mais hier, après dîner, j’avais dans l’âme un noir que je ne puis rendre. Il me semblait que tu allais partir pour Varsovie, enfin la lettre que je t’ai écrite par le courrier t’aura fait voir le triste état de ma tête. Hier je me disais : « Eh bien, il ira à Varsovie, il m’oubliera ou cassera notre mariage, je ne pourrai plus demeurer chez lui, mais je louerai une petite maison à Niemirow, je m’y logerai : il ne pourra revenir dans ses terres sans avoir le cœur déchiré en pensant que je l’aime, que je respire le même air que lui ! » Mon existence misérable, si prés de lui, sera un monument pour ma vengeance !… mais tout cela n’arrivera pas ; à présent que je viens de recevoir ta lettre, je regarde cela comme les rêveries d’une imagination malade, pardonne-les-moi. »


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« J’ai eu le plaisir de recevoir hier de tes nouvelles. C’est toujours un nouveau bonheur pour moi, ma très chère, ma bien-aimée Hélène ; mais si les assurances de ta tendresse me charment, tes doutes et ton inquiétude sur mon compte me font une peine sensible. Crois qu’avec mon cœur aimant et loyal je puis hardiment chanter Paris la grand’ville[2] ; mais, badinage à part, sois tranquille, chère Hélène. Je crois déjà l’avoir écrit ma pensée sur l’entrevue avec madame Potocka et je suis fermement résolu à la refuser, mais je suis charmé de pouvoir te redire encore que tu ne risquerais sûrement rien à la comparaison ni dans mon cœur ni dans mon esprit, Sois donc sûre, chère ange, que je t’aime, que c’est pour la vie, que je ne puis être heureux sans toi et que je voudrais avoir mille moyens de te le dire.

»Le prince-évêque est enfin arrivé à Varsovie, je l’ai appris par la poste d’aujourd’hui. Je lui écrirai demain et lui enverrai le major Hoffmann ; je te communiquerai et sa lettre et l’instruction que je donnerai à celui-ci. Ma lettre sera tendre, respectueuse et dévouée ; mon instruction aura pour but de lui sacrifier la jouissance à vie de tout, même toutes ses lettres de change, pourvu qu’il contribue promptement et efficacement au divorce de gré ou de force ; lui offrant d’ailleurs mes services pour la politique et ses affaires particulières.

» Tu vois, ma chère, mon aimable Hélène, que je ne soupire qu’après le moment fortuné qui me liera pour la vie à toi aux yeux du monde, comme je le suis aux yeux de Dieu, de la religion et de mon cœur. Je m’excuserai d’aller à Varsovie où la présence de madame Potocka ne me fournira que trop de prétextes ; je suis bien décidé à ne pas la voir avant le divorce signé. »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Ce 2 février.


» Je n’ai jamais doutu mon cher Vincent que le prince-évêque ne fut tres flatté et touché de tout ce que tu lui as fait dire. Il ne s’agit plus que d’avoir le consentement de la Grande-Chambellane : Dieu veuille qu’elle se décide.

» Je suis encore dans mon lit. J’ai ton portrait auprès de moi ; combien de fois je le prends pour témoin de ma douleur ! Il est le fidèle compagnon de mon sort, _toujours mouillé de mes larmes ou brûlant de mes baisers. Je me suis occupée hier à parfumer et à mettre en ordre les boucles de cheveux que j’ai de toi, je les ai arrangées selon leur longueur et nouées avec de petits rubans. J’ai mis une importance et un plaisir à cette occupation qui l’ont rendue la principale de ma journée… »


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÉNE


« Le seul moment de consolation que j’ai, ma chère Hélène est celui où je l’écris. Quand je pense à toi, mon cœur bat plus fort, le sang brûle dans mes veines. L’imagination montée, l’illusion me ferme la paupière ; je crois te tenir ; je te serre, je t’embrasse, je te dis mille fois : « M’aimes-tu ? presse-moi dans tes bras ! » mais, hélas ! l’illusion fuit, ce qui me met au désespoir.

» Adieu, cher ange, je te baise avec passion. »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU CONTE VINCENT


« Ce 1er février.


» Encore une lettre et tu n’arrives pas ! Mon impatience est au comble : reviens, mon cher Vincent, ou ne me tourne pas la tête dans tes lettres ! Le major Hoffmann ne revient pas, mon oncle le retiendra peut-être longtemps. Cela me désespère ; ne trouble pas ma raison si tu veux que j’en aie.

» Tu te plains que mes lettres n’ont pas la véhémence des tiennes ; nous remplissons chacun ce que l’amour nous inspire ; ce qui est un charme dans l’amant serait de l’effronterie dans l’amante. » Tu es plus ardent et plus impétueux, je ne suis pas moins tendre, mais plus délicate. Ah ! crois-moi, Vincent ! si l’amour le plus vif n’est pas dépeint dans mes lettres, c’est que je laisse aux femmes indifférentes et trompeuses ces expressions hardies et voluptueuses dont elles ne rougissent plus et qu’elles peuvent écrire sans émouvoir ni leur cœur ni leurs sens ; mais moi, mon cher Vincent, le seul mot d’amour quand je t’écris fait palpiter mon cœur et me cause une émotion qui me met hors de moi.

» Adieu, je finis, car il est tard et tu attends ma lettre. Je t’embrasse. »


LE COMTE VINCENT À LA COMTESSE HÉLÈNE


« Dabno, ce jeudi 30 janvier, à 11 heures du soir.


» Le major Hoffmann est revenu aujourd’hui de Varsovie ; il m’a rapporté une réponse du prince-évêque, elle est courte, mais honnête. Il a parfaitement reçu le major et a eu avec lui deux conversations, chacune d’environ trois heures. Sa curiosité a porté surtout sur la sincérité de mon attachement pour toi, ma chère Hélène, et sur l’envie que j’ai de divorcer. Hoffmann, entièrement convaineu de l’un et de l’autre, n’a point eu de peine à le persuader ; alors la physionomie de l’évèque, sévère jusqu’alors, s’est déridée. Il s’est attendri, a demandé dans la confiance de l’intimité si tu allais avoir un second enfant et sur ce que le major l’a assuré comme il était vrai qu’il l’ignorait[3]. C’est égal, dit-il, qu’ils se dépêchent de finir, je les recevrai dans mon sein, et comme les miens. Et en disant cela les larmes lui sont venues aux yeux. Il lui demanda ensuite à quoi nous en étions avec madame Potocka. Sur le compte que lui a donné Hoffmann à cet égard dans le plus grand détail, il s’est chargé de la faire sonder lui-même.

» Il lui écrivit outre cela un billet dont il rendit la réponse au major. Je t’envoie la lettre et la réponse que tu conserveras avec soin, avec les autres papiers que je l’ai envoyés ci-devant. Il m’exhorte à finir les affaires d’intérêt au plus vite et il exige que le divorce soit signé dans moins de trois mois. Il a trouvé singulier que je refusasse d’avoir une entrevue avec la Grande-Chambellane : « Il se défie donc de lui ? » dit-il, et le major a eu quelque peine à lui persuader, par les raisons que je lui avais inculquées, combien cette entrevue pourrait être nuisible et nous éloigner du but.

» Enfin il s’est tranquillisé là-dessus ; il s’est encore beaucoup informé de ma fortune, de mes biens de Gallicie et d’Ukraine, et cela avec un intérêt visible et qui ne peut que faire bien augurer de ses dispositions pour nous ; il s’est étendu, ma chère Hélène, sur l’amitié qu’il avait pour toi et sur ce que, s’il savait que nous ne nous aimions pas assez pour nous rendre heureux, il préférait que nous nous séparions et qu’il se chargeait de te trouver un mari digne de toi ; qu’il te regardait comme sa fille et te laisserait un bien qui, quoique entamé, serait encore considérable.

» Le major lui répondit que je n’avais besoin ici que d’être guidé par la tendresse que j’avais pour toi, et que l’intérêt y entrait pour si peu qu’il était charmé de trouver l’occasion de lui dire ce dont il était expressément chargé, que nous ne lui demanderions jamais rien et abandonnerions le tout à sa volonté. Cette confiance a paru le flatter et il dit : « Ne parlons pas d’affaires à présent, j’espère qu’ils seront contents de moi. » Tu vois, chère Hélène, que cela va bien. Je pars samedi pour aller mettre à tes pieds mon amour et ma constance ! »


Pendant que le comte, à Dubno, s’efforçait d’accélérer l’exécution du divorce, une crise politique de la plus haute gravité se préparait en Pologne et devait amener des difficultés imprévues et une catastrophe plus imprévue encore. Il faut nous reporter au moment où la comtesse quitta brusquement Varsovie, pour renouer le fil des événements[4].

La diète de quatre ans, que nous avons laissée en plein exercice, termina ses travaux en 1791, et mit au jour la nouvelle constitution qui avait excité de si longs débats. Les principaux articles de cette charte si péniblement élaborée étaient ceux-ci : la couronne rendue héréditaire, l’abolition du fameux liberum veto et du conseil permanent dont l’évêque faisait partie, et la reconnaissance au profit de la bourgeoisie des mêmes droits politiques que ceux de la noblesse.

Le prince-évêque, pendant tous les débats de la diète, combattit la constitution nouvelle et vota contre le projet d’adoption le 3 mai 1791. Le roi Stanislas-Auguste, secrètement encouragé par la Prusse, qui cherchait par-dessous main à nuire aux intérêts de la Russie, s’était pleinement rallié à la constitution nouvelle ; mais Catherine, peu satisfaite d’un résultat qui entravait ses vues et son ambition, en diminuant son influence en Pologne, conclut rapidement la paix avee les Turcs en janvier 1792, au prix même de quelques sacrifices, et se prépara à la guerre en refusant de reconnaître le nouvel ordre de choses en Pologne. Il est assez curieux de suivre la marche de ces événements dans les lettres mêmes de l’impératrice Catherine[5] et de voir l’interprétation qu’elle leur donne.

Elle écrivait à Grimm après la promulgation de la constitution :


« Le 29 avril 1791.


» Dans ce moment, je reçois une lettre de Varsovie où on me dit qu’il y a eu le 93 avril une révolution, mais nous verrons en quoi elle consiste. Les premiers avis disent comme quoi la cour et le tiers ont introduit ou donné au roi un pouvoir arbitraire. Il faudra voir cela plus en détail ; mais à tout événement, nous sommes parfaitement préparée et nous ne plierons pas devant le diable même. »


Catherine affectait de considérer la révolution de Pologne comme un des premiers effets de la Révolution française, bien que celle-là augmentât l’autorité du roi.


« 10 mai 1791 ;


» Eh bien, cette diète de Pologne, que vous mettez au-dessus de l’Assemblée nationale, vient de renchérir en folie, car par amour pour la liberté elle vient de se livrer pieds et poings liés au roi de Pologne en abolissant le liberum veto (le palladium de leur liberté polonaise), les confédérations, et elle s’est choisi et établi une hérédité de rois. Ne faut-il pas avoir le diable au corps depuis la tête jusqu’aux pieds que de manquer ainsi à son premier principe, et est-il possible d’avoir assez peu de suite dans sa tête pour se laisser tromper aussi grossièrement sur son intérêt le plus essentiel. Le roi de Pologne est venu leur dire comme quoi ses voisins allaient de nouveau partager la Pologne et tout de suite tout le monde à consenti à lui conférer le pouvoir arbitraire. À présent nous verrons ce que Sa Majesté fera de son double serment. »


Un an plus tard, elle écrivait au même correspondant :


« Ué 14 avril 1792.


» Écoutez donc, les jacobins publient de tous côtés qu’ils vont me tuer et qu’à cet effet ils ont dépêché trois ou quatre hommes dont on m’envoie le signalement. Je pense que s’ils en avaient réellementle dessein, ils n’en feraient pas courir le bruit pour qu’il me parvienne. À Varsovie, Mazzcy a fait un pari qu’au 3 de mai je ne serais plus dans ce monde. Je me crois en conscience engagée à vous écrire à cette date afin que vous sachiez que je suis en vie à ces époques. Dès que je pourrai, je ferai donner des coups de bâton à ces coquins afin de leur apprendre à parler. »


Grimm essaye timidement dans sa réponse de justifier les Polonais et d’engager Catherine à s’occuper de la France, mais l’impératrice répond :


« 9 mai 1792.


» Dites-moi, s’il vous plaît, d’où vient que vous croyez que les affaires de la Pologne ne sauraient aller en même ligne et de front avec celles de la France ? Apparemment vous ignorez que la jacobinière de Varsovie est en correspondance régulière avec celle de Paris et que les Mazzey qui ont fondé l’une fondent l’autre.

» Ilsontfait disparaître dumondemonancienne amie et alliée la République de Pologne, tous les traités qu’elle avait avec la Russie, et ne cessent de faire depuis quatre ans à celle-ci toutes les offenses et outrages dont ils peuvent s’aviser, jusque-là què pendant une guerre avec les Turcs ils ont envoyé un ambassadeur à Constantinople pour faire avec la Porte un traité offensif et définitif. Si je n’avais les preuves en main, jamais je n’aurais pu croire que le roi de Pologne fût aussi ingrat et peu avisé que je l’ai trouvé dans ces quatre années. Il faut qu’il soit mené ou tombé en imbécillité pour se laisser entraîner dans des démarches aussi nuisibles et aussi contraires au bien-être de la Pologne, à la probité et à la reconnaissance.

» Enfin ces jacobins cherchent à répandre partout la confusion des langues, car tous ces arrangements polonais vont avec leurs lois sur toute matière « comme une selle à une vache », selon le proverbe russe. Et vous voulez que je plante là mes intérêts et ceux de mon alliée la République polonaise pour ne m’occuper que de la jacobinière de Paris ?

» Non, je la battrai et combattrai en Pologne, mais pour cela je ne m’en occuperai pas moins des affaires de France et j’aiderai à battre le ramas des sans-culottes tout comme le feront les autres, mais jamais sans les princes et les gentilshommes français.

» Là ! ai-je raison ou tort ? »


Catherine écrivait cela le 9 mai, et le 14 le parti russe en Pologne, composé d’un certain nombre de membres de la noblesse, émus des droits accordés à la bourgeoisie, de la suppression du liberum veto et des confédérations, se réunirent à Targowice. Poussés par la Russie ils signèrent une confédération contre la nouvelle constitution,

Le prince-évêque de Wilna en faisait parlie et une arméc russe entra en Pologne pour les soutenir. En même temps Catherine ne négligeait rien pour activer les préparatifs de guerre contre la France chez tous ses alliés. Il est certain qu’elle n’aimait point la République française et qu’elle portait un véritable intérêt à la reine Marie-Antoinette.

Mais, en dehors de ces motifs, il y en avait un plus puissant, celui d’occuper les pays étrangers de telle façon qu’ils ne songeassent point à la gêner dans le nouveau partage de la Pologne, qu’elle méditait déjà.

Le malheureux Stanislas s’aperçut bientôl qu’il était dupe de la Prusse et ne pouvait espérer aucun appui de ce côté-là, ne sachant à quoi se résoudre et incapable de prendre et de soutenir une résolution forte ; espérant vainement se réconcilier avec l’impératrice irritée, il abandonna son œuvre et son propre parti pour accéder à la confédération de Targowice. Il se trompait s’il croyait que cet acte de faiblesse honteuse désarmerait Catherine.

Voici ce qu’elle répond à Grimm, qui la félicitait et se réjouissait de la conversion du roi de Pologne :


« 26 août 1792.


» De quoi vous réjouissez-vous tant ? est-ce de la fausse accession de Sa Majesté Polonaise et de ce qu’il a été obligé de renoncer à son échafaudage du 3 mai de l’année passée ? Nous avons des lettres qu’il a écrites à différents personnages, où il dit que son accession est dans l’intention que de nous tromper et jamais il ne renoncera sincèrement à son ouvrage. Or cet ouvrage est contraire aux pacta conventa qu’il a jurés et par lesquels il a été fait roi par la Russie, puisqu’il s’agit d’être sincère. Tous nos traités sans exception sont avec la République polonaise. Je demandais cet hiver aux Polonais qui venaient ici : « Qu’avez-vous fait de mon amie ? Où la retrouverai-je ? Rendez-la-moi. ». Eux ils ne savaient que répondre. Sa Majesté Polonaise a pris à tâche d’irriter, d’exciter sa nation contre la Russie, parce que la Russie aimait son ancienne amie, que Sa Majesté désirait détruire. Ainsi épargnez vos illuminations jusqu’à la fin de, cette équipée qui n’est pas tout à fait finie. »


Catherine poursuivant son but avec sa persévérance et son habileté accoutumées n’avait pas tardé à gagner ouvertement le roi de Prusse à sa cause. Stanislas, ne pouvant résister à la pression exercée sur lui, convoqua une nouvelle diête, à Grodno, le 25 mars 1793. Elle se réunit pour entendre la déclaration faite conjointement par la Russie et la Prusse d’un nouveau démembrement de la Pologne. Le 9 avril, le traité de partage était signé par la majorité des nonces et, parmi eux, l’évêque de Wilna qui, déjà suspect aux patriotes polonais depuis son opposition à la nouvelle constitution, fut dès lors considéré comme appartenant tout à fait au parti russe.

Les autres puissances, préoccuppées de la guerre et des terribles événements qui se passaient en France, parurent n’accorder aucune attention au nouveau démembrement de la Pologne. La Prusse et l’Autriche en avaient leur part ; la Suède, en guerre avec la Russie ; ne pouvait rien empêcher ; la France était trop occupée de ses propres affaires et de sa défense pour se mêler. de celles des autres. Le démembrement s’accomplit donc sans coup férir.

Mais ce que nous trouvons fort étrange, à notre point de vue particulier, c’est qu’il n’en soit pas fait la plus légère mention dans la correspondance d’Hélène et de son mari. On croirait, à lire leurs lettres, qu’ils habitent le pays le plus paisible de la terre et qu’il n’existe pas au monde d’autre question que celle de la légalisation de leur mariage.

Jamais un mot de politique n’est prononcé dans les lettres du comte, pas même le nom du roi. Il est assez difficile d’expliquer comment il pouvait concilier son absence de la cour avec ses fonctions de Grand-Chambellan, ni comment, avec la position qu’il occupait, il ne siégeait pas dans les diètes tumultueuses et agitées qui se succédaient depuis sept ou huit ans. Évidemment, il y eut de sa part un parti pris de retraite absolue dont nous ignorons le motif.

En janvier et en février 1794, c’est-à-dire un mois avant l’insurrection de Varsovie, il était impossible que le comte ne fût pas instruit de l’état des esprits.

L’impératrice Catherine était au courant de la fermentation qui régnait en Pologne, mais elle ne s’en inquiétait guère et, en réponse à Grimm qui hasardait d’humbles reproches sur le dernier partage et la façon dont elle le justifiait, elle répondait :

« Vous me faites de jolis petits reproches et puis vous ajoutez que je m’accroche aux accessoires et que je glisse sur le fond de la chose. Voilà de belles et bonnes vertus véritablement. Ah bien ! puisque c’est comme cela, je m’en vais vous accuser d’être jacobin, ennemi des rois. Mais allez, malgré tous nos défauts tyranniques, on a plus besoin de nous dans ce monde que jamais : voyez un peu comme l’on s’accommode sans nous. Le comte Panine, en parlant du nez et en faisant « Hem ! hem ! » à chaque pose disait : « Les rois sont un mal nécessaire dont on ne peut » se passer », et quand je me plaignais que ceci ou cela n’allait pas à souhait, alors il me disait : « De quoi vous plaignez-vous ? Si tout dans ce monde allait au mieux, ou était susceptible. d’aller au mieux, on n’aurait pas besoin de vous autres. »

Le joug des Russes devenait de jour en jour plus insupportable aux Polonais : des conspirations s’organisaient de toute part ; elles éclatèrent enfin le 24 mars. Les patriotes polonais, ayant conféré une sorte de dictature au général Kosciusko, attaquèrent, sous son commandement, et défirent un corps russe près de Raslawice. Le 17 avril, ils battirent de nouveau les Russes et s’emparèrent de Varsovie, aidés par le soulèvement des habitants.

Le prince-évêque de Wilna était précisément arrivé dans cette ville deux mois auparavant, comme nous l’avons vu. Se jetant avec sa mobilité ordinaire dans les partis les plus contraires et oubliant les idées de réforme des Mirabeau, des Baudeau et des Dupont qu’il prônait à son retour de Paris, il avait chaudement combattu la constitution nouvelle, adhéré à la confédération de Targowice et signé l’acte de partage du 25 septembre. Accusé par le peuple de haute trahison pour ce dernier chef, l’évêque fut arraché de son palais, le 18 avril, et renfermé, avec plusieurs autres évêques[6] et sénateurs, dans le palais de Bruhl qu’on leur donna pour prison.

On disait avoir trouvé dans les papiers du général russe Igelstrohm, qui commandait à : Varsovie, la liste des seigneurs polonais vendus, à la Russie et le chiffre des pensions que leur payait cette puissance. Le nom de l’évêque Massalski figurait en tête de la liste et ce fait devait lui coûter cher. D’après les explications données par sa nièce, le prince-évêque recevait en effet une rente de la Russie, mais ce n’était qu’une indemnité de la portion de ses biens de Lithuanie pris par cette puissance dans le dernier partage et la liste du général Igelstrohm contenait simplement le nom des seigneurs polonais auxquels des indemnités de ce genre étaient payées[7].

Quoi qu’il en soit, Kosciusko lui-même, ne voulant point sacrifier les prisonniers sans être sûr de leur culpabilité, fit nommer une commission pour instruire le procès selon les formes légales. Cela permettait en tout cas de gagner du temps et de laisser apaiser la première effervescence.

L’évêque était détenu depuis près de deux mois dans le palais de Bruhl avec les autres accusés, quand on reçut la nouvelle d’un combat des Polonais avec les Prussiens : ces derniers avaient battu Kosciusko et s’étaient emparés de Cracovie ; puis on ne tarda pas à apprendre que les troupes prussiennes marchaient sur-Varsovie, où Kosciusko avait eu à peine le temps de rentrer.

C’est dans la soirée du 28 juin que cette dernière nouvelle se répandit dans la ville. Le peuple murmurait depuis longtemps au sujet des lenteurs apportées par la commission à juger les accusés. Apprenant la marche des ennemis sur Varsovie, des bandes de jeunes gens, jaloux d’imiter les massacres de Paris, cherchèrent à exciter la population. On s’attroupe, on pérore, on crie que les Russes vont entrer et libérer les traîtres qui ont vendu leur pays. Les émeutiers se dirigent vers le palais de Bruhl, demandent à grands cris la mort des accusés ; ils se ruent sur les portes du palais qui sont bientôt enfoncées, ils arrachent les malheureux de leur prison et leur passent une corde au cou, ils les traînent impitoyablement dans toute la ville, s’arrêtant à chaque carrefour pour les pendre, puis hésitant et recommençant leur lugubre marche[8].

Ce supplice dura sept heures. Enfin les bourreaux s’arrêtèrent vers le soir devant la cathédrale bâtie par le prince-évêque lui-même[9]. Quatre potences furent dressées, et, malgré les efforts de quelques habitants et, dit-on, de Kosciusko lui-même, le malheureux prince-évêque, le prince Czerwertinsky, Pierre Ozarovoski, grand général de Pologne et un quatrième accusé virent se terminer leur effroyable agonie par la mort infamante du gibet[10].

La nouvelle de cette tragique catastrophe arriva à Kowalowka quinze jours après ; toutes les communications étaient coupées avec l’Ukraine et aucune lettre ne parvenait à destination, sauf quelques dépêches portées par des cosaques, mais encore avec une grande difficulté. C’est par ce dernier moyen que le comte Vincent apprit la terrible nouvelle, qu’il dut cacher pendant quelques jours à sa femme.

Hélène venait d’accoucher, et une pareille révélation pouvait avoir des suites dangereuses. Il fallut cependant l’instruire de la vérité sans lui en donner les horribles détails qu’elle apprit plus tard. En perdant son oncle, Hélène perdait le dernier membre de sa famille ; elle éprouva un violent chagrin mêlé de remords. Elle repassa, dans son esprit les marques de tendresse que le prince-évêque lui avait prodiguées dès son enfance, sa sollicitude pour son éducation, ses préoccupations paternelles lorsqu’il s’était agi de la marier, sa générosité pour la doter, l’indulgence et l’appui qu’elle avait trouvés près de lui après la folle équipée qui lui avait fait quitter Varsovie, et enfin les marques d’affection qu’elle venait encore d’en recevoir.

Pour la première fois, Hélène se demanda avec un certain effroi si, en dehors de sa passion pour son mari et pour ses enfants, elle avait réellement aimé quelqu’un ici-bas. Troublée et agitée par ces réflexions qui venaient s’ajouter à son chagrin, la comtesse eut grand’peine à se rétablir, et il fallut tous les soins du comte et l’attrait de ses enfants pour dissiper la profonde mélancolie qui s’empara de son esprit. Quoique le petit Vincent, dernier-né de la comtesse, fut d’une beauté rare, Alexis demeura son favori ; lui seul parvenait à la distraire pendant les absences de son mari.

  1. La dame désignée sous ce titre était l’amie intime de la Grande-Chambellane et la femme du grand échanson.
  2. Allusion à la chanson d’Henri IV :

    Si le roi m’avait donné
    Paris, la grand’ville.

  3. Hélène était grosse de son second fils.
  4. Voir notre premier volume, p. 183 et 357.
  5. Correspondance de Catherine II, publiée par la Société d’histoire russe.
  6. Les évêques arrêtés étaient sénateurs ; on s’en prenait à leur rôle politique et non à leurs fonctions ecclésiastiques.
  7. Telle est la version donnée par Hélène et dont nous ne prenons pas la responsabilité.
  8. Le maréchal comte Moschinsky était parmi les prisonniers. Deux fois, pendant cette terrible journée, il échappa au supplice grâce à son éloquence, et il fut ramené en prison après avoir subi le spectacle affreux de la mort de ses quatre compagnons d’infortune. Un témoin oculaire dit qu’il racontait encore ce terrible épisode d’une manière saisissante en 1825 {Voir le Voyage en Pologne du comte de La Garde).
  9. Il l’avait fait construire sur les ruines d’un temple grec.
  10. Histoire de la Révolution française, par le comte Stanislas Araminski. — Ferrand, Histoire des démembrements de la Pologne, t. III, p.440. — Papiers du résident de Saxe à Varsovie. — Notes de la comtesse Hélène.