Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 1/Chapitre 3/4

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Maurice Lamertin (6p. 96-109).
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IV

Le 20 janvier 1797 (1 pluviôse an V) un arrêté du Directoire constatant que les neuf départements réunis sont organisés et que « les administrations, familiarisées avec les lois républicaines, portent chaque jour quelque perfection dans leur exécution », mettait fin à la mission de Bouteville. Le moment était donc venu où les Belges, suffisamment amalgamés à leur nouvelle patrie, allaient pouvoir participer à la souveraineté du peuple français. Déjà depuis le 6 décembre 1796, toutes les lois de la République leur étaient applicables aussitôt après leur promulgation en France. Pour substituer le droit commun au régime d’exception, il ne restait plus qu’à étendre au pays le droit électoral conformément à la constitution de l’an III.

Très prudemment, la Convention avait ajourné le 25 octobre 1795 (3 brumaire an IV) toutes les élections dans la ci-devant Belgique. On savait trop bien quel en aurait été le résultat. Par mesure provisoire, Pérès et Portiez, puis Bouteville avaient donc été chargés de désigner au choix du gouvernement tous les administrateurs et tous les magistrats qui eussent dû normalement être nommés par les électeurs. De même, aucun député belge ne siégeait encore ni au Conseil des Cinq-Cents, ni à celui des Anciens.

On sait que la constitution de l’an III avait instauré un système électoral à deux degrés, dans lequel le suffrage universel se combinait avec des garanties de cens et de capacité. Étaient électeurs tous les Français âgés de vingt-et-un ans, payant une contribution directe et inscrits au registre civique comme sachant lire et écrire. Ces « citoyens actifs », réunis en « assemblées primaires de canton », choisissaient les juges de paix et les officiers municipaux. Ils désignaient en outre, dans la proportion de un par deux cents votants, des « électeurs » âgés de vingt-cinq ans et propriétaires. Les « assemblées électorales », constituées par ceux-ci, nommaient les fonctionnaires et juges des départements, certains hauts magistrats ainsi que les membres du Corps législatif (Conseil des Cinq-Cents et Conseil des Anciens).

Cette organisation s’inspire, on le voit, de l’esprit antidémocratique de la réaction de thermidor. Elle fait dépendre de la fortune le droit politique. Mais si elle est censitaire, elle n’en reste pas moins en harmonie avec les principes républicains, tels que les comprend la bourgeoisie nouvelle née de la Révolution. La fortune étant accessible à tous n’est pas un privilège, et l’on ne viole pas les droits de l’homme, on ne fait que les entourer d’une garantie salutaire, en lui donnant dans l’État, le pouvoir que l’Ancien Régime abandonnait à la naissance. « Un pays gouverné par les propriétaires, disait Boissy d’Anglas, est dans l’ordre social ; celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l’état de nature »[1].

Tel est le système dans lequel les Belges firent le 21 mars 1797 (1 germinal an V) leur apprentissage électoral.

Pour la première fois, la participation à la vie publique leur apparaissait comme un droit et les assemblées politiques comme des interprètes de l’opinion. Dans ce pays d’autonomies locales si développées, rien, en effet, n’existait plus depuis le XVIIe siècle qui méritât le nom d’élection. Les États provinciaux ou les Conseils urbains se recrutaient parmi un certain nombre de familles, de collèges ou de corporations. Ils reposaient en réalité sur le privilège et s’ils pouvaient se targuer d’être des corps souverains, il n’était pas permis de les considérer comme des représentants du peuple. Seuls, au surplus, le clergé, la noblesse et la bourgeoisie de quelques villes y avaient accès ; les masses rurales qui formaient la grande majorité de la nation en étaient complètement exclues. Dès la fin du XVIIIe siècle des critiques de plus en plus vives s’étaient élevées contre un état de choses dont l’archaïsme heurtait les idées régnantes et plus encore les besoins d’une société en voie de transformation. Une réforme s’imposait. Il était impossible de tenir plus longtemps à l’écart de la vie politique ces hommes nouveaux que l’industrie et le commerce avaient enrichis et qui aspiraient à jouer un rôle proportionné à leur importance. C’est parmi eux que s’était constitué le parti démocrate dont Vonck avait été l’interprète et qui réclamait, avec l’accession du peuple au suffrage, la constitution d’une assemblée nationale[2]. Écrasé au début de la Révolution brabançonne, il avait espéré un instant, grâce à Dumouriez, pouvoir réaliser son programme. Mais ses tentatives, on l’a vu, avaient échoué, contrariées par l’opposition des « statistes » et les menées des commissaires de la Convention. On n’avait pu, au milieu des passions surexcitées, organiser d’élections régulières, et la Belgique s’était montrée incapable de se donner une représentation nationale.

La pratique du droit électoral auquel elle fut appelée pour la première fois le 21 mars 1797 y est donc, comme tant d’autres innovations politiques, une importation française. Ce que les Belges n’avaient pas voulu recevoir de leurs compatriotes leur fut imposé par l’étranger. Ils avaient repoussé le programme de Joseph II comme celui de Vonck. La République les soumit à l’un comme à l’autre, en leur donnant ses lois. Au nom des droits de l’homme, elle avait détruit tous ces « corps intermédiaires », tous ces groupements privilégiés qui s’étaient si jalousement réservé, au nom de leur prétendue souveraineté, l’exercice du pouvoir politique. Elle ne reconnaissait plus que des citoyens : elle uniformisait la vie publique comme la vie civile. Il ne subsistait dans son sein que des individus tous égaux, sinon en fait, du moins en théorie, puisque les différences qu’elle établissait entre eux ne reposaient plus sur la naissance, mais sur la propriété, et qu’en mobilisant la propriété, en la débarrassant des restrictions auxquelles l’avaient soumise le droit coutumier et le droit féodal, elle se flattait de l’avoir rendue accessible à tous.

On ne peut s’étonner de ce que les Belges ne se soient pas empressés de jouir de ce droit de suffrage dont elle les dotait. Ils montrèrent autant de répugnance à voter qu’ils en avaient manifesté à accepter des fonctions publiques, et pour les mêmes raisons. Voter, n’était ce point, en effet, faire acte d’adhésion au nouveau régime. Et, d’ailleurs, à quoi bon ? Quelle action pouvait exercer le pays sur l’immense république à laquelle il était annexé ? Il n’y comptait pas même pour un dixième avec les quarante-cinq sièges qui étaient attribués aux neuf départements réunis dans le Conseil des Cinq-Cents et les vingt-deux dont il disposait dans celui des Anciens. Il est vrai que les électeurs avaient à nommer les administrateurs et les juges des cantons et des départements. Ici leur influence se ferait directement sentir, et il faut que l’impopularité du régime ou la crainte de se compromettre aient été bien fortes pour que tant d’entre eux se soient abstenus.

Au reste, les élections eurent lieu dans le plus grand désordre. C’est seulement le 13 mars, huit jours avant leur ouverture, que les instructions nécessaires arrivèrent de Paris. La plupart des électeurs se dispensèrent de se faire inscrire sur les registres civiques. Il n’y en eut que 2,757 à Bruxelles, 1,100 à Mons, 300 à Anvers, 150 à Louvain, 56 à Nivelles[3]. Dans certaines communes, seuls l’agent municipal et son adjoint avaient rempli cette formalité. La mauvaise volonté ou la négligence furent telles que le ministre de l’Intérieur décida que l’inscription au registre ne serait pas requise pour cette fois et que les listes des « citoyens actifs » seraient dressées par les municipalités. Les opérations électorales se passèrent dans la confusion. Dans certains cantons, les inscrits seuls votèrent, dans d’autres, on accepta des non-inscrits. À Anvers et ailleurs, deux « assemblées primaires » se réunirent, chacune se prétendant la seule légale. La grande majorité de la nation fit preuve d’une apathie évidemment voulue sinon concertée. Il en résulta que le nombre des « électeurs » nommés par les « assemblées primaires » fut ridiculement minime : 128 pour le département de Jemappes, 19 pour celui des Deux-Nèthes !

Le résultat du vote n’en fut que plus caractéristique. Presque partout, les électeurs portèrent leurs suffrages sur des adversaires déclarés de la République ou du moins sur des conservateurs avérés. La défaite des jacobins et des partisans du gouvernement fut éclatante. La plupart des élus, tant au Corps législatif que dans les administrations, furent choisis parmi les « fanatiques », les « royalistes », les « créatures des prêtres ». On relevait même parmi eux des membres de l’ « infâme congrès belgique »[4]. De tous les administrateurs nommés par Bouteville, c’est à peine si quelques-uns conservèrent leurs mandats. Les électeurs s’étaient évidemment donné pour mot d’ordre de faire place nette des étrangers. Le cri de ralliement, écrit le commissaire central du département des Forêts, fut : « point de Français, ni d’origine, ni d’opinion »[5]. Sauf dans les départements de l’Ourthe et de la Meuse-Inférieure, les élections trahirent une tendance à la fois nationale et conservatrice : elles furent anti-républicaines et anti-françaises.

Les conservateurs n’avaient sans doute point espéré un tel succès : il les grisa. Il le fit d’autant plus que les nouvelles arrivées de France étaient plus encourageantes. Là aussi, le corps électoral avait nettement favorisé le parti modéré dans lequel se groupaient royalistes et catholiques. Il semblait qu’une réaction générale dût emporter bientôt la République. À peine introduites, toutes ses innovations n’allaient-elles point disparaître ? Elles étaient trop récentes encore pour qu’il ne fût pas permis d’espérer une restauration de l’Ancien Régime. Presque tous les nouveaux élus en étaient partisans et ils ne cachaient point leurs projets. Une pétition demandant le retour à la liberté religieuse était envoyée aux Cinq-Cents. On parlait ouvertement du rétablissement des couvents, de faire rendre gorge aux acquéreurs de biens nationaux ; certains même se flattaient de « faire annuler la réunion » et de rétablir la République belgique. Les administrateurs des départements et les municipalités se hâtaient de purger leurs bureaux des Français que l’on y avait installés l’année précédente. Ils laissaient impunément violer la loi sur le port du costume ecclésiastique, proscrivaient le mot de « citoyen », se remettaient à « monsieuriser » et poussaient l’impudence jusqu’à saluer les gens du nom de M. le comte ou de M. le baron « en présence même des employés que l’on connaît patriotes ». Beaucoup d’entre eux refusaient de prêter serment de haine à la royauté. Ils laissaient tomber en désuétude les fêtes républicaines, se gardaient bien de veiller à l’observation du décadi, favorisaient la représentation de pièces aristocratiques dans les théâtres.

Les Commissaires du gouvernement, dont la constitution a réduit le rôle à celui de simples agents d’observation, ne peuvent que gémir sur ces abus auxquels ils sont incapables de mettre fin. Et cette impuissance encourage naturellement l’audace des ci-devant. Dans le département de la Lys, l’administration centrale tolère la rentrée des religieuses dans leurs couvents et laisse sortir les processions dans les rues. Çà et là on se met à exiger le payement des dîmes sous peine d’excommunication. On surprend même de vagues tentatives de reconstitution des corps de métiers[6].

Les préliminaires de Léoben (18 avril 1797), puis la paix de Campo-Formio (17 octobre) par lesquels l’Autriche cédait enfin la Belgique à la France, empêchant de croire encore à une restauration impériale, firent apparaître définitive la réunion à la République. On faisait bien circuler le bruit que des arrangements ultérieurs entre le Directoire et François II, donneraient le pays à l’archiduc Charles qui épouserait une fille de Louis XVI[7]. Mais pour ajouter foi à des combinaisons aussi manifestement fantastiques, il fallait être plus crédule encore qu’irréconciliable. En revanche, on commençait décidément à se flatter de voir la France revenir à l’Église et à la monarchie. Et l’annexion durerait-elle plus longtemps que la République ? Celle-ci paraissait condamnée. Le Corps législatif recevait et accueillait favorablement des pétitions d’ecclésiastiques[8]. Plusieurs de ses membres plaidaient éloquemment en faveur de l’Église. On observait avec joie les progrès incontestables de l’opposition royaliste, on les grossissait encore dans la presse et le ton des journaux, l’Impartial Européen, l’Esprit des Gazettes, l’Impartial Bruxellois, se faisait de plus en plus agressif.

Le coup d’État du 4 septembre 1797 (18 fructidor an V) par lequel le Directoire déjoua les projets des royalistes, fut un coup de foudre pour la Belgique. Tous les espoirs échafaudés depuis six mois s’écroulaient. Le gouvernement, pour se défendre, renouait partie avec les jacobins. Le retour de l’arbitraire semblait présager celui de la Terreur. Les élections des Deux-Nèthes étaient cassées, quantité de municipalités destituées et reconstituées d’autorité, des journalistes jetés en prison. Les ci-devant nobles étaient rayés des registres civiques et on épurait à tour de bras le personnel des bureaux. L’anticléricalisme recommençait à sévir. On était dénoncé comme suspect pour le simple fait de s’être marié à l’église. À Gand, un des motifs de la destitution de la municipalité est d’avoir empêché de sonner la cloche du travail « les jours connus dans le calendrier romain sous le nom de dimanche ». Enfin Lambrechts, cet ancien joséphiste qui, depuis les débuts de la conquête, s’était montré le partisan convaincu de toutes les nouveautés et de toutes les « impiétés » républicaines, entrait dans le ministère. Et sa nomination était aussi significative qu’effrayante.

L’Église française était royaliste et la réaction de fructidor devait nécessairement s’abattre sur elle. Celle de Belgique ne l’était pas, mais son hostilité à la République s’affirmait trop hautement pour que le même sort pût lui être épargné. Jusqu’alors, le Directoire l’avait traitée avec certains ménagements. S’il avait supprimé les couvents et confisqué leurs biens, il s’efforçait visiblement de ne pas inquiéter le clergé séculier. Après une courte émigration, le cardinal de Franckenberg avait réintégré son palais de Malines. Le fameux van Eupen résidait au su de tout le monde à Anvers. La loi du 7 vendémiaire an IV, léguée par la Convention à ses successeurs comme code de police en matière religieuse, n’avait pas été imposée à la Belgique. Le port du costume ecclésiastique n’y avait été interdit que le 6 décembre 1796. C’est seulement le 27 janvier 1797 que le gouvernement s’était décidé à aller plus loin et à imposer aux ministres des cultes l’obligation de reconnaître comme souverain l’universalité des citoyens français et de promettre soumission et obéissance aux lois de la République. Mais le revirement général de l’opinion en faveur des modérés, bientôt suivi du triomphe de ceux-ci aux élections de germinal, avait aussitôt empêché l’exécution de cette mesure.

La persécution religieuse qui débuta en fructidor ne fut pas un simple retour à celle dont la Terreur avait marqué l’apogée. Il n’était plus question de « déchristianiser » la République, et la loi sur la liberté des cultes ne fut pas retirée. Mais l’État prétendit en régler l’exercice et le soumettre étroitement à son intérêt. Il frappa le clergé d’une sorte d’excommunication laïque. Il fallut qu’il cédât à ses injonctions sous peine de voir les églises se fermer et cesser l’administration des sacrements. Tant pis pour les fidèles si le culte souffrait de l’obstination de leurs prêtres à refuser de se courber sous la loi.

Dès le 24 août 1797, le Directoire avait fait publier dans les départements réunis la loi supprimant les confréries et corporations religieuses épargnées l’année précédente, car « un État vraiment libre ne doit souffrir dans son sein aucune corporation, pas même celles qui, vouées à l’enseignement public, ont bien mérité de la patrie ». Une semaine plus tard, le 31 août, il y promulgait la loi du 7 vendémiaire an IV (29 septembre 1795) qu’il avait hésité jusqu’alors à y introduire. Elle reconnaissait, en effet, la liberté des cultes d’une manière qui devait paraître intolérable aux catholiques, dans un pays où leur religion avait joui jusqu’alors d’une influence et d’un respect incontestés et où l’idée même de la tolérance religieuse paraissait impie. Sans doute, l’exercice de tous les cultes était libre, mais il était si étroitement confiné à l’intérieur des églises, si sévèrement proscrit en public, qu’il semblait que la législation le considérât comme une provocation ou un scandale. Il était interdit à tous les prêtres de percevoir des taxes cultuelles, de se mêler des fonctions d’officier d’état-civil, de faire de l’agitation politique. Et, pour garantir leur soumission à la République, on leur imposait quelques jours plus tard (5 septembre) un serment de haine à la royauté.

Cette dernière exigence déchaîna la tempête. Seuls quelques ecclésiastiques qui avaient adhéré jadis, sous l’influence de leurs tendances jansénistes, au fébronianisme de Joseph II, consentirent à prêter serment. Comme Huleu, le vicaire général de Malines, comme le savant Ernst, c’étaient des hommes pieux, rêvant d’une réconciliation de l’Église avec l’État et les « lumières du siècle ». Ils expliquèrent leur conduite dans des brochures ; leurs adversaires répondirent, et une polémique amère et irritante s’engagea. L’opinion publique n’était que trop disposée à s’exaspérer. La question du serment fut l’exutoire des passions politiques et du mécontentement général. L’étroitesse et l’intransigeance des idées religieuses, jointes à l’irritation provoquée par les journées de fructidor, soulevèrent la nation presque tout entière contre les « jureurs ». Obligé de prendre parti, le cardinal de Franckenberg les condamna, tout en offrant de promettre sous serment de ne jamais coopérer au rétablissement de la monarchie en France. Mais le Directoire ne pouvait consentir à un compromis qui eût été une preuve de faiblesse. Le vieux prélat fut expulsé et déporté au delà du Rhin. Ce départ (20 octobre 1797) privait la Belgique de son dernier évêque, tous les autres ayant émigré ou étant morts depuis peu. La disparition de la hiérarchie catholique coïncidait ainsi dans le pays avec le déchaînement de la crise religieuse.

Soutenu par les fidèles, le clergé fit preuve d’une invincible opiniâtreté. Presque partout, l’immense majorité des prêtres refusa le serment. Conformément à la loi, les autorités durent ordonner la fermeture de leurs églises. Les fidèles s’attroupaient devant elles, il fallait les disperser par la force ; des bagarres éclataient sur tous les points du territoire. Seul le département de l’Ourthe ne fut point gravement troublé. Mais dans les campagnes flamandes, la résistance était unanime. À Anvers, le 2 octobre, le citoyen Roché était massacré par la foule.

À cette opposition le gouvernement répondit par une recrudescence de mesures policières. Le 26 septembre, il réitérait la défense de porter le costume religieux, « costume bizarre qui ne tend qu’à ranimer les étincelles d’une dangereuse superstition ». Il interdisait, le 3 octobre, la sonnerie des cloches. Le 25, il supprimait l’université de Louvain et, le 25 novembre, il abolissait dans les neuf départements les « chapitres séculiers, bénéfices simples, séminaires, ainsi que toutes les corporations laïques des deux sexes », afin de ne pas « rompre l’uniformité des principes républicains ». Par ordre, les autorités empêchaient d’organiser des fêtes populaires le dimanche, sauf quand il tombait le jour du décadi. Elles faisaient enlever les croix des clochers au péril de la vie des ouvriers, que les habitants indignés essayaient d’éblouir d’en bas au moyen de miroirs[9].

En fait, la célébration du culte catholique avait cessé. Par scrupule de conscience, les fidèles les plus fervents préféraient s’abstenir de la messe plutôt que d’assister à celle des prêtres jureurs. Pour eux la religion ne se pratiquait plus que de façon précaire et clandestine, dans des chambres reculées, où l’officiant se glissait par un escalier dérobé. Dans les contrées proches de la frontière, les habitants cherchaient le dimanche à tromper la surveillance de la gendarmerie pour aller entendre à l’étranger le service divin. Dans beaucoup de villages, où, grâce à la complicité de l’agent municipal, l’église restait ouverte, les paysans s’y réunissaient pour se donner l’illusion de la messe en priant ensemble. Ailleurs, c’était au cimetière que se tenait l’assemblée. Parfois, le curé insermenté célébrait l’office à la même heure, caché au fond d’un bois ou dans une maison, pendant que loin de lui ses ouailles, dont les sentiments s’accordaient aux siens, se recueillaient ou chantaient, soulageant leur piété inassouvie par cette « messe aveugle ». En somme, les catholiques en étaient revenus à la situation que leur avait faite au XVIe siècle les protestants partout où ils avaient triomphé. Et longtemps le souvenir se conserva, parmi le peuple flamand, de ce « gesloten tijd » où les âmes avaient si cruellement souffert.

Des arrêtés de déportation rendus contre les prêtres les plus opiniâtres ou les plus suspects ne réussirent pas à terroriser le clergé. La complicité de la population, parfois même celle des autorités, permit à beaucoup d’entre eux d’échapper aux rigueurs directoriales. Des 585 condamnés en l’espace d’un an environ, une trentaine seulement, parmi lesquels le recteur de l’université de Louvain, J.-J. Havelange, furent internés à la Guyane où plusieurs d’entre eux moururent.[10]

Par une conséquence logique de ses principes, le Directoire en arriva à instituer, à côté des religions positives, une religion d’État. Puisque les cultes traditionnels n’étaient à ses yeux que des superstitions qu’il fallait bien laisser subsister tout en reléguant leur exercice à huis-clos et en le soumettant à la police, il était indispensable qu’un culte public réunissant tous les citoyens, les pénétrât de la vérité et de la bienfaisance des principes républicains. La Théophilanthropie, créée au commencement de l’année 1797, parut d’abord répondre à ces fins. Avec l’appui officieux du gouvernement, « cette religion aimable qui fera comme la liberté le tour du monde » fit au moins le tour de Paris. Il y eut des tentatives pour l’introduire dans les départements. Jean-Nicolas Bassenge espéra un instant l’acclimater à Liège où elle végéta quelques mois[11]. Mais la froideur et la fadeur de son rationalisme humanitaire la fit bientôt sombrer dans le ridicule et dans l’ennui.

La stricte observance du calendrier républicain était encore « le moyen le plus propre à faire oublier jusqu’aux dernières traces du régime royal et sacerdotal ». C’est à cette époque qu’elle fut imposée à la Belgique sans autre résultat d’ailleurs que d’y multiplier les vexations inutiles. Il fallut chômer le décadi et les jours consacrés aux fêtes républicaines, changer les dates des marchés, modifier quantité d’habitudes prises, supporter une contrainte d’autant plus exaspérante qu’elle atteignait l’activité journalière de chacun. On alla jusqu’à interdire l’impression des antiques almanachs qui, comme celui de Mathieu Lansberg dans le pays de Liège, fournissaient aux paysans leur seule lecture.

Partout on s’ingéniait à faire disparaître les innombrables empreintes dont le catholicisme séculaire avait marqué la vie nationale. Les façades des églises étaient dépouillées de leurs statues. On démolissait les petites chapelles et les oratoires éparpillés par la campagne. On enlevait des carrefours des villes les vieux crucifix ou les madones devant lesquelles durant si longtemps avait brûlé une petite lampe entretenue par les habitants du voisinage. Le mot « saint » était banni du langage. Les noms traditionnels des rues, trop souvent entachés d’allusions cléricales ou aristocratiques, étaient remplacés par des appellations nouvelles. Enfin, le culte décadaire organisé par la loi du 30 août 1798 imposait aux enfants des écoles le prône laïc du « chorège » municipal.

Il faut ajouter à tout cela le scandale que causait aux dévots la mise en adjudication des biens d’Église dont la vente avait commencé en décembre 1796. L’abstention en masse des catholiques favorisait les achats des spéculateurs et des républicains, de sorte que la religion fournissait précisément à ceux qui ne s’embarrassaient pas de ses scrupules, le moyen de s’enrichir à ses dépens. La réprobation qui les frappait ne faisait que les attacher davantage au gouvernement. Le nombre de ses partisans augmentait proportionnellement au progrès des ventes. Chaque acquéreur nouveau devenait un adhérent du régime, à moins qu’il n’eût acheté avec l’intention de restituer à l’Église.

Cependant l’immense opération qui s’effectuait à la fois sur tous les points du pays achevait d’en transformer la physionomie. Quantité d’églises tombaient en ruines, leurs acquéreurs s’étant hâtés d’en enlever les châssis de fenêtre, les plombs et les tuiles de toiture. D’autres étaient transformées en magasins ou en ateliers. Ailleurs, les administrations publiques faisaient servir les innombrables couvents désaffectés de bureaux, d’écoles ou de casernes. Faute d’argent et faute aussi d’intérêt pour les « asiles de la superstition », personne ne songeait à en sauvegarder ni le mobilier, ni la décoration. Appropriés tant bien que mal à leur destination nouvelle, on les abandonnait au vandalisme, au pillage ou à l’incurie. Le délabrement était général. Les opulentes abbayes où, vingt ans auparavant, quelques moines entouraient leur oisiveté de tant d’élégance artistique et d’une économie si bien ordonnée, ne présentaient plus que le spectacle de façades croulantes au sein de jardins encombrés de végétations folles.

Si l’opinion eût été libre de s’exprimer, il n’est pas douteux que les élections de l’an VI eussent marqué un nouveau triomphe de l’opposition. Mais le gouvernement avait bien pris ses mesures. La loi imposant aux électeurs le serment de haine à la royauté amena l’abstention des mécontents, si bien que les républicains l’emportèrent presque partout. Le Directoire s’effraya même du succès obtenu dans le département de l’Ourthe par les « anarchistes ». Il dut y invalider le général Fion, compromis jadis dans la conspiration de Babeuf.

Il est certain que le sentiment public était trop découragé pour réagir. Le peuple se rendait compte de son impuissance et se résignait à subir son sort. Comment soulever le poids énorme de la République qui l’écrasait ? On ne pouvait plus même espérer, depuis la paix de Campo-Formio, une restauration autrichienne. Visiblement on s’abandonnait. Il semblait que la société à laquelle on avait été habitué tombât en ruines. On ne se reconnaissait plus dans son propre pays. La noblesse, la bourgeoisie riche quittaient les villes pour se confiner à la campagne.

Tous les centres d’intérêt qui avait soutenu et alimenté l’activité de la nation avaient disparu : corporations de métiers, institutions d’enseignement, université de Louvain, académie de Bruxelles, associations de bienfaisance, de piété ou de simple agrément. La vie sociale n’était pas moins désemparée que la vie religieuse. Le commerce et l’industrie continuaient à languir. Nulle part encore ne se dessinaient, au sein du désordre général, les premiers contours de l’ordre nouveau. Au milieu de la misère commune le luxe bruyant affiché par quelques spéculateurs paraissait plus choquant. Dans les villes ruinées et dépeuplées, les hommes en place eux-mêmes commençaient à s’inquiéter de l’avenir.

  1. A. Aulard, Hist. politique de la Révolution française, p. 550 (Paris, 1901).
  2. Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 463 et suiv.
  3. Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 105 et suiv. Pour le Hainaut, cf. Harmignies, op. cit., p. 127. Add pour l’ensemble des élections : P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. II, p. 367 et suiv. (Bruxelles, 1924).
  4. Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 114.
  5. Ibid., p. 115.
  6. Sur tout cela, voy. les curieux détails donnés par Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 119 et suiv., et par P. Verhaegen, op. cit., t. II, p. 388 et suiv.
  7. Arrêtés, t. VII, p. 376.
  8. P. de la Gorce, Histoire religieuse de la Révolution française, t. IV, 7e édit., p. 172 et suiv. (Paris, 1921).
  9. A. Bergman, Geschiedenis der stad Lier, p. 452 (Lierre, 1873).
  10. De la Gorce, op. cit., p. 245 et suiv. ; V. Pierre. La déportation ecclésiastique sous le Directoire (Paris, 1896). Pour la Meuse-Inférieure, on trouvera de nombreux détails dans Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège. XVIIIe siècle, t. IV, p. 71 et suiv. (Liège, 1873).
  11. Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 191. Cf. Daris, Histoire du diocèse de Liège. XVIIIe siècle, t. III, p. 170.